Orthodoxie en Abitibi

La Palestine sous les Empereurs Grecs

LA PALESTINE SOUS LES EMPEREURS GRECS (326-636)
Thèse présentée à la Faculté des Lettres de Paris
par Alphonse Couret, Docteur en Droit.

Vu et lu en Sorbonne, par le Doyen de la Faculté des Lettres, à Paris, le 4 Avril 1869.

Dédicace de l'auteur : À la mémoire de mon vénéré Père.


Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

PREMIÈRE PARTIE : Depuis la découverte du Saint-Sépulcre, jusqu'à l'érection de Jérusalem en Patriarcat (326-451).
- I - Sainte Hélène à Jérusalem.

- II - Les évêques de Jérusalem et les Ariens.
- III - Le Paganisme en Palestine, et les dernières luttes de l'Arianisme.
- IV - La Palestine au temps de saint Jérôme, et l'érection de Jérusalem en Patriarcat.

DEUXIÈME PARTIE : Depuis l'érection de Jérusalem en Patriarcat, jusqu'au Concile de Constantinople (451-553).
- I - Saint Euthyme et l'Impératrice Eudocie.

- II - Saint Sabas et l'Empereur Anastase.
- III - Saint Sabas et Justinien.
- IV - Les moines origénistes. Le pape Vigile. les Trois Chapitres. Le cinquième Concile oecuménique.

TROISIÈME PARTIE : Esquisse de Jérusalem et de la Palestine vers le commencement du VIIe siècle,
au point de vue religieux et commercial ; et récit de la conquête des perses et des Arabes (557-636).
- I - La Palestine au commencement du VIIe siècle.

- II - Les Invasions en Palestine.
- III - Les Arabes.
- IV - Charlemagne.

LA PALESTINE SOUS LES EMPEREURS GRECS (326 - 636)


- PREMIÈRE PARTIE -

Depuis la découverte du Saint-Sépulcre,
jusqu'à l'érection de Jérusalem en Patriarcat (326-451).

- CHAPITRE I -
Sainte Hélène à Jérusalem.


§ 1. — La Palestine, depuis Titus jusqu'à Constantin (70-326).

Après le siège de Titus et la dispersion du peuple Juif, il ne restait de Jérusalem qu'un amas de ruines, quelques pans de murailles et les trois plus hautes tours de la citadelle qui s'élevaient, solitaires et désolées, sur la montagne de Sion : les Romains les avaient laissées debout, comme des témoins de leur victoire et de la grandeur du peuple vaincu. C'étaient les tours Phasaël, Hippicos et Mariamne, bâties par Hérode, les plus élevées et les plus fortes des soixante souts qui entouraient Sion (voir F. Josèphe, De Bello Judaïco l. VII, ch. 1, n. 1). La tour Phasaël s'est appelés au Moyen-Âge et s'appelle encore « Tour de David ».

Bientôt quelques familles juives et chrétiennes étaient revenues dans l'enceinte déserte ; une humble bourgade était née sur la colline de Sion, au milieu des ruines de la forteresse, au pied des tours laissées par les Romains. Il y avait là une petite église guidée par un évêque, et qui donnait, de temps en temps, un martyr à la Foi.

Mais alors les Romains, pour mieux imprimer sur ces ruines ennemies le sceau de leur empire, voulurent les transformer en une ville à l'image de Rome, comme ils avaient jadis fait de la vieille Carthage une colonie romaine. Ce projet soulève les Juifs, et, après un nouveau siège, Hadrien vainqueur bâtit, sur l'emplacement de l'antique Jérusalem, la ville d'AElia Capitolina : la ville juive, la ville orientale disparaît pour faire place à la Colonie Romaine, avec ses thermes, ses théâtres, ses temples : celui de Jupiter à la place du temple de Salomon (le temple de Jupiter, élevé sur l'emplacement du temple de Salomon, figure sur les monnaies coloniales de Jérusalem), et celui de Vénus sur le Calvaire.

Mais le souvenir de la ville juive pesa longtemps sur la ville romaine et la fit maintenir dans un état d'infériorité : Jérusalem devint seulement une de ces colonies de second ordre qui n'avaient ni les droits, ni les privilèges du Jus italicum Le jus italicum consistait dans la concession du droit de pleine propriété (dominium) ; dans l'exemption d'impôt personnel et foncier ; et dans la libre administration municipale. — Il y avait, sous le régime impérial, trois classes de Colonies Romaines : 1) celles qui jouissaient du Jus italicum ; — 2) celles qui avaient obtenu seulement une exemption plus ou moins étendue de l'impôt ; — 3) celles qui n'avaient que le titre honorifique et inutile de Colonie. — Jérusalem avait l'exemption de l'impôt personnel et foncier. Sa position même isolée au milieu des montagnes, loin de la mer, sans cours d'eau, sans commerce, sans autre intérêt que le souvenir de sa vieille grandeur et de la naissance du christianisme ; enfin la complète stérilité de ses environs, tout contribua à lui faire perdre son titre de capitale.

Césarée fut dès lors la première ville de Palestine (il semble que, même avant Titus, Césarée était la capitale romaine de la Palestine; il y avait alors deux capitales : une romaine, Césarée, et une juive, Jérusalem): bâtie par les Hérode sur les rives de la Méditerranée ; enrichie, par cette fastueuse et servile dynastie, de monuments superbes, elle devint le siège du proconsul et le centre politique et administratif de toute la contrée (Vespasien érige Césarée en Colonie, mais sans lui donner le jus italicum ; Titus lui accorda l'exemption de l'impôt). Et, comme l'Église suivait, pour la division hiérarchique de ses Diocèses, les circonscriptions militaires et civiles de l'Empire, l'Évêque de Césarée devint le Supérieur Ecclésiastique et le Métropolitain de tous les Évêques de Palestine (Canon VIII du Concile de Nicée).

Jérusalem se trouva donc placée naturellement sous la dépendance ecclésiastique de Césarée, car pour bien des chrétiens, ce n'était plus Jérusalem mais AElia, ville d'hier, sans passé, sans histoire, dont la population chrétienne venait en grande partie de Césarée même, et devait se trouver, vis-à-vis de cette ville, dans les relations de Colonie à Métropole. De là une situation fausse, une rivalité longtemps sourde - puis, lorsque Constantin eut prodigué ses bienfaits à Jérusalem, une lutte ouverte et passionnée.

Une autre cause de troubles existait encore en Palestine. Les Juifs, bannis de Jérusalem, s'étaient concentrés dans quelque villes retirées: Jamnia, Capharnaüm, Nazareth, Sepphoris ; ils en avaient peu à peu éloigné les chrétiens et y avaient constitué un petit gouvernement indigène et presque indépendant.

Leur capitale était Tibériade , sur les bords du lac de ce nom, ville récente, fondée par Hérode en l'honneur de Tibère. C'est là que résidait le Patriarche, chef suprême et absolu de tous les Juifs répandus dans le monde Romain. Cette dignité était héréditaire dans la maison de ce Gamaliel qui, à Jérusalem, avait empêché le meurtre des apôtres (selon Épiphane, Haeres. 30, n. 4); elle conférait à ses titulaires les droits les plus étendus ; chaque Synagogue versait dans leur trésor un tribut annuel, et les Empereurs les dispensant des charges de la Curie, les traitaient d'Illustrissimes. Mais ces Patriarches n'avaient pas tardé à s'amollir, ce n'étaient presque jamais que des enfants sanguinaires et dépravés : ils mouraient jeunes et se succédaient rapidement (d'après St. Jérôme. Comment. in Isaïam, ch. 3).

Au-dessous d'eux se groupait tout une Hiérarchie administrative et judiciaire : le tribut que payaient les Synagogues était prélevé, chaque année, par des Collecteurs spéciaux choisis par le Patriarche ; ils avaient un pouvoir presque discrétionnaire sur les chefs des Synagogues et les Dignitaires inférieurs ; leur avarice était redoutée et leur venue excitait régulièrement, parmi les Juifs, des troubles et des séditions. A côté, siégeaient les juges dont le pouvoir s'étendait sur toutes les affaires civiles et criminelles de la nation ; ce tribunal avait droit de vie et de mort ; mais, jugements et exécutions, tout se passait sans bruit : il fallait que l'Empereur, qui tolérait cette justice indigène, pût sembler extérieurement l'ignorer.

Les vieux ennemis des Juifs, les Samartains, s'étaient cantonnés dans les montagnes de la Samarie ; ils avaient relevé leur ville de Sichem érigée en Colonie Romaine sous le nom de Néapolis, et bâti une synagogue au sommet du Garizim, parmi les ruines du temple fondé autrefois par le prêtre Manassès. et le satrape Sanabalette (Josèphe. Antiquit. judaïc. XI, VIII, § 2,3,4; XIII, IX,§ 1 ).

Ces deux peuples ne pouvaient se résigner à la domination romaine, et plus tard , à la prépondérance du christianisme : depuis Hadrien jusqu'à l'invasion des Arabes, leurs révoltes obstinées ne cessent d'agiter la Palestine et d'amener des répressions sanglantes qui dépeuplent des provinces entières.

Outre Césarée, Métropole de toute la Palestine, Jérusalem comptait au-dessus d'elle, par leurs richesses et le chiffre de leur population, un assez grand nombre de villes : sur le littoral, Gaza, Ascalon, Joppé qui faisaient un grand commerce avec l'Italie, la Grèce et l'Asie Mineure ; dans l'intérieur, Scythopolis dont les ruines attestent l'ancienne prospérité et dont les fabriques de toileries étaient, pour le fisc, une source abondante de revenus ; Sébaste et Panéas luxueusement reconstruites par Hérode ; Nicopolis fondée par Héliogabale ; Jamnia, siège d'une célèbre école juive, Diospolis, Eleuthéropolis, Dioclétianopolis fondée par l'empereur Dioclétien, lors de son voyage en Palestine. Jérusalem ne se distinguait de toutes ces villes - honorées, comme elle, du titre de Colonie et siège d'évêchés considérables - que par la situation unique de son évêque dans la hiérarchie ecclésiastique.

L'évêque de Jérusalem n'exerce aucune juridiction sur les Églises voisines, et cependant il tient le second rang dans la Province ; il est soumis au Métropolitain de Césarée, et pourtant il est parfois nommé avant lui dans les Conciles ; il siège au-dessous de lui dans les Synodes provinciaux, mais dans les Conciles généraux, il marche le premier (au concile d'Antioche tenu, en 272, contre Paul de Samosates, Hyménée de Jérusalem est nommé avant Théoctiste de Césarée [Eusèbe de Césarée, Hist. eccl., VII, 30], - et au concile de Nicée, Macaire de Jérusalem signe avant Eusèbe de Césarée), et son Église reçoit le titre de Siège apostolique. Enfin, dans toutes les questions relatives à la liturgie et la doctrine de l'Église, les évêques de Jérusalem sont à la tête des évêques de Palestine, soit pour s'unir au pape Victor, dans la fameuse question de la Pâque, soit pour défendre Origène contre les Patriarches d'Alexandrie et les anathèmes de la Cour de Rome.


§ 2. — Découverte du Saint-Sépulcre (326-332).

Au moment où Constantin donnait la paix à l'Église, saint Macaire était évêque de Jérusalem. C'était un homme savant et austère, d'une grande élévation d'esprit et d'un caractère ferme et droit. Lorsque, peu d'années après l'Édit de Milan, Arius répandit son hérésie, l'évêque de Jérusalem s'éleva, l'un des premiers, contre ces doctrines semi-païennes qui abolissaient la divinité de J.-C. et réduisaient le christianisme à un déisme abstrait et vide. Mais sur ce point, l'évêque de Jérusalem trouva de nombreux adversaires.

Parmi les très nombreuses notes qui documentent la Thèse de Monsieur Alphonse Couret, nous trouvons une référence à l'œuvre de Mgr. Ginoulhiac, évêque de Grenoble : Histoire du Dogme catholique pendant les trois premiers siècles de l'Église, et jusqu'au Concile de Nicée (Paris, Auguste Durand, Libraire, Rue des Grès, 5. - 1866 - ).
Nous avons cité par ailleurs l'excellente Étude de Mgr. Ginoulhiac sur Les Théophanies.
L'ouvrage comprend trois Tomes. La référence cite le Tome III, Livre XI, chap. XI, p. 102-112.
Voici le texte, qui nous donne des informations complémentaires sur l'Arianisme :

Le fondement de l'Arianisme tel que l'ont conçu Arius, son auteur - Eusèbe de Nicomédie, son principal fauteur - et Astérius, qui le défendit avec le plus de célébrité, est incontestablement ce principe philosophique mi-païen, mi-gnostique selon lequel Dieu n'a pu créer le monde directement et sans intermédiaire - soit qu'il fût indigne de Dieu d'agir immédiatement sur des êtres aussi inférieurs, aussi imparfaits - soit qu'ils n'eussent pas eux-mêmes été capables de supporter l'action divine. Nous n'ignorons pas que les Anoméens et les Aétiens, comprenant combien ce principe était contraire au christianisme, le rejetèrent, mais il n'est pas moins certain que les fondateurs de l'arianisme l'admirent. D'ailleurs il est facile de voir que de ce principe, combiné avec un monothéisme rigoureux, découle logiquement l'arianisme tout entier.

Dieu, voulant donc créer l'univers, et ne le pouvant par lui-même, a dû créer un être intelligent et actif d'un ordre supérieur, qui servît d'intermédiaire entre le monde et lui, et qu'il chargeât du soin de produire les autres créatures, soit qu'il lui communiquât sa puissance créatrice, soit que, s'étant réservé de produire les substances, il ne lui donnât que le pouvoir de former chaque créature en particulier. Cet être, élevé au-dessus de la création parce qu'il était avant elle et qu'il a concouru immédiatement à sa formation, est le Logos, le Verbe ou la Sagesse dont parlent, en plusieurs endroits, les Écritures des chrétiens et d'anciennes traditions religieuses et philosophiques. Ce Verbe ou cette Sagesse, qui a été l'instrument de Dieu dans la formation et le gouvernement du monde, l'est devenu plus tard de ses desseins pour la réhabilitation de l'homme, et sans l'intermédiaire d'une âme humaine, il s'est uni à un corps dans le sein de Marie et a formé ainsi Jésus-Christ. Tel est l'ensemble de la doctrine arienne. En voici le détail.

Le Logos, ayant été créé avant tous les êtres, existait avant le temps qui mesure la durée du reste de la création ; mais il n'est pas coéternel à Dieu. Comme la création est une œuvre librement décrétée de Dieu et que le Logos a été produit pour la création, il est l'effet de la volonté libre de Dieu. Il n'émane pas de Dieu au sens des gnostiques, car Dieu est un être parfaitement simple. Il n'en est pas engendré au sens des catholiques, car la substance divine est incommunicable, et toute génération implique une altération et une division de la substance qui engendre. Il est extérieur à Dieu, créé de Dieu, dans un ordre particulier et distinct, il est vrai, mais fait de rien comme les autres créatures. Etranger à la substance divine, il n'est ni bon par lui-même, ni indéfectible par nature ; mais Dieu, prévoyant qu'il serait bon, l'a investi de la gloire qu'il possède. C'est en ce sens seulement qu'il est immuable. Comme sa nature, sa connaissance est imparfaite ; non-seulement il ne voit et ne connaît pas parfaitement le Père, mais il ne connaît pas même sa propre essence.

De ces assertions, qui, comme on le voit, sont rigoureusement enchaînées l'une à l'autre - et au principe primitif que nous avons indiqué comme en étant le fondement, résultent les formules suivantes, si célèbres dans l'antiquité ecclésiastique. « Dieu n'a pas toujours été Père ; mais Dieu était seul et il n'était pas Père. » « Le Fils n'était pas toujours; il était (un temps) où il n'était pas ; il n'était pas avant d'être fait. » « Le Logos n'est pas proprement la raison, le Verbe, la sagesse même de Dieu. Il y a deux verbes et deux sagesses divines : l'un qui est incréé, l'autre qui est créé ; l'un qui est proprement le Verbe et la sagesse de Dieu, l'autre qui n'en a que le nom. Il y a même un grand nombre de vertus et de verbes de Dieu, et le logos, le Christ, n'est qu'une de ces vertus, un de ces verbes. » « Enfin, par la même raison, le Verbe n'est pas proprement Fils de Dieu ; c'est par grâce qu'il est appelé Fils ; il est simplement une chose faite et créée. »

Le système d'Arius sur le Saint-Esprit est moins étendu ; peut-être même était-il moins arrêté que sa doctrine sur le Fils ; il lui était cependant analogue ; et, pour le moment, il nous suffit de remarquer que, d'après cet hérésiaque, « les hypostases du Père, du Fils et du Saint-Esprit étaient par nature divisées, différentes, séparées, étrangères et incommunicables l'une à l'autre, et même infiniment dissemblables en substance et en gloire. »

Quant aux motifs sur lesquels Arius et ses sectateurs appuyaient leur système, il faut observer premièrement qu'ils attachaient peu d'importance à la tradition publique de l'Église ; et que, par un nouveau trait de ressemblance avec les gnostiques, ils recouraient, soit à une tradition secrète qui se serait propagée par quelques hommes saints, soit même à une inspiration particulière de Dieu. C'est ce que l'on voit dans le commencement de la Thalie d'Arius, dont saint Athanase nous a conservé ce passage : « Conformément à la croyance des élus de Dieu, de ceux qui ont l'expérience de Dieu, des fils saints, des orthodoxes, de ceux qui ont reçu l'esprit de Dieu, moi, leur compagnon, j'ai appris ces choses des hommes qui sont participants de la sagesse, qui, instruits de Dieu, sont sages en toutes choses. Ayant les mêmes sentiments, moi, j'ai marché sur leurs traces ; moi, dis-je, le Célèbre, qui ai tant souffert pour la gloire de Dieu, et qui, instruit de Dieu, ai reçu la sagesse et la connaissance. »

Secondement, ils attachaient au contraire une grande importance aux arguments empruntés à la raison. Voici quelques-uns de ceux qui étaient le plus en usage parmi eux. Il est évident que ce qui a été fait n'était point avant d'exister ; ce qui est né doit avoir un commencement d'existence. Car celui qui engendre doit précéder celui qui est engendré ; et si le Fils était coéternel au Père, il faudrait plutôt le nommer le Frère que le Fils du Père. D'autre part, le Fils existe, ou par la volonté du Père, ou sans sa volonté. Dans la première supposition, il pourrait n'être pas ; dans la seconde, on impose au Père une contrainte, et on le prive de sa volonté. Enfin, si le Fils est en tout l'image du Père, il doit avoir un fils, celui ci encore un, et cela dans une succession sans fin. Voilà quelques-uns des arguments les plus familiers aux Ariens.

C'est par là surtout qu'ils cherchaient à populariser leur doctrine, et à y gagner les jeunes gens et les femmes. Les esprits légers, peu instruits, ou qui n'étaient pas foncièrement chrétiens, se laissaient facilement embarrasser et séduire par ces raisonnements philosophiques, dont ils n'apercevaient pas le peu de solidité. Ils ne comprenaient pas que, s'il y a une génération en Dieu, elle ne doit pas avoir les caractères de la génération humaine : que la génération divine ne peut être qu'une communication pure et indivisible de la substance ; que, dans un être éternel et immuable, cette communication peut et doit être immanente et éternelle ; qu'il y a nécessairement une différence entre celui qui la communique et celui à qui elle est communiquée ; qu'ils ne peuvent donc être frères, quoique coéternels, parce que l'un est essentiellement le principe de l'autre ; de plus, que, dans un être essentiellement intelligent, cette communication se fait avec intelligence et volonté ; mais, parce qu'elle est substantielle et immanente, elle ne peut dépendre du libre arbitre comme en dépend la création, qui est une production extérieure ; enfin, qu'il ne s'ensuit pas, de ce que le Fils est la parfaite image du Père, qu'il en ait toutes les propriétés personnelles, car ce ne serait pas seulement les faire semblables, mais les confondre ; et qu'après tout, en des choses qui touchent à la nature divine, il ne faut pas se régler par des raisonnements humains, mais accepter simplement ce que la révélation enseigne. Les Ariens voulaient paraître le comprendre.

Aussi cherchaient-ils, troisièmement, à appuyer leur système théologique sur l'Écriture. Sans parler des textes où le nom de Dieu est attribué au Père d'une manière particulière, textes qu'ils reproduisaient après les Artémonites pour en conclure que le Père seul est le Dieu véritable, exclusivement au Fils et au Saint-Esprit, nous indiquons sans commentaire les passages des livres saints qu'ils faisaient le plus valoir. Pour prouver que le Verbe avait un commencement d'existence, et qu'il avait été fait pour la création , ils alléguaient ces paroles des Proverbes où la Sagesse dit : Le Seigneur m'a fondée, ou créée, moi qui suis le commencement de ses voies dans ses œuvres, et celles de saint Paul où le Christ est appelé le premier-né de la création. Le passage où saint Pierre déclare que Dieu a fait Christ le Jésus que les Juifs ont crucifié, et ceux de saint Paul où il dit que Jésus-Christ est (littéralement, a été fait) d'autant plus supérieur aux anges, qu'il possède le nom de Fils, et qu'il a été un pontife fidèle à celui qui l'a fait tel, leur servaient à prouver que le Verbe était en lui-même une chose faite, une créature.

Ils concluaient ordinairement, de l'ensemble des endroits où le Sauveur déclare que tout lui a été donné par son Père, qu'il tient de lui la vie, la puissance de juger, la toute-puissance ; qu'il n'est pas Dieu par nature, et qu'il n'a la toute-puissance que d'emprunt. Ils inféraient la mutabilité du Fils de Dieu, du Psaume XLIV (v, 7), ainsi que de l'Epître aux Philippiens (II, 9), où saint Paul dit que c'est à cause de son obéissance jusqu'à la mort que Dieu l'a élevé ; et l'imperfection de sa connaissance, de la célèbre parole de Jésus-Christ, que le Père seul connaît le jour et l'heure du jugement. Enfin, les disciples d'Arius, entraînés par le besoin de trouver des preuves en faveur de leur système, ne craignirent pas d'attribuer au Logos lui-même la désolation de l'âme de Jésus-Christ au jardin de Gethsémani et sur le Calvaire, et aussi l'augmentation de sagesse et de grâce dont parle saint Luc.

Malgré des affirmations et des raisonnements qui tendaient tous à contester la vraie filiation et la nature divine de Jésus-Christ, les Ariens n'en persistaient pas moins à l'appeler le Fils de Dieu, le Fils unique de Dieu, et, ce qui semble plus étonnant, Dieu, Dieu véritable, Dieu parfait. Non contents de le regarder comme le créateur de toutes choses, ils lui attribuaient parfois les autres attributs de la nature divine, et entre autres l'immutabilité. Tout en professant qu'il n'était qu'une créature, ils déclaraient néanmoins qu'il devait être adoré comme Dieu ; et ainsi, soit conviction systématique, soit qu'ils fussent dominés par la force de la tradition et par la coutume universelle de l'Église, ils reconnaissaient la divinité de Jésus-Christ, et proclamaient que le culte divin lui était dû.

Ce sont là des inconséquences manifestes et des écarts bien marqués de la doctrine du christianisme primitif, qui ne donnait le nom de Dieu et ne déférait le culte divin qu'au Dieu véritable. Mais voici ce qui suit nécessairement des principes d'Arius, ce qui est le fond de son système et nous en découvre le vrai caractère : Dans ce système, la révélation de Dieu faite, soit par la prédication de l'Évangile, soit par la création du monde, n'est toujours qu'une révélation imparfaite : le véritable Dieu est caché. Ce n'est qu'un Dieu subordonné, inférieur, qui, dans l'un et l'autre mode de révélation, est actif et se manifeste. Ce Dieu formateur du monde, tel que le conçoit Arius, diffère peu du divin architecte des gnostiques .... Mais le Dieu d'Arius a encore une plus grande analogie avec le Dieu des païens qui, après s'être élevés à la pensée d'un Dieu suprême, n'ont pas pu se convaincre que cet être pur et parfait pût s'abaisser à créer lui-même cet ensemble de choses sensibles qui leur paraissait si imparfait, à le pénétrer de sa force, à manifester en lui sa magnificence. Les païens ont donc admis que le Dieu suprême avait recours, pour la formation du monde, à des êtres imparfaits, inférieurs, que nous devions honorer comme dieux, parce que tout notre être dépendait d'eux. Mais Arius, se séparant des païens qui admettaient une multitude d'êtres intermédiaires, ne conserve qu'un Dieu formateur du monde. Il ne pouvait faire autrement sans renoncer à paraître chrétien.

Les théories d'Arius, empruntées aux spéculations de Philon, de Plotin et des sophistes d'Alexandrie, enflammèrent, chez le Clergé d'Orient, l'éternelle passion des Grecs pour les disputes philosophiques : les Évêques d'Asie, plus fiers encore du titre de Philosophe que de leur rang dans l'Église, adoptèrent avec enthousiasme cette doctrine savante qui expliquait les Mystères et alliait, par une habile transaction, la religion populaire à la philosophie.

Parmi ces chrétiens dont nous parlons, certains, incrédules au fond de l'âme, regardaient l'arianisme comme une heureuse transaction entre le paganisme et le christianisme, entre l'esprit philosophique et la religion populaire. La raison humaine, tout en s'abaissant devant la raison supérieure du Christ, pouvait, dans ce système nouveau, se trouver satisfaite. Au lieu d'un Dieu unique en nature, et subsistant néanmoins en trois personnes distinctes, on n'admettait que le Dieu parfaitement simple et unipersonnel que la raison humaine reconnaît. Ce n'était pas Dieu lui-même qui s'était fait homme, et qui avait accompli une carrière de douleurs et d'opprobres pour l'humanité ; c'était un être supérieur qui, tout excellent qu'il pouvait être, était un être fini qui accomplissait une œuvre finie. Tout le christianisme surnaturel, mystérieux, effrayant pour la raison et pour la conscience, s'amoindrissait, et se mettait mieux en proportion avec l'humaine nature.

Mgr. Ginoulhiac. Histoire du Dogme catholique pendant les trois premiers siècles de l'Église, et jusqu'au Concile de Nicée (Paris, Auguste Durand, Libraire, Rue des Grès, 5. - 1866 - ). Tome III, Livre XI, chap. XIV, p. 141.

A la tête des adeptes d'Arius se plaça immédiatement le grand évêque de Nicodémie, Eusèbe, qui joignait à l'orgueil du sang Impérial dont il se disait issu, toutes les passions d'une âme ambitieuse et violentes ; il s'allia, en faveur de la doctrine nouvelle, à son célèbre homonyme Eusèbe de Gésarée, Métropolitain de la Palestine, esprit souple et flatteur, joignant à une science profonde des talents peu ordinaires pour l'intrigue. Au-dessous d'eux se groupe la foule des évêques d'Asie d'où se détachent encore quelques figures secondaires : Théognis de Nicée , Paulin de Tyr, et surtout deux évêques de Palestine : Patrophile de Scythopolis et Aëce de Lydda. L'évêque de Jérusalem ne trouva d'appui que chez les Patriarches d'Alexandrie, d'Antioche, de Tripoli et, tout près de Jérusalem, chez l'évêque de la petite communauté chrétienne de Gaza, Asclépas, l'un des plus actifs et des plus intrépides ennemis de l'arianisme.

Après cinq ans de luttes, quand les évêques du monde romain se réunirent à Nicée pour juger cette grande cause, saint Macaire de Jérusalem se montra, avec Eustache d'Antioche et l'Évêque d'Alexandrie, le plus ferme soutien de l'Orthodoxie. Le Concile l'en remercia publiquement et il fut même question d'ériger Jérusalem en Métropole de la Palestine ; mais les efforts d'Eusèbe de Césarée, son crédit auprès de Constantin, l'adhésion qu'il finit par donner à la condamnation d'Arius, le respect de l'ancienne hiérarchie ecclésiastique firent échouer ce projet ; les Pères de Nicée confirmèrent à Jérusalem ses litres et ses honneurs, mais la laissèrent sous la suprématie des évêques de Césarée.

De retour dans son diocèse, l'évêque de Jérusalem s'occupait à publier dans la Province les décrets du Concile lorsque des couriers Impériaux vinrent lui annoncer une nouvelle qui fit tressaillir tout l'Orient : La mère de l'Empereur sainte Hélène, arrivait à Jérusalem pour rechercher le Saint-Sépulcre et la Sainte-Croix.

Durant son séjour à Nicée, saint Macaire avait souvent entretenu l'Empereur de la perte du Saint-Sépulcre enfoui, disait-on, sous les terrasses du temple bâti par Hadrien ; l'Empereur, à son tour, lui avait parlé de la Sainte-Croix, et l'espoir de découvrir ces deux monuments amenait alors sainte Hélène à Jérusalem. Peut-être aussi, cette illustre femme y venait-elle chercher l'apaisement d'une cruelle douleur : depuis quelques mois à peine, Crispus, le plus aimé de ses petits-fils, avait été assassiné par l'ordre de son père, à la suite d'une de ces tragédies intimes dont le palais des Césars fut si souvent le théâtre depuis Auguste jusqu'à Constantin.

L'évêque la reçut processionnellement aux portes de la ville, et lorsque sainte Hélène demanda le Saint-Sépulcre, il la conduisit auprès du temple de Vénus, devant lequel s'étaient tristement arrêtés, depuis près d'un siècle : saint Clément d'Alexandrie, saint Alexandre de Flavias, Origène, saint Firmilien de Césarée, le martyr Jean de Cappadoce, et l'évêque de Séleucie, Achadabuès , venus pour visiter les Saints-Lieux.

Mais pour la Sainte-Croix, l'évêque hésita, la mémoire s'en était perdue, païens et chrétiens étaient également muets ; on consulta les Juifs : leurs vagues réponses firent présumer que la Sainte-Croix pourrait bien se trouver aussi sous les terrasses du temple, non loin du Saint-Sépulcre, dans quelqu'une des grottes dont ce terrain était autrefois parsemé.

Sur l'ordre de sainte Hélène, le peuple de Jérusalem et les soldats de la garnison se jettent sur le temple, le renversent, détruisent la plate-forme, dispersent les terrasses, et l'on voit apparaître, au milieu des ruines, d'un côté le Saint-Sépulcre, de l'autre le Calvaire, séparés par les berges abruptes d'un étroit ravin, et, un peu plus bas, deux citernes dont l'une contenait trois croix, des clous, et une tablette avec cette inscription: « Jésus de Nazareth roi des Juifs. »

La joie de cette découverte, nous dit Rufin, était un peu altérée par l'impossibilité de reconnaître la vraie croix : un miracle attesté par un grand nombre d'auteurs, vint lever tous les doutes. Une femme de Jérusalem allait mourir, l'évêque lui fait toucher successivement les trois croix, les deux premières restent sans effet, mais au contact de la troisième, la malade se lève, elle était guérie. La vraie croix était révélée, sainte Hélène la fit diviser en deux parties, l'une, enfermée dans un étui d'argent, demeura à Jérusalem ; l'autre, envoyée à Constantin, fut enchâssée, comme un talisman, dans le socle d'une statue élevée à ce prince au milieu de Constantinople. Les clous aussi furent envoyés à Constantin ; l'un fut enfermé dans un mors de cheval, l'autre, dans la visière d'un casque, et, si nous en croyons la tradition, un autre, aminci en forme de cercle et entouré de lames d'or, devint plus tard cette fameuse Couronne de fer, symbole du royaume d'Italie, et que l'histoire nous montre toujours fatale aux fronts qui la ceignent.

Cet heureux événement transforme les destinées de Jérusalem : la vieille capitale, oubliée dans les montagnes depuis près de deux siècles, devient, en peu d'années, la plus riche et la plus célèbre ville de l'Orient : trois grandes Basiliques et plusieurs Églises s'y élèvent à la fois ; les pèlerins y accourent de tous les points du mondes ; ses alentours se peuplent de monastères, et le commerce de toutes les nations se presse, chaque année, dans ses rues populeuses. Mais surtout Jérusalem apparaît désormais, dans l'histoire, avec un caractère d'une sublime originalité : elle devient, pour le Bas-Empire, le refuge naturel et privilégié de toutes les grandes infortunes, on ne saurait mieux la comparer qu'à nos Monastères de l'Occident où venaient se rencontrer, à la fin de leur vie, ceux dont le monde avait trompé l'espoir et ceux qu'il avait comblés de ses biens. Ce caractère était si hautement reconnu qne saint Sabas l'invoque dans sa fameuse lettre à l'Empereur Anastase et appelle Jérusalem l'asile et le refuge ordinaire de tous les malheureux.

L'architecte Eustathe, envoyé par Constantin, entreprend aussitôt, sous la direction de sainte Hélène et de l'Évêque, la construction d'une vaste basilique qui devait renfermer, dans son enceinte, tous les monuments de la Passion.

On isole du reste de la colline, le rocher où est creusé le Saint-Sépulcre, on enlève le terrain tout autour, et bientôt il ne reste plus que le bloc solitaire au milieu du terrain abaissé et aplanis. Le petit vestibule qui, selon la mode juive, précédait le tombeau est retranché, et cette suppression donne à l'extérieur du Saint-Sépulcre la forme régulière d'un cube. Des marbres, des colonnes, des mosaïques en recouvrent les parois, et le tombeau devient comme une petite église isolée et indépendante, au milieu de laquelle brillait jour et nuit la lumière d'une lampe. Un remaniement analogue transforme la cime du Golgotha en un long rectangle au fond duquel se cache une petite grotte appelée, par la légende, du nom de tombeau d'Adam ; le ravin qui sépare le Golgotha du Saint-Sépulcre est de nouveau comblé et l'on obtient ainsi, par une suite de nivèlements, une vaste surface égale et aplanie où s'élevaient isolés les deux blocs de rocher.

Sur cette aire, l'architecte élève les murs de granit d'une immense basilique où l'art Byzantin déploie toutes ses richesses.

L'édifice entier dessinait un vaste rectangle terminé, du côté du Saint-Sépulcre, par une abside demi-circulaire et éclairée par de hautes fenêtres ornées de vitraux coloriés ; une large toiture à pignon triangulaire le recouvrait à l'extérieur, et du côté de Jérusalem, deux cours successives l'isolaient du bruit et du mouvement de la ville. Trois grandes portes, ouvertes sur la dernière cour, donnaient accès dans la basilique. L'intérieur était divisé en cinq nefs : une large nef centrale, et de chaque côté, deux nefs parallèles et inférieures : elles étaient soutenues par une double rangée de colonnes superposéess, en marbre gris ou rouge et dont le rang inférieur portait des galeries suspendues. Le long de la nef centrale les colonnes étaient rondes et ornées de chapitaux corinthiens et, dans les bas-côtés, les piliers étaient carrés et portaient à leur cime, au lieu de chapiteaux, une simple bordure de feuille d'acanthe. — Les cinq nefs venaient se perdre dans la travée horizontale qui précédait l'abside et figurait une croix avec la grande nef du centre. Au delà s'ouvrait le demi-cintre de l'abside, au milieu de laquelle s'élevait le Saint-Sépulcre ; mais par une disposition tout exceptionnelle et un respect singulier, l'espace demi-circulaire qui enfermait le tombeau n'avait d'autre voûte que le ciel... Douze colonnes soutenaient l'intérieur de l'abside, et leurs chapiteaux, nous dit Eusèbe, étaient d'argent et sculptés en forme de coupe.

Sous la dernière des nefs de gauche, contre le mur de l'église, on voyait le rocher du Golgotha qui s'élevait au-dessus du niveau général de la basilique. On y montait par quelques marches et, sur l'étroite plate-forme, on avait construit une chapelle ornée de marbres et de colonnes. Du côté opposé de la nef, presque en face du Calvaire, on descendait au fond d'une petite crypte, c'était la citerne qui avait servi quelques instants de prison à Jésus-Christ. — Enfin, sur toute la basilique s'étendait un plafond de bois incorruptible, divisé en caissons sculptés et ornés à l'intérieur de ces austères peintures à fonds d'or qui décorent parfois nos sombres églises romanes.

La construction de l'église dura dix années, Hélène qui en avait jeté les fondements, n'assistait pas à la dédicace ; la Basilique, après avoir tour à tour accueilli les pèlerins d'Occident, les Saints de la Palestine, les grandes Familles italiennes fuyant les invasions, et les Impératrices en disgrâce, après avoir assisté aux ardentes querelles des Ariens, à la chute des dynasties Impériales, et présidé, pendant trois siècles, aux destinées de la Palestine, tombe enfin, pour ne jamais se relever, sous les coups des Perses, et la modeste église qui lui succède est incendiée par les Arabes.

En face du Calvaire, sur la montagne des Oliviers, le même architecte disposa, par l'ordre de sainte Hélène, les assises d'une seconde basilique en l'honneur de l'Ascension. Au lieu de dessiner comme l'église du Saint-Sépulcre, un immense rectangle avec une abside arrondie, elle s'élevait en forme de tour à la cime de la montagne, et offrait de tous côtés ses huit faces égales environnées de colonnades et portées sur de hauts gradins. Enfin, sur la colline de Sion, l'ancienne église du Cénacle devint l'une des chapelles d'une grande basilique qui était encore debout à l'arrivée des Croisés, et, dans l'intérieur de Jérusalem, d'autres églises marquèrent l'emplacement de la maison de sainte Anne, du tombeau de la Vierge au fond delà vallée de Josaphat, de la grotte de Jérémie, et de la fontaine de Siloé dont on enferma les eaux sous les voûtes d'une crypte.

Sur tous les points de la Palestine, on construisait des églises somptueusement ornées de marbres, de mosaïques et de colonnes. La tradition les rattache toutes au passage de sainte Hélène lorsqu'elle quitta Jérusalem pour rejoindre Constantin, et parcourut, dans ce dernier voyage, la Palestine et une partie de l'Orient. Une superbe basilique, presque égale à celle du Saint-Sépulcre pour la grandeur et la beauté, s'éleva à Bethléem sur l'emplacement de la crèche : on voit encore aujourd'ui son lumineux vaisseau, ses nefs parallèles et spacieuses, ses colonnes corinthiennes en marbre rouge et son abside arrondie que le vandalisme des Grecs modernes a masqué d'une lourde muraille. — Elle échappe à Chosroës, aux dévastations furieuses du Khalife Hakem et assiste, en 1101, à l'un des actes de cette épopée, si grande et si triste, que l'on appelle le royaume Latin de Jérusalem : c'est dans son enceinte que le roi Baudouin 1er reçut la couronne des mains des Barons de la Palestine.

Au-dessus de Bethléem, sur les plateaux déserts qui mènent à Thécoa, une église remplaça la vieille tour d'Ader où les Anges avaient apparu aux Bergers et un monastère vint bientôt s'ajouter à l'église ; plus près de Thécoa, une chapelle isolée consacra la fontaine où Philippe avait baptisé l'Eunuque ; à la cime du Thabor, trois églises s'élevèrent parmi les ruines de la citadelle Juive détruite par les Romains ; et, dans l'espace de quelques années, des églises chrétiennes firent l'ornement de Nazareth, Silo, Bethel, Tibériade, Béthanie, Sichem, Bethsaïde et Cana.

Vers le même temps, la vie monatique, destinée à devenir si florissante en Palestine, commençait dans les montagnes de Jéricho avec l'anachorète saint Chariton. Au fond d'une gorge abrupte, dans une plaine exiguë, resserrée par des montagnes à pic et traversée par un torrent, une humble église s'élevait à l'entrée d'une grotte profonde qui avait autrefois servi de retraite au chef de bandits, Simon, fils de Gioras, dans sa lutte contre les Romains. Quelques disciples groupés autour de saint Chariton habitaient les grottes voisines et fondaient avec lui la grande Laure de Pharan, le plus ancien et le plus légendaire des établissements religieux de la Palestine. Peu d'années après, Chariton abandonnant sa Laure, se retira dans les gorges de Thécoa, et fonda sur le penchant d'une haute montagne, la Laure de Succa qui résiste à l'invasion des Arabes et ne disparaît qu'au XIVe siècle, sous la tyrannie des Ayoubites.

Au milieu des marais et des sables du littoral, à quelques lieues de Gaza, du côté de l'Egypte, un autre établissement religieux se formait auprès de la cabane que s'était bâtie saint Hilarion. Saint Jérôme a raconté les faibles commencements de ce célèbre monastère qui, brûlé sous Julien l'apostat, par les païens de Gaza, fut rebâti par l'un des disciples d'Hilarion, devint la Métropole d'une foule de colonies monastiques, fut visité au VIIe siècle par Antonin de Plaisance et dont les ruines éparses se reconnaissent à peine aujourd'hui.

A la même époque, avait lieu la conversion célèbre d'un Juif de Tibériade nommé Joseph, revêtu, dans sa nation, des plus hautes dignités ; il avait obtenu le baptême, reçu de Constantin le titre de Comte pour le mettre à l'abri de la haine de ses anciens coreligionnaires, et il élevait, à ses frais, des églises chrétiennes dans les villes Juives de Tibériade, de Capharnaüm et de Diocésarée.

Enfin quelques années après, Constantin apprit que les Juifs,les Païens et les Chrétiens d'origine Asiatique, honoraient d'une sorte de culte et de superstitieux honneurs un vieux chêne isolé, sur le plateau désert de Mambré, entre Bethléem et Jérusalem. On disait qu'au pied de cet arbre, Abraham avait autrefois planté sa tente et que son corps, avec ceux d'Isaac et de Sara, reposait sous son ombre ; c'était là que, deux cents ans auparavant, Adrien, vainqueur des Juifs, avait fait mettre en vente la foule de ses prisonniers. Chaque année, un grand concours de peuple se réunissait autour de l'arbre, les marchands y affluaient, et il s'établissait là une sorte de marché, où les transactions commerciales s'unissaient aux pratiques d'une superstition bizarre. L'empereur confia à l'évêque de Jérusalem le soin de faire abattre l'arbre vénéré et d'élever, sur ce même emplacement, une grande basilique imitée de celle de Bethléem.


- CHAPITRE II -
Les évêques de Jérusalem et les Ariens.


§ 1. — Saint Athanase et la fête de la Dédicace (326-350).

Pendant que les libéralités de Constantin faisaient de Jérusalem la ville la plus renommée de tout l'Orient, l'hérésie d'Arius gagnait de plus en plus, et recommençait à diviser l'Église.

Exaspérés de leur défaite à Nicée, les Ariens poursuivaient - de leurs dénonciations calomnieuses - les évêques orthodoxes, les arrachaient de leur siège et les remplaçant par leurs affidés, se mettaient en mesure d'être les maîtres au prochain concile. Constantin dominé par un prêtre Arien que lui avait recommandé, à son lit de mort, sa sœur Constancie, leur accordait une confiance absolue, et ratifiait leurs mesures avec la partialité la plus aveugle.

Tout désignait l'évêque de Jérusalem aux premières vengeances des Ariens : son hostilité constante à Arius, son rôle à Nicée, sa rivalité avec Eusèbe de Césarée, ses soins injurieux pour la promulgation des décrets du concile, et même l'illustration nouvelle de son siège. Mais la découverte du Saint-Sépulcre, la révélation de la Sainte-Croix, le miracle qui avait signalé son épiscopat, la mémoire de sainte Hélène le protégeaient auprès de l'Empereur. Sa science et ses vertus étaient célèbres dans tout l'Orient et l'évèque d'Arménie, Vartan, fils de saint Grégoire l'illuminateur, venait de s'adresser à lui pour fixer, dans ce royaume nouvellement converti, les règles de la discipline ecclésiastique.

Aussi les Ariens jugèrent-ils plus sûr d'engager la lutte par l'expulsion des évêques d'Antioche et de Gaza. Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée se rendirent à Jérusalem, sous prétexte d'admirer les travaux déjà célèbres de la basilique du Saint-Sépulcre, ils y rencontrèrent Eusèbe de Césarée venu, de son côté, avec les évêques de Scythopolis, de Lydda, de Tyr et de Laodicée ; puis tous ensemble, allant droit à Antioche, réunissent quelques autres évêques, tiennent une sorte de concile, et, au mépris de toutes les lois civiles et ecclésiastiques, déposent l'évêque d'Antioche. L'évêque de Gaza a le même sort, et la présence de son Métropolitain donne même à cette inique procédure une apparence de régularité.

L'évêque de Jérusalem, irrité de l'usage imprévu que les Ariens avaient fait de sa basilique, rompit ouvertement avec eux. Eusèbe de Césarée et Patrophile de Scythopolis cherchèrent bien à intervenir dans son diocèse et à lui susciter des embarras, mais il les déjoua par sa conduite ferme et habile : il se sépara ouvertement de leur communion en se déclarant, pour sa part, entièrement uni à la foi de Nicée (c'est lui qui en avait promulgué les décrets en Palestine). C'était mettre ses adversaires en opposition directe avec le Concile, et les placer vis-à-vis de l'Empereur, dans une situation périlleuse : Constantin regardait le concile comme son œuvre et exigeait la plus entière adhésion à ses décrets.

L'évêque de Jérusalem entreprit même de donner un successeur orthodoxe à l'un des plus zélés fauteurs de l'Arianisme, Aèce de Lydda, qui mourut vers 332. Il sacra évêque de cette ville, un prêtre de son diocèse nommé Maxime. Mais l'évêque de Jérusalem regretta bientôt de s'être privé d'un homme qui lui aurait été un si digne successeur : Maxime avait subi le martyre sous Dioclétien, il en portait glorieusement les marques, et son Orthodoxie était reconnue. Le mécontentement du peuple, à la nouvelle de son départ, servit de prétexte à l'évêque : il retint Maxime et en fit son Coadjuteur.

L'évêque Macaire mourut vers la fin de 333 et Maxime lui succéda.

Maxime avait perdu un œil dans la persécution, et cette blessure glorieuse donnait à sa physionomie quelque chose d'élevé qui lui aurait peut-être manqué sans cela ; il boîtait parce qu'une de ses jambes avait été brûlée dans son martyre ; son caractère était d'une douceur, d'une simplicité extrême : bien qu'il eût cruellement éprouvé la méchanceté des hommes, il ne pouvait y croire, et cette confiance poussée trop loin, l'exposait à être fréquemment trompé. Il rachetait ce défaut par une fermeté inébranlable dans la justice, dès qu'il s'apercevait de son erreur.

Le premier événement de son épiscopat fut la conversion de Majume, Bourg qui servait de port à la grande ville de Gaza, située à quelque distance de la mer. Ce bourg n'avait pas d'existence indépendante, il était considéré comme un simple faubourg soumis à l'administration et à l'autorité municipale de Gaza ; de là, entre les deux villes une violente hostilité. En 334, Majume, entraînée par les lois de Constantin contre le paganisme, se convertit tout entière et embrassa en masse la Religion Chrétienne. Eusèbe averti par l'évêque arien de Gaza, en informa aussitôt Constantin, et l'Empereur, au comble de la joie, érigea Majume en ville indépendante avec ses magistrats et son administration particulière, et lui donna même le nom de Constancie.

Peu après, le nouvel évêque de Jérusalem fut appelé, par son Métropolitain, à un Concile qui allait se réunir à Césarée. Les ennemis de saint Athanase et principalement Eusèbe, avaient obtenu de Constantin cette assemblée pour y juger l'évêque d'Alexandrie accusé de plusieurs crimes.

Le Concile siégea longtemps, mais saint Anathase ne vint pas : le choix que l'on avait fait de Césarée révélait trop l'influence d'Eusèbe ; il refusa de comparaître. Ce refus devint un nouveau grief, la haine ingénieuse d'Eusèbe le peignit à l'Empereur comme un mépris de son autorité. Constantin, blessé, fait réunir un nouveau Concile, et choisit la ville de Tyr dont l'évêque ne s'était pas montré hostile à saint Athanase. Cette fois, Athanase dut comparaître ; l'Empereur l'avait menacé de le faire traîner par ses officiers ; il vint, suivi de tous les Evêques d'Egypte unis pour sa défense, et pour réfuter les calomnies dont leur chef allait être l'objet.

Saint Athanase était debout, comme un criminel, au milieu de l'assemblée frémissante : en face siégeait l'évêque de Césarée qui s'était constitué son accusateur. Indigné de ce contraste, un des évêques d'Egypte, un martyr, saint Potamon, se lève, apostrophe le métropolitain de Palestine et lui reproche , avec une juste violence, son attitude hostile et son apostasie dans la dernière persécution. Eusèbe réplique , avec colère, et accuse ses adversaires de vouloir se rendre les maîtres du Concile.

Athanase se défendait avec le calme et la fermeté de sa grande âme ; il accablait ses adversaires de toute l'évidence et de tout le poids de la vérité : on l'accusait du meurtre d'Arsène, et il faisait apparaître Arsène vivant ; on lui reprochait d'avoir brisé le calice d'un prêtre, et il apportait le démenti de ce prêtre lui-même ; ses plus fougueux adversaires étaient allés chercher des preuves jusqu'au fond de l'Egypte, ils revenaient les mains vides : cependant il fallait le condamner. — Entraîné par les Ariens, Maxime de Jérusalem était au milieu d'eux à côté d'Eusèbe de Césarée et de l'évêque de Scythopolis : on lui avait persuadé qu'Athanase était coupable. Mais voici qu'un autre des évêques d'Egypte, saint Paphnuce, martyr comme Maxime, et qui l'avait connu dans la dernière persécution, se détache de la suite d'Athanase, monte les degrés, saisit la main de Maxime : « Viens, lui dit-il, Maxime, ta place n'est pas ici, tous deux nous sommes des martyrs, nous portons les marques de la persécution, nous ne pouvons rester avec ces méchants. » Et l'Évêque de Jérusalem le suivit. Depuis lors, nous dit Rufin, il demeura formellement uni à saint Athanase : nous le verrons mourir en exil plutôt que de l'abandonner.

Après la condamnation d'Athanase, il fallait la réhabilitation d'Arius ; mais les ordres de Constantin appellent le Concile à Jérusalem : La Basilique du Saint-Sépulcre venait de s'achever, le superbe édifice déployait, sur la colline du Golgotha, ses vastes nefs, son Atrium , ses portiques ; il s'agissait de le bénir.

De tous côtés les évêques accourent ; on vit même, dit Eusèbe, un Évêque de Perse. — Un officier de l'Empereur, nommé Marcien, était chargé de recevoir les évêques, de distribuer aux pauvres les largesses de Constantin, de veiller aux préparatifs et de faire apporter, dans l'église, les présents de l'Empereur.

La cérémonie fut d'une splendeur inouïe, et le souvenir ne s'en perdit jamais : près de trois cents Évêques étaient réunis dans l'immense vaisseau, ils remplissaient l'abside, la travée horizontale et une partie de la grande nef. La foule, venue de tous les points1 inondait les nefs latérales, l'Atrium et les portiques des propylées ; parmi elle, se trouvait un Gaulois lettré de Bordeaux, qui nous a laissé le parcours de son voyage des bords de la Garonne à ceux de la Mer Morte (Itinerarium a Burdigala Hierusalem usque. édit. Migne, Patrol lat., t. VIII, col. 783, 796). On consacra, en même temps, les présents de Constantin, au nombre desquels figurait une chasuble épiscopale en or tissé et flexible, que nous verrons bientôt servir de prétexte à la déposition de saint Cyrille.

La dédicace dura huit jours, l'Église de Jérusalem en perpétua la mémoire par un anniversaire où les pèlerins accouraient en foule de la Palestine, de l'Asie-Mineure et même de l'Egypte. Mais pour que la fête fût plus brillante, on en modifia la date et on la célébra désormais la veille de l'Exaltation de la Croix (c'est ainsi que les chronologistes expliquent la difficulté de date que l'on rencontre si l'on place la condamnation de saint Athanase après le 8 septembre, et la fête de la Dédicace le 14 du même mois. En effet, les commissaires du Concile de Tyr se trouvaient encore en Egypte le 8 septembre, comment du 8 au 14 eussent-ils trouvé le temps de revenir à Tyr, de faire leur rapport, de condamner saint Athanase, de se transporter à Jérusalem et de célébrer la Dédicace ? On échappe à cet embarras en regardant comme transposée la date de la Dédicace. La Chronique d'Alexandrie (A. C. 334) semble autoriser cette opinion) établie,non point en honneur des victoires d'Héraclius, mais en souvenir de la découverte de la Vraie Croix par sainte Hélène.

Après la Dédicace, on reprit la cause d'Arius et l'on vit, avec étonnement, cette illustre assemblée proclamer l'orthodoxie d'Arius, l'injustice de sa condamnation et sa rentrée dans les droits et privilèges ecclésiastiques. — Le Pape Jules lança l'anathème sur le Concile : Alexandrie ferma ses Églises à Arius et tous les évêques orthodoxes écrivirent pour protester. Le peuple même de Jérusalem regretta de voir sa superbe Basilique consacrée par une assemblée d'Ariens : et bientôt une légende - interprète de ce sentiment - voulut qu'Athanase lui-même, fuyant le Concile de Tyr, fût secrètement venu à Jérusalem, et que là seul, au milieu de la nuit, il eut consacré d'avance l'église du Saint-Sépulcre.

Il faut bien l'avouer, Maxime de Jérusalem figurait à la séance qui rétablit Arius, il signa lui-même à cette réhabilitation. Evêque de Jérusalem, il tenait au Concile un des premiers rangs, son adhésion était d'un grand poids, on voulut l'obtenir. Eusèbe l'enlaça de sa parole insinuante : il lui peignit Arius comme un innocent (la lettre du Concile de Jérusalem aux Églises d'Egypte prouve que c'était bien là le langage des protecteurs d'Arius. Saint Athanase, Apologia contra Arianos, no 84, et De Synodis, no 21) poursuivi par des haines injustes, un malheureux, proscrit, chassé de ville en ville, orthodoxe et traité en hérétique, il le supplia de réparer cette grande injustice, Maxime fléchit.

Le Concile de Jérusalem fut dissous par une lettre de l'Empereur qui appelait à Constantinople les membres de l'ancien Concile de Tyr. Athanase, désespéré par les violences du Comte Denys et la procédure inique de ses juges, était allé demander justice à Constantin.

Nous ne pouvons raconter en détail le débat qui s'engage devant l'Empereur, la tactique nouvelle des Ariens (ils abandonnent leurs accusations du Concile de Tyr, pour accuser Athanase d'avoir menacé de retenir les convois de blé qui partaient d'Alexandrie pour Constantinople), l'exil de saint Athanase, l'arrivée d'Arius à Alexandrie, le refus des Catholiques de lui ouvrir leurs Églises, son retour à Constantinople et sa mort, au moment où il était mené en triomphe vers la Basilique.

Constantin meurt lui-même bientôt après, et à sa dernière heure, ordonne de rappeler les évêques exilés ; saint Athanase, Marcel d'Ancyre, Asclépas de Gaza rentrent dans leurs Diocèses ; ils n'y demeurent pas longtemps.

Constance succède à son père en Orient ; les Ariens s'emparent de son esprit. Leur chef n'est plus désormais Eusèbe de Césarée, mort vers 338, mais son successeur et son disciple Acace qui donne son nom à la plus puissante faction des Ariens. Théologien savant, orateur célèbre, courtisant délié, puissant par son crédit, redoutable par ses violences, hérétique par ambition, orthodoxe par intérêt, le nouveau Métropolitain de Césarée engagea, avec les évêques orthodoxes de Jérusalem, une lutte plus vive encore que celle de son prédécesseur.

Maxime de Jérusalem semblait peu capable de lutter contre un pareil adversaire ; son caractère faible et doux, qui avait cédé à l'ascendant d'Eusèbe, devait résister moins encore aux violences d'Acace ; mais, pour les grandes âmes, une chute enseigne pour toujours la véritable route : Maxime s'y engage sans hésiter.

Le Concile d'Antioche lui fournit bientôt l'occasion de se séparer hautement des Ariens. — Les Évêques, rappelés par Constantin, étaient partout dépossédés ; saint Athanase seul, se maintenait toujours à Alexandrie. Les Ariens l'accusent devant le Pape Jules et réclament, à grands cris, un Concile. Mais quand ils voient que ce Concile va se tenir à Rome, à l'abri de leurs intrigues, ils demandent à Constance une assemblée spéciale des évêques d'Orient. Elle se tient à Antioche ; on y condamne saint Athanase et l'on élit, à sa place, un prêtre nommé Grégoire. Maxime de Jérusalem n'assistait pas à ce Concile : sommé d'y venir, il avait répondu que, trompé par les Ariens à Jérusalem, il ne se trouverait plus jamais parmi eux.

Maxime donna encore d'autres preuves de son retour à l'Orthodoxie : il signa, l'un des premiers, la lettre circulaire où les Pères de Sardique proclamaient définitivement l'innocence de saint Athanase et la déposition d'Acace de Césarée et des principaux chefs de l'Arianisme. Puis, un an après, quand saint Athanase rappelé, grâces aux menaces de Constant, revenait en Egypte, par la Phénicie et la Palestine, après son entrevue d'Antioche avec Constance, Maxime le reçut à Jérusalem, à la tête des Évêques de sa Province. Là, réunis en Concile, tous reconnurent Athanase comme évêque légitime d'Alexandrie et écrivirent aux évêques d'Egypte pour les féliciter de son retour.

En même temps, Asclépas, acquitté aussi par le Concile de Sardique rentrait à Gaza, après s'être mêlé, durant son exil, à toutes les luttes contre les Ariens, et surtout à cette émeute de Constantinople où le Préfet Hermogène, sur le point d'arracher de l'église l'évêque saint Paul, fut massacré par le peuple. Asclépas demeura en paix à Gaza jusqu'à la fin de sa vie et parvint même à bâtir une église dans cette ville toute païenne.

Mais le Concile de Jérusalem fut le terme de l'épiscopat de Maxime. Acace de Césarée, qui, malgré sa déposition, agissait toujours en Métropolitain, envahit Jérusalem avec l'évêque de Scythopolis, et chassa Maxime pour le punir de sa défection. — Le vieil évêque se retira péniblement, et quelques mois après, il mourut.


§ 2. — Saint Cyrille et Acace de Césarée (350-361).

Acace de Césarée était maître à Jérusalem, mais la situation générale de l'Empire lui imposait précisément la plus extrême modération : Constant venait d'être assassiné, et son frère Constance, engagé contre le meurtrier dans une guerre douteuse, avait le plus grand intérêt à prévenir tout sujet de trouble en Orient. Aussi le voit-on à ce moment prodiguer à saint Athanase les lettres les plus affectueuses, qui ne l'empêchent point de chasser cet évêqne un an après. — Outre la guerre contre Magnence, Constance avait encore la guerre avec les Perses.

Acace obligé, par l'état politique des affaires, de consentir à une élection légale, convoque à Jérusalem les évêques de la Province. Ceux-ci se rendent à l'appel dans l'espoir d'obtenir, par leur présence et leur nombre, un évêque orthodoxe ou du moins modéré. On s'entendit facilement : Acace ne s'était pas encore jeté dans le parti le plus extrême des Ariens (Acace n'entra dans le parti des Ariens-Ultra, appelés Anoméens, qu'en 357, lorsque les chefs Semi-Ariens refusèrent de chasser Cyrille de Jérusalem, réfugié auprès d'eux). Acace n'exigea point un partisan déclaré et violent des doctrines ariennes, et les évêques, qui appartenaient tous à la fraction modérée (ces évêques avaient pour la plupart assisté au Concile hérétique de Tyr, à celui de Jérusalem, puis à celui de Sardique et enfin au second Concile de Jérusalem convoqué par Maxime en faveur d'Athanase), fraction connue bientôt sous le nom de Semi-Arianisme, acceptèrent la condition de choisir un candidat à opinions conciliantes. Saint Cyrille fut élu.

Il semblait offrir toutes les qualités désirées par les deux partis. Quelques années auparavant, il avait prêché dans la Basilique du Saint-Sépulcre, et publié ensuite un cours complet d'instruction à l'usage des Catéchumènes. Ces instructions ou Catéchèses étaient de petits traités dogmatiques sur les points les plus importants de la Religion Chrétienne ; Cyrille y faisait preuve d'une Orthodoxie incontestable, mais qui n'avait rien de cassant ni de rude ; on observait même que le célèbre mot Consubstantiel ne s'y rencontrait pas et était remplacé par des équivalents moins significatifs. Même, quelques passages obscurs pouvaient donner aux Ariens l'espoir secret de trouver, plus tard en lui, moins un adversaire qu'un allié.

Le nouvel évêque appartenait à ce parti considérable et illustré par de grands noms, qui adoptait la foi de Nicée, mais adoucie dans les termes (la fraction la moins avancée des Semi-Ariens se confondait presque avec le parti de saint Mélèce, complètement Orthodoxe au point de vue dogmatique, mais séparé du Siège de Rome qui soutenait Paulin élu évêque d'Antioche), et cherchait, par des concessions de langage et surtout par une attitude conciliante, à rallier à l'Orthodoxie les fractions les moins avancées de l'Arianisme. Il reconnaissait pour légitimes les évêques élus par les Ariens et communiquait avec eux. — Ce parti était opposé à la minorité ardente de ceux embrassaient aveuglément la foi de Nicée et qui, fiers de leur irréprochable Orthodoxie, de leur fermeté dans les persécutions, fuyaient tout contact avec les Ariens, dédaignaient les modérés. Leur irritation contre les Ariens et les simples Orthodoxes était si vive que quelques-uns finirent même par se séparer de l'Église, avec Lucifer de Cagliari, lorsqu'ils virent les Orthodoxes accueillir le retour des Semi-Ariens.

Saint Cyrille fut donc élu régulièrement par les évêques de Palestine : soutenu par une foi vive, un zèle ardent pour son Église, un courage indomptable ; distingué par sa science profonde , sa parole entraînante et sympathique , une inépuisable charité et la sainteté de sa vie, Cyrille fut peut-être le plus grand de tous les évêques de Jérusalem.

Les premières années de son épiscopat furent calmes et prospères. Quelques mois après son élection, un prodige vint émouvoir Jérusalem et toute la Palestine : le 8 mai 351, une immense croix de lumière apparut au-dessus du Golgotha ; elle s'étendait du Calvaire au Mont des Oliviers, rayonnait sur la grande Basilique et sur la ville entière. Le peuple accouru à ce spectacle, les pèlerins toujours nombreux à Jérusalem, y virent un miracle, et l'événement fit tant de bruit que l'évêque se crut obligé d'en écrire à l'Empereur. Sa lettre nous est restée, elle décrit l'apparition signalée du reste par tous les historiens, mais elle est surtout précieuse en ce qu'elle rappelle et atteste la découverte de la Sainte-Croix et qu'elle prouve en même temps l'Orthodoxie de saint Cyrille par l'emploi significatif du mot Consubstantiel.

La vie monastique, inaugurée en Palestine par saint Chariton et saint Hilarion, se développait rapidement. De nombreux imitateurs se disséminaient dans toute la Palestine. Epiphane, plus tard évêque de Salamine et célèbre par son Histoire des hérésies, venait de fonder, à quelque distance du village de Bésanduc, près d'Eleuthéropole, le monastère du vieil Ad; il y réunit plus de soixante disciples et, quand le soin de ce gouvernement épuisait ses forces, il venait se réfugier dans le monastère de saint Hilarion et se ranimait à ses paroles.

Vers le même temps, quatre frères, disciples aussi d'Hilarion, se pratiquaient une retraite dans les environs de Béthélie, bourg voisin de Gaza et fameux par son temple païen ; et le solitaire Ammone, retiré plus loin encore, devenait célèbre par l'austérité de sa vie. — Le nombre des Anachorètes se multipliait de jour en jour, saint Hilarion les visitait tous, une fois chaque année ; il partait presque seul, mais à mesure qu'il avançait, les solitaires se joignaient à lui, et vers la fin du voyage le cortège s'élevait à plusieurs milliers. — Bethléem commençait déjà à réunir quelques solitaires près de sa fastueuse basilique, et bien loin, vers l'Arabie, au milieu du grand désert, le mont Sinaï voyait se grouper à ses pieds trois florissantes colonies de Moines. Sur les premiers escarpements de la montagne, une Tour, aux murs épais, à la porte basse et suspendue à quelques mètres au-dessus du sol, dominait les Cellules réunies à ses pieds et servait de refuge aux Moines contre les courses des Arabes. Elle ne les mit pas toujours à l'abri.

Jérusalem aussi se couvrait de monastères, et se peuplait de Religieux. Un abbé, nommé Philippe, y fonde, à peu près à cette époque, un Couvent dont les moines iront bientôt porter à saint Athanase les restes de saint Jean-Baptiste arrachés aux Païens de Sébaste ; le Mont des Oliviers, qui portait à sa cime l'église de Constantin, était habité par des solitaires émules de ceux de l'Egypte et dont la vie séduisit plus lard, Mélanie l'aïeule et Rufin.

Le courant des Pèlerinages s'accroissait de jour en jour : Marana et Cyra, Anachorètes de la Syrie, arrivaient à Jérusalem, saint Siméon Priscus, solitaire d'Asie-Mineure, s'y arrêtait pour se joindre à l'une des caravanes qui en partaient sans cesse pour le Sinaï ; un évêque de Perse, saint Mille, destiné bientôt à un glorieux martyre, venait vénérer le Saint-Sépulcre, et saint Basile, le grand évêque de Césarée en Cappadoce, venu déjà au temps de saint Macaire, visitait une seconde fois Jérusalem, avant d'engager avec l'Empereur Valens la lutte qui devait le rendre si célèbre.

Les lettres chrétiennes suivaient le même développement : Ariens et Catholiques rivalisaient de science et de zèle. Eusèbe de Césarée, mort depuis peu d'années, laissait son Histoire Ecclésiastique si remarquable par la sobre précision du récit, la sûreté des assertions, le choix plein de critique et de science des autorités , mais dont le style morne et froid, la narration languissante et décolorée (Photius, Biblioth., c. 13), contraste avec les œuvres pleines de couleur et de vie de son éloquent rival saint Athanase. Eusèbe y ajouta plus tard une Vie de Constantin où l'enflure inattendue du style (Photius, c. 127) et les flatteries outrées auxquelles l'auteur dut sa haute fortune, viennent s'ajouter encore aux défauts habituels et les rendre plus apparents.

Mais les principaux ouvrages d'Eusèbe où se déploient avec le plus d'avantages la profondeur de sa science et la froide mais lumineuse clarté de sa marche, ce sont les grandes compilations théologiques de la Préparation et de la Démonstration Evangélique. Pour composer cette Encyclopédie religieuse, la riche bibliothèque de Césarée ne lui avait pas suffi, et on l'avait vu, comme autrefois Origène, passer de longues et studieuses journées dans la bibliothèque de Jérusalem fondée, il y avait près de deux cents ans, par le grand évêque saint Alexandre. La Préparation évangélique est un vaste exposé de la Théogonie païenne dont les traditions incertaines, les récits contradictoires, les fables puériles ou incroyables, mises en parallèle avec l'immobile unité de la Genèse et les livres hébraïques, bien antérieurs à la naissance de toutes les légendes païennes, deviennent, pour la supériorité du Christianisme, un habile et redoutable argument. Poètes, historiens et philosophes de l'antiquité, tous figurent dans l'immense ouvrage : leurs œuvres, passées au creuset, sont fondues dans un ensemble harmonieux et savant. Souvent même des textes originaux, enchâssés dans les pages d'Eusèbe, nous conservent de précieux spécimen d'Auteurs dont nous connaîtrions à peine les noms.

De là, passant à la vérité même des Dogmes Chrétiens, Eusèbe les établit, à l'encontre des Juifs, dans les vingt livres de la Démonstration évangélique, avec le même luxe de preuves, la même richesse de textes, le même talent d'exposition.

Son disciple et son panégyriste Acace, qui lui avait succédé sur le siège de Césarée, publiait sans cesse de nouveaux traités et de savants commentaires sur l'Écriture, où se peignaient, dans sa lutte avec les difficultés dogmatiques, la fougueuse hardiesse et la clairvoyance de son puissant esprit.

A Jérusalem, l'évêque saint Cyrille mettait la dernière main à ses belles Catéchèses et en faisait une explication graduée et complète de la Doctrine Chrétienne. Son style clair et vigoureux, simple et concis s'élève parfois, sans effort, comme emporté par la grandeur même du sujet, et ce remarquable mélange de science, de simplicité et d'élévation explique l'entraînement du peuple de Tarse qui se pressait en foule aux leçons de Cyrille, banni de Jérusalem par les Ariens.

Auprès de lui, son neveu Gélase, renommé par sa science et ses vertus, continuait, à la prière de son oncle, l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe et racontait, dans un style élégant, mais un peu froid, les événements écoulés depuis la paix de l'Église jusqu'au milieu du règne de Constance.

Mais cette prospérité ne tarde pas à pâlir : les Juifs, poussés à bout par les exigences du fisc et l'intolérance des Empereurs , prennent les armes à Diocésarée, à Tibériade, à Diospolis : pendant la nuit les garnisons Romaines sont massacrées, les Chrétiens et les Samaritains égorgés dans tout le pays, et les villes soulevées, mises en état de soutenir un siège. La capitale de la révolte était l'ancienne Sepphoris, embellie par Hérode et appelée, par Adrien, Diocésarée. Assise au milieu des montagnes dans une forte position, adossée au mont Asamon qui la dominait et la protégeait à la fois, elle était devenue, au préjudice de Tibériade, la capitale de la Galilée. A l'approche des Romains, les Juifs s'y renferment : Gallus, neveu de Constance, associé, depuis un an, à l'Empire avec le titre de César, envoyait contre eux une armée. Toute la Galilée est ravagée, Diospolis et Tibériade, à moitié détruites et enfin Diocésarée, prise d'assaut, est incendiée et rasée au niveau du sol.

L'Arianisme aussi recommence à troubler la Palestine. Des difficultés s'élèvent entre Acace de Césarée et Cyrille de Jérusalem au sujet du titre de Métropolitain; elles semblent avoir pour origine la translation de l'évêque d'Éleuthéropole, Théophile, au siège plus important de Castabale, en Cilicie. Ce changement illégal fut l'œuvre de Sylvain de Tarse, l'un des chefs du parti Semi-Arien et ami de saint Cyrille qui vint, plus tard, se réfugier auprès de lui. L'évêque de Jérusalem se prêta sans doute à cette translation et l'aida de son influence et de son autorité, empiétant ainsi sur les droits de son Métropolitain. Acace ne put s'y opposer ; l'élection de l'anti-Pape Félix absorbait tous ses soins ; seulement, pour se venger, il fit évêque d'Éleuthéropole un prêtre nommé Euthyque, Catholique en secret, mais devenu, en haine de saint Cyrille, partisan déclaré de l'Arianisme.

L'exil d'Eusèbe de Verceil à Scythopolis et de Lucifer de Cagliari à Eleuthéropole augmenta encore cette hostilité. — Depuis la défaite deMagnence, Constance ne songeait qu'à perdre Athanase ; il l'accusa auprès du Pape Libère et le fit condamner par les Conciles Ariens d'Arles et de Milan. Mais, à ce dernier Concile, Eusèbe de Verceil et Lucifer de Cagliari prirent si hautement la défense d'Athanase et des Dogmes orthodoxes, que Constance irrité, les bannit. Eusèbe, exilé à Scythopolis, fut livré à Patrophile, le plus ancien et le plus implacable ennemi des Orthodoxes, mais il trouva d'abord un secours inattendu dans ce Juif converti, fait Comte par Constantin et qui s'était retiré à Scythopolis pour échapper à la haine des Juifs de Tibériade. Le comte Joseph reçut Eusèbe dans sa maison et le protégea contre Patrophile qui n'osait offenser un dignitaire de l'Empire. Là, Eusèbe, entouré de quelques prêtres, compagnons de son exil, reçut la visite de saint Gaudence, depuis évêque de Novare - de saint Epiphane et d'un grand nombre d'Orthodoxes.

Mais Joseph mourut bientôt et Eusèbe, privé de tout secours, fut jeté par les Ariens dans une étroite prison, laissé plusieurs jours sans nourriture et en proie aux plus lâches cruautés. Un Diacre de Verceil vint cependant lui apporter les lettres et les aumônes de quelques Églises d'Italie, puis, ayant poussé jusqu'à Jérusalem, il dut apprendre à Cyrille les souffrances du prisonnier. Mais Cyrille ne pouvait le défendre, il était déjà poursuivi par Acace, et, en outre, une famine désolait en ce moment la Palestine, la misère était cruelle à Jérusalem, où les Pèlerinages faisaient accourir tous les mendiants de l'Asie ; et Cyrille, pour la soulager, se vit forcé de vendre plusieurs des ornements donnés par Constantin à l'église du Saint-Sépulcre.

Lucifer, envoyé d'abord à Germanicie, fut bientôt transféré à Eleuthéropole. L'évêque Euthyque se conduisit envers son prisonnier avec la plus honteuse barbarie : furieux de voir l'illustre exilé sans cesse entouré des Catholiques peu nombreux d'Eleuthéropole, y devenir le chef d'une petite Église Orthodoxe et indépendante, Euthyque se précipite, un jour, vers la cellule où Lucifer célébrait la Liturgie, brise la porte à coups de hache, disperse les assistants, renverse Lucifer, et, avec lui, le Calice et emporte les pauvres ornements de l'humble chapelle.

Ces souffrances, qu'il ne put adoucir, furent l'une des causes de cette opposition continue et ardente que Cyrille de Jérusalem ne cessa plus de faire aux Ariens. Il la commença immédiatement au Concile de Mélitène et se prononça vivement, avec Elpide de Satale, en faveur d'Eustathe, Évêque de Sébaste, et d'un prêtre nommé Eusèbe que les Ariens voulaient déposer ; il ne reconnut pas leur condamnation (il est certain que Cyrille s'opposa à leur condamnation, puisque le Concile de Constantinople lui reprocha d'avoir toujours communiqué avec eux et d'être demeuré l'ami et l'allié de ceux qui s'étaient le plus vivement opposés au Concile. Sozomène, IV, 25) et continua toujours à les traiter comme prêtres et comme évêques.

Cette conduite hostile et les prétentions de Cyrille qui revendiquait, comme Titulaire d'un Siège Apostolique, les droits de Métropolitain, irritaient depuis longtemps Acace de Césarée ; il avait même cité devant lui l'évêque de Jérusalem, mais Cyrille avait refusé de comparaître et l'avait traité d'hérétique. Acace voulut terminer cette lutte ; il réunit cinq ou six évêques Ariens : Patrophyle de Scythopolis, Euthyque d'Éleuhtéropole, Pierre de Hippi, Charisius d'Azot, Eusèbe de Sébaste et quelques autres que la crainte retenait dans son parti ; il en forme un Concile et fait juger l'évêque de Jérusalem. Il accuse Cyrille d'avoir méconnu son autorités, de professer des doctrines trop orthodoxes, et enfin, d'avoir vendu, pendant la famine, les ornements de l'Église du Saint-Sépulcre. — Cyrille est condamné, par défaut, déposé et chassé de Jérusalem. Mais son caractère était trop énergique pour laisser une telle sentence sans protestation. Profitant du décret rendu, en 344, par Constantin, il frappe d'appel le jugement du Concile et en paralyse ainsi l'exécution légale. C'était introduire dans la juridiction ecclésiastique les formes et la procédure des Tribunaux séculiers : On avait bien vu les décisions de certains Conciles traduites devant un Concile plus général, mais cette révision n'empêchait point aux Juges, qui avaient rendu la première sentence, de venir siéger au second procès et de voter de nouveau contre celui qu'ils avaient déjà condamné.

Au contraire, l'appel ordinaire excluait entièrement le Juge de la première instance et l'obligeait à rester simple spectateur du second débat. Cette révision devait, en outre, être préalablement autorisée par un rescrit de l'Empereur, au lieu que l'appel se formait librement et n'avait besoin, pour être interjeté, d'aucune autorisation.

L'adoption de la procédure séculière procurait donc à Cyrille le double avantage d'écarter du prochain Concile tous ses ennemis actuels, et de pouvoir se passer d'une autorisation préalable que les intrigues d'Acace lui eussent probablement fait refuser. Malheureusement, même au point de vue civil, l'appel de l'évêque de Jérusalem renfermait une véritable cause de nullité : en vertu d'un rescrit d'Antonin, toujours en vigueur, le condamné par défaut, dûment cité en justice et volontairement absent, ne pouvait appeler de sa condamnation. Cependant Constance, séduit peut-être par cette démarche hardie, approuva l'appel et le Concile de Séleucie se chargea de le juger.

L'expulsion de Cyrille ne tarda pas à avoir des conséquences imprévues. Pendant qu'Acace de Césarée confiait à Euthyque d'Éleuthéropole l'administration provisoire de Jérusalem, Cyrille se retirait à Antioche, et, n'y trouvant pas d'évêque, allait jusqu'à Tarse demander asile à l'évêque Sylvain. Ce fut la cause de la rupture entre les deux grandes branches de l'Arianisme : les Ariens purs et les Semi-Ariens. Nous avons indiqué, lors de l'élection de Cyrille, les premiers commencements de cette division ; depuis lors elle n'avait cessé de s'accentuer. Les deux factions avaient toujours pour trait de ressemblance le rejet du mot Consubstantiel ; mais les Semi-Ariens refusaient de ne voir en J.-C. qu'une simple créature et se réunissaient presque aux Catholiques pour le déclarer l'égal de son Père ; seulement quelques-uns commençaient déjà à attaquer la Divinité du Saint-Esprit. Les Ariens purs, au contraire, soutenaient ouvertement que J.-C. est un être créé, bien que parfait, et qui sert de lien entre Dieu et l'homme ; l'exil de l'évêque de Jérusalem fit éclater la scission.

Sylvain de Tarse était l'un des Chefs des Semi-Ariens, Acace de Césarée lui notifie la déposition de Cyrille et lui ordonne de le chasser. Sylvain refuse et Acace, par vengeance, se jette dans le parti des Ariens purs, aide Eudoxe de Germanicie à s'emparer du siège d'Antioche et expulse de cette ville tous les Semi-Ariens. Ceux-ci répondent par les Conciles d'Ancyre et de Syrmium.

Nous ne pouvons entrer dans leurs longues querelles : le théâtre en est trop éloigné de la Palestine ; nous dirons seulement que, pendant un moment de faveur et un triomphe passager des Semi-Ariens Cyrille vint au Concile de Séleucie faire juger son pourvoi, et déposer Acace de Césarée, et qu'il rentra, pour quelques jours, à Jérusalem. Mais il dut en sortir presque aussitôt : Les Semi-Ariens, abandonnés par Constance, dont Acace avait su ressaisir l'esprit mobile, sont déposés à Constantinople et ensuite bannis. Cyrille partage leur sort, et il semble même qu'il ait été la cause involontaire de cet exil : Acace l'accuse, auprès de Constance, d'avoir vendu à un comédien la fameuse chasuble d'or donnée par Constantin à l'Église du Saint-Sépulcre; il peint les principaux Semi-Ariens comme les appuis et presque les complices du coupable. Constance, exaspéré de cette profanation , la regarde comme un outrage à la mémoire de son père et envoie en exil Cyrille et tous les Chefs des Semi-Ariens .

En 362, Julien rapelle les bannis et Cyrille revient à Jérusalem, amenant avec lui le fils du prêtre d'Apollon à Daphné, près d'Àntioche. Cet enfant, secrètement converti par sainte Publie, avait brisé les idoles de son père, et l'évêque d'Antioche, saint Mélèce, pour le dérober à la colère de Julien, l'avait confié à saint Cyrille.


- CHAPITRE III -
Le Paganisme en Palestine et les dernières luttes de l'Arianisme.


§ 1. — Les villes païennes (361-363).

La réaction païenne, excitée l'année suivante par Julien, ne troubla pas Jérusalem ; tous les habitants étaient Chrétiens, et bien que la Basilique du Saint-Sépulcre fût bâtie sur l'ancien emplacement du temple de Vénus, elle ne se vit jamais menacée. Mais le reste de la Palestine fut peut-être, de toutes les parties de l'Empire, celle ou le paganisme expirant se redressa avec le plus de violence. Constantin et ses deux fils avaient bien aboli le paganisme, et leurs ordres, exécutés en général par tout l'Orient, l'avaient été spécialement en Palestine. C'est surtout dans notre province qu'il faut placer les dévastations que retrace Eusèbe, les temples abattus, les statues brisées ou emmenées captives à Constantinople. Nous en avons pour preuve les débris signalés, au fond de la Palestine, par les voyageurs modernes : des tronçons de colonnes, des portes mutilées, des inscriptions à demi-rompues où l'on reconnaît avec surprise quelques vers d'Homère, et dont les plus anciennes remontent au siècle d'Hadrien. Parfois le nom d'un Empereur, soigneusement effacé, prouve que les orages lointains de la politique romaine avaient un écho dans ces lieux aujourd'hui si déserts.

Cependant le paganisme se maintenait sur plusieurs points, il régnait toujours le long de la Méditerranée, sur les rivages de cette mer toute païenne qui lui apportait les souvenirs et les richesses de la Grèce. A l'exception de Majume, toutes les villes du littoral, Gaza,Tabaath, Anthédon,Raphie, Béthélie, Ascalon, Joppé s'obstinaient dans le culte des Dieux : les temples, toujours encensés, s'élevaient au milieu des villes, les campagnes d'alentour étaient peuplées de sanctuaires, et, dans de faibles bourgs, des temples magnifiques, chefs-d'œuvre de l'art Grec, s'élevaient avec leurs colonnades et leurs portiques, sur des mamelons artificiels, et dominaient de leur masse harmonieuse et régulière tout le pays qui s'étendait à leurs pieds.

Dans l'intérieur, près du Mont Liban, Panéas offrait sa grotte consacrée au Dieu Pan avec ses inscriptions votives ; Sébaste, dans la Samarie, au pied du Garitzim, Scythopolis, sur les bords du Jourdain, et plus loin, près de la Mer-Morte et des frontières de l'Arabie, Aréopolis, Pétra, Phaëno avec son temple d'une architecture admirable, Elusa consacrée à Vénus demeuraient, malgré les Empereurs, toujours attachée à la religion païenne. — Mais la capitale du paganisme était, sans comparaison, la ville de Gaza avec ses huit temples consacrés au Soleil, à Vénus, à Apollon, à Proserpine, à Hécate, à Junon et à la Fortune. Le plus célèbre, celui du Jupiter Grec, surnommé Marnas, s'élevait comme une énorme tour ronde environnée d'une double ceinture de portiques, et pendant près d'un siècle, il brava les arrêts des Empereurs qui en ordonnaient la destruction. Gaza était entourée de bourgs voisins et dépendants dont elle était la Métropole et qui la soutenaient dans sa résistance, elle souffrait impatiemment le petit nombre de Chrétiens qui habitaient ses murs, et cette haine se manifestait dans les moindres circonstances.

Il semble étrange que le paganisme, aboli depuis trente années, eût encore en Orient tant de force et de vitalité ; à Rome et dans l'Italie, cette persistance est bien expliquée par la présence de l'antique et superbe aristocratie romaine qui défendait avec vigueur les Dieux dont elle se disait issue ; ses clients, ses esclaves formaient la population de Rome et couvraient les campagnes, tous partageaient la résistance obstinée de leurs puissants Patrons. Au contraire, en Orient, point de grandes familles indigènes, tenant par mille racines au sol natal et ralliant tout le peuple sous un patronage plusieurs fois séculaire, mais seulement une aristocratie de fonctionnaires, d'employés, noblesse d'un jour, sans prestige et sans indépendance, toujours inclinée vers le soleil levant ; puis une foule grossière de matelots, de Grecs, de marchands : un peuple attaché seulement au paganisme par ses passions.

Mais un corps nombreux et puissant était venu en Orient au secours du paganisme, c'étaient les Rhéteurs, sorte d'Université libre des villes de la Grèce et de l'Italie, célèbres par leur éloquence, habiles dans l'art d'émouvoir, au gré de leur parole, les esprits mobiles de la foule et de faire vibrer les passions ; ils opposèrent au Christianisme une résistance éclatante et désespérée. La chaire du Rhéteur luttait contre celle de l'évêque, et le Sophiste, appuyé sur une religion brillante, sur les souvenirs magiques de la Théogonie païenne qui se confondaient, dans le lointain, avec l'histoire même des peuples d'origine Grecque, sur les accents de cette poésie si religieuse et si croyante d'Homère et d'Eschyle et, si belle encore, quoique déjà sceptique, de Sophocle, de Pindare et d'Euripide, le Sophiste retenait, dans le lien des anciennes croyances, son auditoire charmé et disputait la jeunesse et l'avenir au Christianisme déjà souverain. Même quand la parole ne suffisait plus, ils appelaient à leur secours les pratiques illégales de la Théurgie et quelques-uns, comme Maxime, animaient d'une vie surhumaine les idoles encore debout, et, par leurs formules magiques, allumaient d'eux-mêmes aux mains des Dieux les flambeaux, symbole de la vie nouvelle qu'ils espéraient rendre au paganisme.

La haine des païens était demeurée sourde et contenue jusqu'à l'avènement de Julien, mais alors elle éclata avec fureur et n'eut bientôt plus de bornes. Julien cependant ne voulait pas persécuter, mais il s'y trouva fatalement conduit par sa politique, à double face, et les conséquences du principe qu'il adopta. Il voulait, disait-il, pour tous les cultes, liberté entière et absolue. Mais la liberté chrétienne était formée des ruines du paganisme : la plupart des Églises étaient d'anciens temples païens ; les autres avaient été bâties du prix des biens communaux ; leurs ornements arrachés aux idoles ; leurs revenus enlevés aux prêtres et aux sanctuaires païens.

Julien exige une restitution complète, révoque toutes les libéralités de Constantin et ordonne la restauration du paganisme aux frais des Chrétiens. Ceux-ci refusent, on veut les contraindre ; on fait quelques martyrs ; Julien, peu à peu enivré, tolère les premières violences : aussitôt les populations païennes se lèvent en masse contre les Chrétiens et se livrent, en Palestine et en Asie-Mineure, à une persécution furieuse et spontanée, mais avec l'approbation secrète de l'Empereur.

Les villes de la côte donnent le signal : Gaza, Anthédon, Ascalon, Béthélie se jettent sur les Chrétiens, incendient les églises, brûlent le monastère de saint Hilarion et le poursuivent lui-même, avec le consentement de l'Empereur, jusqu'au monastère de Bruchium, près d'Alexandrie. Sur la demande de Gaza, Julien révoque l'Edit de Constantin qui érigeait Majume en ville indépendante, il juge lui-même la cause et réunit Majume à la municipalité de Gaza. Majume demeura toujours une dépendance de sa rivale, un faubourg soumis à l'administration et aux magistrats de Gaza ; mais l'Eglise ne voulut point lui ôter son Évêque et un Concile de Palestine, au Ve siècle, la confirma dans tous ses droits de Diocèse distinct et séparé.

Forts de ce succès, les païens de Gaza mettent à mort tout une famille chrétienne dont les membres s'étaient signalés contre le paganisme, le Gouverneur les menace de la colère de l'Empereur et fait mettre en prison quelques-uns des chefs de l'émeute. Mais Julien destitue le Magistrat et répond à ses plaintes, que ce n'est point un si grand mal qu'un Grec tue dix Chrétiens. Alors la réaction païenne ne connaît plus de bornes : Gaza et Ascalon se livrent à des actes d'une férocité inouïe, les Chrétiens sont en proie aux plus affreux traitements. Panéas brise une statue de J.-C. élevée en reconnaissance d'un de ses miracles : du socle de cette statue, s'échappaient les longues tiges d'une herbe inconnue qui avait la vertu de guérir les malades, on la remplace par une image de Julien que la foudre brise au bout de peu de jours. Sébaste arrache à leur tombe les ossements de saint Jean-Baptiste elles réduit en cendres, mais des Moines du couvent de Philippe, à Jérusalem, parviennent à en sauver une partie que leur Abbé envoie bientôt en présent à saint Athanase. Les restes du prophète Elisée ont le même sort. — A Scythopolis les païens brisent le cercueil de l'ancien évêque Patrophile, et à Emmaüs, on comble une fontaine près de laquelle J.-C. s'était reposé.

En même temps, Julien persuade aux Juifs de rebâtir le temple de Jérusalem. D'abord méfiants et incertains, ils accourent bientôt de tous les points de l'Empire : Tibériade, Jamnia, Capharnaüm et les autres villes juives de la Palestine envahissent Jérusalem ; l'or des Juifs y afflue, les plus pauvres donnent leurs bijoux et leur argenterie ; on fabrique des pelles, des pioches, des corbeilles d'argent, pour construire le nouveau temple de Salomon ; le Président de la Province fournit les matériaux, et les préparatifs achevés, on court à la montagne du temple. Là s'élevaient encore de gigantesques pans de murs tout calcinés, des monceaux de décombres et de larges assises de pierre qui marquaient ras le sol l'enceinte écroulée de l'immense édifice ; au centre de la plate-forme, quelques débris des constructions intérieures et un angle de murailles, haut comme une tour, et bâti en blocs énormes ; enfin, comme pour insulter à cette désolation, deux statues équestres, l'une d'Adrien, l'autre d'Antonin. Ces ruines servaient aux Chrétiens comme de carrière où ils puisaient les pierres de taille pour leurs constructions.

Pour mieux assurer les fondations du Temple, les Juifs jettent bas ces débris, ils fouillent la terre et arrachent la plupart des blocs qui servaient de hase au temple renversé ; ils creusent des fossés profonds et se préparent à y asseoir les fondements du nouvel édifice. Les Chrétiens, effrayés de leurs menaces, s'étonnent à la vue de ces premiers travaux, mais l'évêque de Jérusalem, saint Cyrille, les rassurait en riant : « Ils ont bien arraché les dernières pierres de leur temple, disait-il, mais voyons-les bâtir. Et les Chrétiens, ranimés, se souvenaient que Cyrille, encore simple prêtre, avait prédit qu'un jour, dans l'espoir de rebâtir leur temple, les Juifs en arracheraient eux-mêmes les derniers vestiges.

Chacun sait comment fut abandonnée celle fameuse entreprise.


§ 2. — Troisième exil de Saint Cyrille (363-386).

Le Règne de Valens redonne la faveur aux Ariens. aussitôt Acace de Césarée qui, sous Jovien, faisait profession d'Orthodoxie, rentre dans leur parti et, avec le secours d'Eudoxe de Constantinople, devient tout-puissant auprès de l'Empereu. Mais ce succès fut court : au moment où Acace recommençait à poursuivre ses ennemis les Semi-Ariens, qui venaient de le déposer au Concile de Lampsaque, il mourut. Le siège de Césarée était vacant : Cyrille de Jérusalem s'en empare par une manœuvre hardie. La révolte de Procope occupait Valens et jetait quelque indécision dans les mesures des Ariens, Cyrille en profite, prend hardiment l'offensive, accourt à Césarée avec Denys de Lydda, quelques évêques de son parti et nomme évêque de Césarée un de ses prêtres appelé Philumène. Mais Valens revient victorieux, et l'Arianisme reprend partout l'avantage : le vieil ennemi de Cyrille, Euthyque d'Éleuthéropole, devenu, par la mort d'Acace, chef des Ariens de Palestine, entre de vive force à Césarée, avec l'évèque de Scythopolis, chasse Philumène et le remplace par un de ses partisans nommé Cyrille le Vieux. Bien décidé à rester maître à Césarée, Cyrille de Jérusalem chasse, à son tour, l'évêque Arien ; une lutte à main armée s'engage dans toute la Palestine, et Cyrille, un instant vainqueur, établit sur le siège disputé son propre neveu Gélase, distingué par ses vertus et historien déjà célèbre.

Alors parait un décret de Valens qui renvoyait en exil tous les évêques bannis par Constance et rappelés par Julien. Cyrille était directement frappé par ce décret, il résista encore et prolongea la lutte, mais il dut enfin céder et sortir une troisième fois de Jérusalem. Gélase avait déjà été chassé de Césarée, et Euthyque d'Éleuthéropole y avait établi Euzoïus, dont le seul mérite est d'avoir reformé la célèbre bibliothèque dispersée au milieu des troubles. Denis de Lydda fut en même temps proscrit pour avoir prêté son concours à l'évêque de Jérusalem.

L'exil de Cyrille dura jusqu'à la fin du règne de Valens" et pendant ce laps de temps, bien des événements se passèrent en Palestine.

Les mines de cuivre de Phaëno , à l'extrémité méridionale de la Palestine, sur les limites de l'Arabie, reçurent bientôt un nombreux convoi d'Orthodoxes bannis d'Alexandrie. On les envoyait travailler à ces mines renommées pour leur insalubrité, et où l'on ne reléguait d'ordinaire que les homicides parce que, au bout de quelques mois, les ouvriers y mouraient. En même temps, onze évêques d'Egypte et plus de cent anachorètes arrachés aux solitudes de la Thébaïde, étaient relégués dans la ville de Diocésarée, centre de la nationalité Juive, incendié par Gallus et déjà rebâtie parles Juifs. Les exilés y étaient soumis au plus dur isolement, on leur donnait à peine le nécessaire et il était sévèrement défendu de leur tendre le moindre secours.

Un jour cependant, on vint apprendre au Gouverneur de la ville que, chaque soir, une femme d'un extérieur misérable et pourtant d'un grand air, visitait en secret les prisonniers, leur apportait des aliments et les servait. Le Gouverneur pensa que c'était quelque Chrétienne de la Province et, dans l'espoir d'une rançon, la fit emprisonner. Quelques heures après, il en reçut une lettre : « Je suis fille de consul, disait-on, et j'ai été femme de plus Grand que vous ; je suis misérablement vêtue, mais quand je le voudrai, je le serai magnifiquement ; vous pensez m'effrayer par vos menaces, mais j'ai encore assez de pouvoir pour vous empêcher de toucher à mes biens. » C'était la fameuse Mélanie, surnommée l'Ancienne, qui avait quitté Rome après son veuvage, et était allée en Egypte vers les Solitaires. Pendant trois jours, elle en avait nourri cinq mille, assiégés dans leurs montagnes par les soldats de Valens, puis elle avait suivi en Palestine ceux que l'on y avait exilés. Le Gouverneur, confondu, se hâta de la délivrer et de solliciter le pardon hautain qu'elle lui accorda.

Du fond de l'exil, les évêques d'Egypte ne tardèrent pas à servir la cause de l'Orthodoxie : l'hérésie d'Apollinaire gagnait alors tout l'Orient ; les prisonniers écrivirent contre lui une réfutation victorieuse adressée aux Solitaires de Nitrie. Cette lettre émanée de Martyrs, eut le plus grand succès et contribua, dans une telle mesure, à la chute de l'hérésie, que saint Basile lui-même écrivit aux captifs pour les remercier.

Mais voici qu'une nouvelle d'une autre nature vint troubler la Palestine : les Sarrasins couraient le désert, pillaient tous les points sans défense et faisaient des incursions désastreuses jusque dans l'intérieur de la Palestine. Le Gouverneur de la Province avait marché contre eux, il était battu et demandait des secours au Maître des Milices d'Orient. Le bruit était exact : Valens avait traité avec le chef des Sarrasins de Pharan, tribu puissante et voisine des frontières, mais ce chef était mort, sa veuve, Mavie, avait recommencé la guerre et battu le Consulaire de Palestine. Le Maître des Milices vint lui-même à la rencontre des Sarrasins et, pour punir le Gouverneur de s'être laissé vaincre par une femme, il lui ordonna de restera l'écart, avec ses troupes, simple spectateur du combat.

La bataille présagea les futurs succès des Arabes : les Romains furent mis en déroute, les Sarrasins se lancèrent à leur poursuite et le désastre eût été complet si le Gouverneur de la Palestine, jetant ses troupes au-devant des Arabes, n'eût soutenu leur choc et protégé la retraite. Cette victoire, que célébrèrent longtemps les chants nationaux des Sarrasins, effraya Valens et lui fit demander la paix ; Mavic ne la voulut accorder que si l'on donnait pour évêque à sa tribu un Solitaire voisin nommé Moïse et renommé pour ses miracles. Mais Moïse refusa de se laisser sacrer par l'évêque arien d'Alexandrie : il fallut trouver un évêque orthodoxe, tous étaient en fuite ou en exil, et il est fort probable que l'on dût avoir recours aux prisonniers de Diocésarée.

Je ne sais si ce ne serait point à celte guerre malheureuse contre les Sarrasins qu'il faudrait attribuer la changement considérable qui s'opéra, à cette époque, dans le système administratif et militaire de la Palestine : jusqu'alors la Palestine n'avait formé qu'une seule Province régie par un Proconsul siégeant à Césarée : à la fin du règne de Valens, elle se trouve, sans cause apparente, divisée en trois parties appelées première, deuxième et troisième Palestine. Cette mesure était le résultat de l'affaiblissement général de l'Empire ; elle était inspirée par les mêmes motifs qui, cent ans auparavant, avaient obligé Dioclétien à donner au monde Romain deux Auguste et quatre Césars.

Les invasions allaienl croissant et assiégeaient l'Empire de tous côtés, aussi la division de la Palestine n'est-elle qu'un détail de tout une série de mesures destinées à renouveler le système militaire de l'Empire. Au lieu de ces opérations à larges bases, de ces mesures vastes et décisives qui assuraient, en une campagne, la sécurité de tout une ligne de frontières et qui distinguaient l'ancienne tactique romaine, on fractionne les opérations, on morcelle les commandements pour organiser, sur toutes les frontières, une défense plus rapide et plus facile. Aussi voyons-nous en même temps la Cappadoce divisée en deux parties ; la Lycaonie formée dans l'Asie-Mineure, et, un peu plus tard, la Cilicie, la Syrie, la Phénicie, l'Épire, l'Arabie, la Bythinie, le Pont, démembrés en deux et même trois Provinces (on peut y ajouter encore la Lycie formée dans la Lycaonie par Théodose II, et la Théodoriade démembrée des deux Syrie par Justinien). Jérusalem se trouvait ainsi reléguée au quatrième rang et voyait au-dessus d'elle, dans la hiérarchie administrative, outre Césarée, les villes de Scythopolis et de Pétra. Mais elle ne se préoccupait guère de cette déchéance ; elle était devenue comme le rendez-vous de toutes les hérésies : Ariens, Macédoniens, Appollinaristes se disputaient les églises, les Orthodoxes ne se maintenaient plus qu'au fond de quelques Monastères ; parfois cependant un des leurs montait en chaire et déconcertait les Ariens par une protestation inattendue.

Un célèbre auxiliaire était venu, du reste, relever leur courage : saint Eusèbe de Samosate, banni par Valens, parcourait alors, déguisé en soldat, les villes d'Asie-Mineure et de Palestine, ordonnait partout des prêtres et des évêques et devenait le Chef et le Centre d'une réaction orthodoxe.

A peine Valens est-il mort que nous retrouvons Cyrille à Jérusalem. Il y rencontrait, pour ennemis, non-seulement les hérétiques, mais encore les Moines orthodoxes qui ne pouvaient lui pardonner son élection par Acace de Césarée et sa liaison avec les Semi-Ariens. — Le désordre était si grand que l'année suivante le Concile d'Antioche s'en émut et chargea saint Grégoire de Nysse de visiter Jérusalem et d'y rétablir la paix. Mais son voyage fut inutile : Orthodoxes, Ariens et Apollinaristes refusaient absolument de reconnaître Cyrille ; ils avaient leurs églises et leurs assemblées à part. Mélanie l'Ancienne essayait de réunir à Cyrille les Pauliniens et les Macédoniens, mais elle était depuis trop peu de temps encore à Jérusalem, où elle s'était retirée après le départ des prisonniers de Diocésarée. Rufin venait de la rejoindre et elle achevait de bâtir, sur la montagne des Oliviers, un monastère de Religieuses et un hospice pour les pèlerins de plus en plus nombreux.

L'exil de Cyrille et les troubles de Jérusalem ne les avaient point arrêtés : depuis quelques années, on avait vu successivement saint Tryphile, évêque de Leucosie en Chypre et sa mère, venue avec lui ; le diacre Syr qui apportait à Eusèbe de Verceil des lettres d'Italie ; saint Gaudens de Brescia et saint Gaudence, futur évêque de Novare, saint Philorome, ami de saint Basile, Pierre de Galatie , Adolie de Tarse, Florentius, Héliodore, Olympius, Porphyre bientôt évêque de Gaza, Évagre du Pont et saint Turribe, évêque d'Astorga qui mit fin, en Espagne, à l'hérésie des Priscilianistes.

Toutes les nations se rencontraient à Jérusalem : on y voyait l'Arabe converti, mais tombé dans le schisme des Collyridiens ou des Antidicomarianites, les prêtres et les solitaires de l'Asie-Mineure, les Moines de Mésopotamie et de Palestine qui venaient visiter le Saint-Sépulcre, les évêques de Perse retrempant à Jérusalem leur foi et leur courage pour la prochaine persécution, les prêtres d'Italie et de Rome, les pèlerins des Gaules et d'Écosse apportant les aumônes des fidèles et des communautés d'Occident ; les malades allant aux eaux chaudes de Tibériade et de Gabare et quelquefois, au milieu de la foule, on voyait passer la figure amaigrie et inspirée de quelque solitaire d'Egypte ou de l'Inde.

Ceux qu'attirait l'espoir du gain étaient peut-être plus nombreux encore : les Marchands Grecs et Italiens y venaient acheter le baume d'Engaddi, les dattes de Jéricho, les blés de Palestine, les larges tablettes du bois de Setlim si recherché pour son éclat, sa légèreté, la finesse de son grain, et apportaient les vins de Gaza et d'Ascalon, les perles et les parfums de l'Inde venus par la Mer Rouge et le Port d'Aïla (les marchandises de l'Inde venaient aussi par Alexandrie.). Les Juifs, bravant les défenses des Empereurs, se glissaient à Jérusalem pour assister à la foire annuelle et pleurer, en secret, sur les débris du Temple ; les Syriens offraient les petits objets de piété dont on faisait déjà un grand commerce ; les mendiants affluaient de toutes parts, et venaient assiéger les voyageurs.

Sous l'influence de tant d'étrangers, Jérusalem avait suivi peu à peu l'exemple des grandes villes d'Orient : elle avait un théâtre, des mimes, des bains publics, un cirque bâti par Adrien, un tribunal, une garnison, le palais du Gouverneur, et malheureusement tous les désordres qui accompagnent la civilisation.

Cet aspect inattendu causa à l'évêque de Nysse une pénible surprise : sa tristesse et sa déception se peignirent dans une lettre amère adressée à un abbé de Cappadoce où il le dissuadait vivement du voyage de Jérusalem (Epist. II De iis qui adeunt Hierosolymam).

Cyrille finit par ramener les Moines orthodoxes et les Macédoniens, et, en 381, il put assister, avec Gélase de Césarée, Denys de Lydda, Macer de Jéricho, Priscien de Sébaste, Saturnin de Diospolis, AElien de Jemnia, Rufus de Nicopolis, Auxence d'Ascalon, au concile œcuménique de Constantinople assemblé par Théodose. Le rôle de Cyrille au concile ne nous est pas connu, mais il serait facile de le distinguer et, si le temps ne nous pressait, nous pourrions montrer la part qu'il a dû prendre au refus du concile de sanctionner l'accord fait entre Mélèce et Paulin, au sujet du siège d'Antioche, et à l'anathème posthume lancé par les évêques sur la mémoire des anciens chefs de l'Arianisme morts déjà depuis longtemps : Acace de Césarée, Eusèbe de Nicomédie, Patrophyle de Scythopolis, Euthyque d'Eleuthéropole. Désormais l'Histoire se tait sur saint Cyrille ; il acheva paisiblement à Jérusalem, sa vie si longtemps agitée, mais avant de mourir, il vit un autre Concile de Constantinople rendre, en 383, un solennel hommage à son Orthodoxie, à ses longs combats contre les Ariens et certifier à tous les évêques la légitimité de son élection.

Au moment où saint Cyrille terminait son épiscopat, la fiscalité romaine achevait de frapper la Palestine et de la dépouiller de tout ce qui pouvait rappeler son ancienne indépendance. La population agricole de notre Province se composait d'un ramassis de Grecs, de Juifs, de Samaritains et d'Arabes. Ces paysans sauvages, animés par le souvenir de leurs luttes avec les Romains, ne pouvaient se résigner à être, suivant la loi commune du Colonat, liés au domaine qu'ils cultivaient sans pouvoir jamais l'abandonner. Ils achetaient la protection des chefs militaires de la Palestine, changeaient, à leur gré, de Maîtres et de terres, et quand le propriétaire venait les réclamer en justice, l'officier accourait au tribunal, suivi de ses soldats - et le juge, tremblant, se hâtait de condamner le maître et de libérer le colon. Une loi de Théodose et d'Arcadius vint enlever aux fermiers cette indépendance illégale et menacer de peines rigoureuses l'officier qui prendrait la défense du colon fugitif ainsi que le maître nouveau qui l'accueillerait sur son domaine. La Palestine se courba frémissante sous ce niveau despotique, mais de fréquentes révoltes trahissent sa colère, et quand parurent les Perses et les Arabes, Juifs et Samaritains accourent au-devant d'eux, prêts à leur servir de guides.


- CHAPITRE IV -
La Palestine au temps de St. Jérôme et l'élection de Jérusalem en Patriarcat.


§ 1. — Saint Jérôme (386-421).

Cyrille eut pour successeur un prêtre nommé Jean, que ses ennemis accusèrent plus tard d'avoir embrassé le parti des Ariens quand ceux-ci dominaient à Jérusalem. Il est difficile de préciser le caractère du nouvel évêque, malgré les insinuations de ses adversaires, il eut toujours dans l'Église une haute réputation ; le Pape Anastase lui adressa les lettres les plus flatteuses, et sa noble conduite envers saint Jean Chrysostome prouve qu'il en était digne. Mais son esprit despotique et un attachement peut-être exagéré à ces prérogatives épiscopales l'entraînèrent, avec saint Jérôme et saint Épiphane, dans une lutte regrettable et qui n'a pas laissé de répandre sur sa mémoire comme une ombre d'injustice et de passion.

Son épiscopat est l'époque de l'épanouissement complet de la vie religieuse en Palestine. Sous lui, Jérusalem devient comme un centre lumineux qui répand sur toute l'Église la lumière et la science, et où viennent se grouper les plus illustres personnages de l'Occident.

Les bords du Jourdain se couvraient d'églises et se peuplaient de solitaires fameux dans les légendes ascétiques de la Palestine ; sur la plage des environs de Gaza, Hézyque, disciple préféré de saint Hilarion, avait relevé le monastère brûlé sous Julien et y gardait, avec de nombreux disciples, le corps du saint dérobé secrètement à l'île de Chypre ; un religieux du Sinaï nommé Sylvain fondait à Gérare, sur les rives désolées du torrent de Bésor, un grand monastère gouverné, après lui, par son disciple Zacharie. La Laure de Pharan était agrandie par l'abbé Elpide, et sur le plateau de Bethléem, à côté de l'église d'Ader, on voyait un monastère, déjà ancien, où venait tout récemment d'être institué l'office de Prime (Cassien, De Caenobiorum institutis, III, 4.) que chanteront bientôt, au lever du jour, tous les monastères d'Orient et d'Occident. Il y avait alors, dans ce monastère, un moine nommé Cassien, qui y demeurait depuis son enfance ; ce moine viendra plus tard dans les Gaules et fondera, sur les rives de la Méditerranée, la célèbre abbaye de Saint-Victor.

Dans les cellules du Sinaï, vivait un solitaire fameux par ses miracles et les menaces prophétiques que, du fond du désert, il ne cessait d'adresser aux plus grands personnages de la Cour. C'était saint Nil. Il entretenait, en ce moment, une correspondance étrange avec ce redoutable chef Goth appelé Gainas, qui, peu après, fit périr Rufin et fut au moment de renverser Arcadius. Les solitaires du désert se passaient, de main en main, un livre écrit par saint Nil et qu'on appelait l'Ascétique : c'était une exhortation, pleine de vie et de feu, à l'austérité et à la pénitence ; il avait aussi formé un recueil de maximes d'une vérité âpre et d'une justesse énergique et concise. On citait encore de lui quelques sermons fort remarquables et de petits traités dogmatiques sur divers sujets.

Les plus beaux noms de l'Occident se retiraient en Palestine ; Mélanie l'Ancienne avait déjà commencé et donnait alors, dans son monastère du Mont des Olives, l'hospitalité à des hôtes illustres. Sous ses auspices, le prêtre Rufin écrivait les deux livres de son Histoire ecclésiastique; le moine grec Pallade, futur évêque d'Hellénopole, rassemblait les éléments de son Histoire Lausiaque, où est résumée, en récits courts et simples, toute la vie des solitaires - pendant qu'assis auprès d'eux, l'Arménien Baccouros, Gouverneur de la Palestine, et qui plus tard se fit tuer glorieusement en rompant, à la tête de la cavalerie impériale, le front de l'armée d'Arbogaste, racontait les curieux détails de la conversion des Ibères par une captive chrétienne.

En même temps, Paula, Eustochie, saint Jérôme arrivaient aussi à Jérusalem, parcouraient la Palestine et se fixaient à Bethléem. Paula y bâtit deux monastères, l'un pour Jérôme et ses disciples, l'autre pour elle, sa fille Eustochie ef la colonie de femmes qui se réunit bientôt auprès d'elle. Le monastère de Jérôme était situé un peu à l'écart, au pied des collines boisées de Bethléem ; on y arrivait par un sentier qui se séparait de la grande voie Romaine au tombeau d'Archélaüs, et de là on avait pour perspective la vaste Basilique élevée par sainte Hélène. Celui de Paula était plus retiré ; il se cachait au fond d'une des gorges étroites qui s'ouvrent dans les collines, et ses ruines ont été longtemps reconnaissables aux nombreux caroubiers qui les ombrageaient. Chacun des monastères avait sa chapelle d'architecture byzantine ; de hautes murailles les environnaient et une grosse tour, qui dominait celui de Jérôme, était destinée à mettre à l'abri des courses trop fréquentes des pillards.

C'est de là que sortirent ces vastes travaux sur les Écritures, ces commentaires des livres les plus obscurs de l'Ancien Testament, et surtout cette fameuse version de la Bible appelée la Vulgate, où le latin - dont Lucrèce, Cicéron et Sénèque regrettaient déjà la pauvreté vis-à-vis du grec - se mesura avec la plus riche et la plus abstraite des langues alors connue : l'hébreux. Le latin, langue rude et simple, admirable pour exprimer - en un seul monosyllabe ou en phrases courtes et précises - tout le cycle des objets matériels, fut ployé aux abstractions philosophiques et religieuses d'une langue bien plus riche et bien plus concise encore que le grec. Aussi Jérôme fut-il obligé de s'attacher bien moins aux mots qu'au sens, et d'exprimer la pensée plutôt que de traduire les phrases de l'original.

L'influence théologique et morale de ces Monastères sur l'Église fut considérable : il en partait sans cesse une correspondance active et féconde avec l'Italie, les Gaules, l'Espagne et l'Afrique, et surtout des réfutations véhémentes de toutes les hérésies. Pendant que, du Sinaï, saint Nil combattait les Ariens et les derniers restes du paganisme, Jérôme luttait, pied à pied, contre Jovinien, Vigilance, Origène, et, plus tard, contre Pélage et les accablait de la force irrésistible de sa logique et de l'éblouissante richesse de ses textes. Malheureusement, après quelques années, s'engage entre Jérôme et Rufin, à propos d'Origène, cette querelle où toute l'Église fut mêlée et qui troubla si longtemps la vie et les travaux de Jérôme. L'évêque de Jérusalem prit parti pour Rufin, saint Épiphane, évêque de Chypre, Vigilance, envoyé par Paulin de Noie, Isidore, par le patriarche d'Alexandrie, les lettres du Pape Anastase et de saint Augustin, l'intervention du gouverneur de la Palestine, Archélaüs, ne firent qu'irriter le débat. Le favori d'Arcadius, Rufin, lança contre Jérôme, à la prière de l'évêque de Jérusalem, un ordre d'exil presqu'aussitôt révoqué par le meurtre du tyrannique ministre, et, malgré des réconciliations illusoires, la mort seule de l'un des adversaires put mettre fin à cette douloureuse querelle.

Les visiteurs et les pèlerins arrivaient en foule à Bethléem, attirés par les Saints-Lieux et la renommée de Jérôme, grande en Occident ; Paula ajouta, pour eux, un hospice au monastère de Jérôme ; elle y reçut Alype, ami de saint Augustin, Eusèbe de Crémone qui ne la quitta plus, les moines gaulois Posthumien et Apodème, l'historien Paul Orose, Ausone, noble Dalmate, Paul évêque d'Egypte, chassé par Théophile d'Alexandrie, les copistes envoyés d'Espagne par Lucinius pour transcrire les œuvres de saint Jérôme, le prêtre Océanus qu'elle avait connu à Rome, Vigilance et Sabinien qui la payèrent d'ingratitude.

La célèbre Fabiola vint aussi à Bethléem ; elle voulait fonder un monastère près de celui de Paula, mais en ce moment on apprit que les Huns, appelés par le ministre Rufin, avaient franchi le Caucase, assiégeaient Antioche et se mettaient en marche pour piller Jérusalem. Toute la Palestine était dans la terreur. Paula, Jérôme, Fabiola et leurs compagnons coururent à Joppé, prêts à mettre à la voile au premier signal ; à Jérusalem, soldats et habitants relevaient en hâte les vieux remparts bâtis autrefois par Adrien et tombés en ruine depuis de longues années. L'approche de Stilicon, qui accourait d'Italie, fit retirer les Huns, mais Fabiola ne voulut plus revenir à Bethléem ; elle préféra la sécurité de Rome aux émotions trop vives de la Palestine. Comme expiation de ces alarmes, on vit, quelques mois après, arriver à Jérusalem, la veuve et la fille de Rufin qui, tremblantes encore des périls auxquels elles venaient d'échapper, se réfugiaient pour toujours dans cette ville , témoin déjà de tant d'infortunes.

Les doctrines d'Origène, causes de la rupture entre Jérôme et Rufin, ne tardèrent pas à troubler aussi l'Egypte : les solitaires de Scéthé et de Nitrie, que l'évêque d'Alexandrie, Théophile, chassait de leurs déserts, sous prétexte d'origénisme, passèrent à Jérusalem et vinrent s'établir dans les environs de Scythopolis. Là les palmiers, en grand nombre, leur offraient les tiges flexibles dont ils tressaient des corbeilles pour gagner leur pauvre et austère existence. La haine de Théophile les poursuivit dans cette retraite, et les solitaires furent obligés d'aller jusqu'à Constantinople, demander justice à l'Empereur et à saint Jean Chrysostome.

L'évêque de Constantinople sollicita pour eux, mais ses instances irritèrent le patriarche d'Alexandrie qui l'accua auprès d'Arcade, de concert avec l'Impératrice Eudoxie. Saint Jean Chrysostome fut exilé ; ses persécutions eurent un écho en Palestine et y trouvèrent des sympathies : l'évêque de Jérusalem prit hautement sa défense et se prononça contre ses accusateurs avec tant de fermeté que saint Jean Chrysostome l'en remercia publiquement. Le célèbre saint Nil écrivit à l'Empereur une lettre impérieuse pour lui demander le rappel de Chrysostome ; l'Empereur refusa. Mais bientôt il implora lui-même l'intercession du solitaire : la foudre avait incendié une partie de Constantinople, de sourds tremblements déterre ébranlaient le reste de la ville, toute la province avait été ravagée par un grêle extraordinaire, et l'Impératrice Eudoxie, la plus violente ennemie de saint Jean Chrysostme, était morte subitement. A son tour, le solitaire refusa et reprocha à l'Empereur , dans les termes les plus véhéments, l'injuste proscription de l'évêque de Constantinople.

Mais en ces temps de troubles et d'invasions, le solitaire n'était pas plus en sécurité que l'Empereur. Les Sarrasins, qui avaient déjà massacré quelque temps auparavant les anachorètes de Thécoë, parurent devant le Sinaï ; les religieux étaient de retour des funérailles de Paula, qui avaient fait accourir à Jérusalem tous les couvents et les solitaires de la Palestine ; attaqués à l'improviste ils n'eurent pas le temps de gagner la tour de refuge dont les murs épais les eussent défendus ; un grand nombre furent égorgés, les plus jeunes, emmenés pour être vendus comme esclaves, et quelques-uns, parmi lesquels on compte saint Nil, remis en liberté. Ceux-ci se retirèrent au sommet de la montagne dont une terreur superstitieuse éloignait les Sarrasins : d'antiques traditions leur faisaient croire, nous dit saint Nil, que la majesté de Dieu résidait sur ces sommets. Quelques années après, les Sarrasins recommencèrent encore leur pillage ; ils coururent par toute la Palestine et faillirent surprendre Jérôme dans son monastère.

Le massacre du Sinaï coïncide avec la chute définitive du paganisme à Gaza. Le fameux temple de Marnas qui, depuis Constantin, bravait, du milieu de ses colonnades et de ses portiques, les ordres des Empereurs, venait d'être détruit par l'évêque Porphyre, et une belle église chrétienne s'achevait sur son emplacement. Porphyre, gardien de la Sainte-Croix dans l'église du Saint-Sépulcre, sacré Evêque de Gaza par le métropolitain de Césarée, avait résolu d'extirper le paganisme dans cette ville où l'on comptait à peine trois cents Chrétiens. Avec l'appui de saint Jean Chrysostome, il avait obtenu un décret d'Arcadius qui ordonnait de fermer tous les temples de Gaza et d'en briser les statues, mais celui de Marnas échappa encore : il fut sauvé par la cupidité de l'officier chargé de l'exécution du décret. Alors Porphyre alla lui-même à Constantinople avec l'évêque de Césarée, et grâce à l'impératrice Eudoxie, reçut enfin le pouvoir exprès de détruire le temple rebelle. A son retour, il le fit brûler et éleva, sur son emplacement, une vaste église en forme de croix dont l'Impératrice Eudoxie envoya les colonnes - et que l'on appela de son nom ; la basilique Eudoxienne.

Les chrétiens d'Aréopolis et de Raphie voulurent suivre cet exemple, mais les païens prirent les armes ; de violents combats s'engagèrent à la porte des temples et il fallut l'intervention des garnisons romaines pour que des églises chrétiennes s'élevassent enfin sur leurs ruines. En même temps au fond des montagnes d'Éleuthéropole, une église achevait d'être construite sur le tombeau du prophète Michée - tombeau découvert, depuis quelques années, avec celui du prophète Habacuc (vers la même époque, en 406, se place la translation solennelle des reliques du prophète Samuel, de Palestine à Conslantinople).

Le massacre des solitaires et les courses des Sarrasins ne furent pas les seuls malheurs de cette période qui compte cependant parmi les plus florissantes de la Palestine : la peste s'y joignit et bientôt après, une invasion de sauterelles ravagea toute la Province. Les habitants des campagnes, pressés par la faim, venaient en foule implorer l'aumône auprès des couvents et des solitaires, réduits eux-mêmes à la plus extrême indigence. Un évêque de France vint à leur secours : le diacre Sizinne apporta aux Monastères de Palestine les aumônes de saint Exupère, évêque de Toulouse, et saint Jérôme, en retour, dédia à l'illustre évêque son nouveau commentaire sur Zacharie.

Mais qu'étaient ces malheurs auprès de ceux que la Palestine eut bientôt à soulager. Rome avait été prise ; les Goths avaient mis au pillage la vieille capitale, incendié les palais, dispersé la superbe aristocratie héritière des grands noms de la République. A chaque instant, des bandes de malheureux affamés et demi-nus venaient frapper à la porte des couvents de Bethléem et de Jérusalem. C'étaient les plus grands seigneurs de Rome, les femmes et les filles des plus nobles maisons, échappées à grand'peine à l'épée des Goths et à la rapace barbarie des proconsuls romains ; il retrouvaient, dans ces couvents, d'anciens amis, exilés volontaires, qui donnaient à ces proscrits les consolations de l'amitié et les secours de la charité chrétienne.

Les couvents de sainte Paule et celui de Mélanie reçurent le plus grand nombre de ces illustres mendiants, et l'âme de saint Jérôme demeura comme froissée à la vue de tant de misères succédant à tant d'orgueil et de splendeur.

Vers la fin de 411, une nouvelle lutte de doctrine vint diviser saint Jérôme et l'évêque de Jérusalem. Pélage avait passé d'Afrique en Palestine, et une vive polémique s'était engagée entre ses partisans et saint Jérôme. Les prêtres de Jérusalem demandèrent à l'évêque une conférence entre Pélage et Paul Oroze que saint Augustin venait d'envoyer à saint Jérôme et qui avait assisté à la condamnation des Pélagiens en Afrique. Mais l'inclination secrète de l'évêque pour Pélage, et les fourberies des Pélagiens rendirent la conférence inutile ; Paul Oroze et l'évêque de Jérusalem s'accusèrent mutuellement d'hérésie, et cette rupture, jointe aux instances des deux évêques de France, Héros d'Arles et Lazarre d'Aix, obligèrent Euloge, métropolitain de Césarée, à réunir, à Diospolis, un concile des évêques de la Province. Les Pélagiens y furent condamnés, mais Pélage, lui-même, déclaré exempt de l'hérésie qui portait son nom. Cette distinction, peu justifiable, fut le résultat des efforts de l'évêque de Jérusalem et des artifices de Pélage qui nia ses propres doctrines et les anathématisa lui-même.

Pendant que l'évêque de Jérusalem était encore à Diospolis, il apprit qu'on venait de découvrir, près d'Éleuthéropole, le corps de Zacharie, fils de Joad, jadis assassiné par ordre du roi Joas, et, presqu'en même temps, ceux de saint Etienne, de Nicodèrne et du rabbin Garnaliel, converti par saint Paul. L'évêque alla sur le champ à Eleuthéropole, constata la découverte, et rapporta dans l'église de Sion le corps de saint Étienne.

Au moment où l'on découvrait le tombeau du premier Gamaliel, une loi de Théodose II venait de dépouiller un autre Gamaliel, son descendant, du titre de Préfet, et de supprimer la dignité de Patriarche - jusqu'alors héréditaire dans cette famille. Ce Gamaliel avait été longtemps redoutable par son audace et par son crédit : il régnait despotiquement sur les Juifs, étendait sans cesse sur les Chrétiens ses empiétements audacieux, et se faisait le juge de tous les procès où les Juifs étaient intéressés ; des dignitaires de l'Empire avaient voulu s'opposer à ses violences, ils étaient devenus les victimes de ses intrigues. Enfin son imprudence le perdit : Théodose le dépouilla de ses honneurs, le priva de ses dignités, et, lorsqu'après quelques mois, Gamaliel mourut, sa disgrâce s'étendit jusqu'au Patriarcat ; ce titre fut aboli et les Juifs n'eurent plus que des Pontifes inférieurs, sans crédit dans l'Empire et presque sans influence parmi leurs coreligionnaires.

Les partisans de Pélage, fiers de leurs succès à Diospolis et de l'appui secret de l'évêque de Jérusalem, voulurent se venger de Jérôme. Une nuit, les portes des monastères d'Eustochie et de saint Jérôme sont forcées, une troupe de paysans et de bandits envahissent les cours des monastères, incendient les bâtiments, frappent ceux qu'ils peuvent atteindre, assassinent un diacre et poursuivent Eustochie et sa nièce Paula la Jeune, qui fuient vers le couvent de Jérôme, et gagnent, avec lui, la grosse tour du monastère. Après quelques heures de siège, les assaillants se retirent. Cette indigne agression n'eut pas de châtiment; Jérôme demanda justice à l'évêque de Jérusalem. Celui-ci ne répondit pas et l'on se disait, tout bas, que l'évêque lui-même était le complice secret des Pélagiens. Tant d'indifférence fit craindre à Jérôme de nouvelles attaques, et, pour les prévenir, il s'adressa au Pape Innocent, et lui demanda son intervention. Le Pape consola Jérôme et Eustochie, et écrivit à l'évêque de Jérusalem une lettre sévère où il lui reprochait vivement son injuste et coupable inactions. Mais quand la lettre arriva, l'évêque était mort, et la missive du Pape fut remise à son successeur.

C'était Prayle, aussi doux, nous dit Théodoret, de caractère que de nom. Comme son prédécesseur, il fut d'abord gagné par Pélage et lui permit de demeurer à Jérusalem ; il répondit même par une protestation chaleureuse à la lettre écrite à Jean de Jérusalem par le Pape Innocent. La réponse de Prayle fut reçue par le Pape Zozime, successeur d'Innocent, et ce Pape en fait mention dans sa circulaire aux évêques d'Afrique. Mais l'année suivante, les évêques d'Aix et d'Arles, qui avaient déjà fait assembler le concile de Diospolis, persuadèrent à l'évêque d'Anlioche de tenir un concile dans cette ville, métropole de tout l'Orient ; Pélage y fut condamné et Prayle, qui figurait au concile, convaincu maintenant des erreurs de son protégé, le chassa de Jérusalem.

Le court épiscopat de Prayle n'est signalé que par l'arrivée, en Palestine, de Mélanie la Jeune, petite-fille de la célèbre Mélanie, avec Pinien, son mari, et sa mère Albine ; par la mort de sainte Eustochie qui avait succédé à Paula dans le pénible gouvernement des monastères de Bethléem ; par un tremblement de terre à Jérusalem et des prodiges, au sujet desquels l'évêque adressa à ses collègues une lettre pastorale ; et enfin, par la mort de saint Jérôme, en 420. Les dernières années du célèbre vieillard s'étaient passées dans l'isolement : saint Jérôme demeurait à Bethléem comme un débris de la petite émigration romaine jetée en Palestine par les élans de la piété et le souffle des invasions.

Sauf Mélanie la Jeune, Albine et Pinien, renfermés dans leur couvent du Mont des Olives, et Paula la Jeune, arrivée à Bethléem pour assister à la mort de sa tante Eustochie, Jérôme n'avait plus d'amis en Palestine. Autour de lui s'élevait une génération nouvelle de prêtres et de moines, étrangère et presque hostile à l'Occident : le prêtre Hésyque faisait, par sa science et l'éclat de sa parole, l'admiration de Jérusalem et la gloire du clergé Grec ; ses commentaires sur l'Écriture rivalisaient avec ceux de Jérôme (Ménologe des Grecs, 28 mars. — Il en reste un Commentaire sur leLévitique, sur Ezéchiel, sur les douze pelits Prophètes ; on a encore de longs fragments d'un Commentaire sur les Psaumes, plusieurs Sermons et la Vie de saint Longin le Centurion Migne, Patrol, gr., t. 93), et son grand ouvrage sur les solitaires (Photius, Bibliothèque, c. 198) était préféré aux traités ascétiques de saint Nil ; saint Passarion, fondateur d'un monastère à Jérusalem, éclipsait, par l'austérité inouïe de sa règle, la direction plus mesurée de saint Jérôme.

Un solitaire, destiné à effacer la renommée de tous, commençait à attirer la foule autour de sa sauvage retraite, au fond des solitudes de la Mer Morte : c'était saint Euthyme. D'abord religieux de la Laure de Pharan, il y avait contracté, avec un doses compagnons, saint Theoctiste, l'amitié la plus étroite, et tous deux s'étaient enfoncés dans les déserts pour y pratiquer la vie religieuse dans sa plus austère perfection. Des pâtres égarés les avaient trahis ;i: les disciples et les malades étaient accourus6, les religieux de Pharan, désertant leur Laure, étaient venus les rejoindre, et un monastère s'était formé au-dessous de la caverne qui avait servi de premier asile aux deux fugitifs. Un fait étrange venait encore de grandir la renommée d'Euthyme : le chef d'une tribu Arabe soumise aux Perses était venu lui présenter son fils malade ; le solitaire avait guéri l'enfant - et le chef, par reconnaissance, s'était fixé, avec sa tribu, aux alentours du monastère et y fondait, sous les auspices d'Euthyme, une ville nouvelle que l'on appelait déjà Paremboles ou Le Camp.

Au milieu de ces gloires naissantes, la mort de saint Jérôme passa sans bruit, et le grand docteur, dont la parole avait éclairé et remué le monde, s'éteignit silencieusement à Bethléem, entre Eusèbe de Crémone et Paula la Jeune. On l'ensevelit dans la crypte de Bethléem auprès de sainte Paule et de sainte Eustochie ; les pèlerins d'Occident vinrent de siècle en siècle, s'incliner devant son tombeau, mais les Grecs passèrent toujours avec indifférence , jamais, dans leurs voyages, ils ne parlent du tombeau de Jérôme : on dirait qu'ils ont voulu ensevelir, dans un oubli calculé, ce grand nom qui avait si longtemps représenté parmi eux, la rude mais sûre doctrine de l'Occident.

Les Grecs ne parlent de saint Jérôme que pour le maudire (Pallade, Hist. Lausiaque, c 78, 79, 125). — Théodore de Mopsuste l'appelle Aram, c'est-à-dire malédiction (Photius, Biblioth.,c. 177). — Les pèlerins Latins leur rendaient cette haine avec usure. Voici les paroles d'un voyageur anonyme qui a écrit en vieux français une description de Jérusalem, publiée par M. le Comte Beugnot dans le tome II des Assises de Jérusalem, et par M. de Vogué, à la suite des Églises de la Terre Sainte, p. 444 : « Je ne vous ai mie nommé ne nommerai les Abéies et les Moustiers de Suriens, ne de Gréjois, ne des Jacobins, ne des Boanins, ne des Nestoriens, ne des Hermins, ne des autres manières de gens qui n'estaient mie obéissant à Rome dont il y avait Moustiers et Abéies en la cité ; pour ce ne vous vueil mie parler de toutes ces gens que je ici nomme qui n'estaient mie obéissant à la loi de Rome. » Fidèles à ce dédain, les pèlerins Latins ne parlent jamais des religieux ni des couvents Byzantins : je ne connais d'exception à cette règle que saint Villibald et Sœwulf, parlant de la Laure de saint Sabas (Saint Willibaldi Hodaeporicon dans Canisius, Antiquae Lectiones, t. IV, p. 502. — Sœwulfi Peregrinatio, p. 847, t. IV (Mém. de la Société de Géographie), et l'anonyme latin de 1130, publié par M. de Vogué (Églises de la Terre Sainte, p. 412), qui rappelle l'hospice fondé à Jéricho par saint Sabas.

Paula la Jeune demeura seule dans le couvent fondé par son aïeule, et dont le gouvernement semblait héréditaire dans sa maison. Cette pâle figure d'exilée attire par sa solitude et son silence ; elle n'a pas d'histoire, sa vie de recluse passe inaperçue au milieu des luttes qui vont remplir la Palestine, et la destinée de son couvent se perd parmi les grandes fondations religieuses de saint Euthyme , de saint Gérasime et de saint Sabas.


§ 2. — L'évêque Juvénal aux Conciles d'Éphèse et de Chalcédoine (421-451.)

Prayle, à ce qu'il semble, mourut vers 421, et il eut, pour successeur, Juvénal dont ou ignore absolument l'histoire jusqu'à son élection.

Juvénal ne compte point parmi les grands évêques de Jérusalem, et cependant c'est lui qui remporte ce fameux titre de Métropolitain refusé à saint Macaire par le concile de Nicée, et que ne purent conquérir les longs efforts de saint Cyrille.

Nous voyons Juvénal débuter par une usurpation flagrante sur les droits des métropolitains de Césarée et, depuis ce moment, il ne cesse de poursuivre ses projets avec une opiniâtreté habile et sans scrupule qui finit par le mener au but. Les circonstances, du reste, étaient favorables : les évêques de Césarée n'avaient plus la vigueur ni le crédit d'Eusèbe, d'Acace et d'Euzoiüs. Ces puissants Métropolitains qui, au temps de l'Arianisme, dominaient toute l'Asie, ont disparu de la scène et se sont confinés dans le silence et l'inaction. Après Gélase, neveu de saint Cyrille, et Jean qui n'avaient joué aucun rôle politique, était venu Euloge, caractère faible et mobile, d'abord ami, puis adversaire de saint Chrysostome ; enfin, Domninus, ordonné évêque par Prayle de Jérusalem nous serait absolument inconnu sans un passage de Théodoret qui le nomme au sujet d'un point de discipline ecclésiastique. Aussi ne le verrons-nous point figurer dans la lutte ; ce sont les évêques d'Antioche, supérieurs ecclésiastiques de tout l'Orient, qui, aidés de Cyrille d'Alexandrie, vont résister à Juvénal, et c'est à eux qu'il finira par arracher le titre, objet de son âpre ambition.

Les Sarrasins, convertis par saint Euthyme et qui s'étaient établis près de son monastère, avaient élevé une église au milieu de leur ville nouvelle, ils demandaient maintenant un évêque. C'était à Domninus de Césarée qu'il appartenait de le choisir et de l'ordonner, mais saint Euthyme s'adressa à Juvénal qui, à sa demande, sacra aussitôt évêque de Paremboles, l'ancien chef de ces Sarrasins, appelé Pierre depuis son baptême. Cet acte audacieux, qui ouvrait décidément la lutte avec Césarée, n'excita pas de réclamation ; Juvénal continua, sans entraves, ses empiétements, il dépassa même les limites de sa province, et ordonna des évêques non-seulement en Palestine, mais encore dans l'Arabie et la Phénicie. Ses ambitions n'allaient à rien moins qu'à devenir le premier évêque de l'Orient, et à soumettre à Jérusalem toutes les Églises d'Asie.

La seule trêve à ces usurpations fut la réception à Jérusalem du célèbre historien d'Arménie, Moïse de Chorène, et la dédicace d'une église dans la Laure établie par saint Euthyme au milieu des montagnes de Jéricho, à sept milles de Jérusalem. Le solitaire s'y était retiré pour fuir ceux qui venaient, de toutes parts, l'assiéger, mais l'évêque de Paremboles avait découvert sa retraite et lui avait fait construire une chapelle et quelques cellules ; les disciples étaient encore accourus, une Laure s'était formée, et Juvénal vint en bénir l'église. Il fut accompagné, dans cette occasion, par ces deux prêtres, alors si renommés dans tout l'Orient, Hésyque et Passarion.

L'évêque de Jérusalem désirait voir ses prétentions reconnus solennellement par l'Église : une lettre du Pape Célestin lui fit espérer une prochaine réalisation de ce vœu. Cette lettre - espèce de circulaire adressée par le Pape aux principaux évêques d'Orient - apprenait à Juvénal l'hérésie et la condamnation du Patriarche de Constantinople Nestorius.

Cet évêque attaquait le mystère de l'Incarnation et refusait de reconnaître en Jésus-Christ, l'union personnelle des deux Natures divine et humaine : Cyrille d'Alexandrie l'avait convaincu d'erreur, et le Pape l'avait condamné dans une assemblée d'évêques à Rome. Cette nouvelle fut confirmée à Juvénal par une lettre de Cyrille d'Alexandrie, et suivie bientôt d'une invitation de se rendre au concile général d'Éphèse, réuni pour juger définitivement Nestorius. Juvenal y vint, avec les évêques de Palestine sur lesquels il avait pris un singulier empire et qui lui demeurèrent toujours fidèles : Saïde de Phaëno, Théodule d'Éluse, Pierre de Paremboles, Paulien de Majume, Paul d'Anthédon, Nestoras de Gaza, Fidus de Joppé, Romain de Raphie, Jean de Sycamazon, Ennepe de Maximianopolis.

Le haut rang que Juvénal prit au Concile et le besoin qu'avaient les Orthodoxes, persécutés par la Cour, de se concilier les grands évêques d'Asie, lui parurent une garantie de succès. Il choisit avec habileté le moment de faire valoir ses prétentions : ceux qui avaient intérêt à les faire rejeter étaient absents ; l'évêque de Césarée n'était pas venu, et le patriarche d'Antioche, métropolitain commun de Césarée et de Jérusalem, s'était déclaré l'ennemi du concile. Juvenal avait même été la cause de cette scission : il avait déterminé les évêques à ne pas attendre le patriarche d'Antioche qui était en retard, et à juger, sans lui, la cause de Nestorius. A peine la condamnation étail-elle prononcée, que le Patriarche arrivait ; blessé de ce manque d'égards, il avait aussitôt formé, avec ses suffragants, un concile rival et déposé les principaux évêques de l'autre parti. Juvenal profitant de la situalion, réclamait, outre la juridiction sur les trois Palestines, la Phénicie et l'Arabie, la préséance hiérarchique sur l'évêque d'Antioche.

Le succès de Juvénal semblait assuré, mais il rencontra un adversaire inattendu : Cyrille d'Alexandrie, président du concile, et qui venait d'être déposé par le conciliabule de l'évêque d'Antioche, ne put néanmoins souffrir une si flagrante injustice et une violation si formelle des règles de l'Église ; il démontra la fausseté des pièces que produisait Juvénal ; fit échouer sa demande devant le concile, et écrivit même à Rome pour que l'on se tînt en garde contre ses intrigues. Seulement, de peur que l'évêque de Jérusalem, aigri par ce refus, n'allât se réunir aux hérétiques, Cyrille en adoucit la forme et lui laissa même quelque espérance. Cette crainte n'était pas fondée, car l'ambition de Juvénal reçut des partisans de l'évêque d'Antioche un accueil encore moins favorable : ils portèrent une plainte contre Juvénal et le dénoncèrent à l'Empereur, comme coupable d'ordinations illicites et d'empiétements frauduleux sur les droits des évêques d'Antioche.

Juvénal ne se laissa pas décourager par cet échec, et dès son retour, il ordonnait évêque de Jamnia un de ses partisans nommé Stéphane. Tant d'opiniâtreté indigna les Orthodoxes et il fut vivement question d'excommunier l'évêque de Jérusalem ; Cyrille d'Alexandrie et Proclus de Constantinople qui s'opposèrent à cette mesure, furent sévèrement blâmés, et Cyrille crut devoir s'excuser sur le malheur des temps et le danger de grossir les rangs des hérétiquess.

Cependant la Palestine était paisible, les entreprises de Juvénal, favorisées par tous les évêques de la Province, ne la troublaient point ; c'est à peine si l'on mentionne la querelle d'un des principaux habitants de Nicopolis avec l'abbé d'un monastère voisin qu'il voulait dépouiller d'une terre à sa convenance. Mais une grande nouvelle vint bientôt émouvoir Jérusalem : Mélanie la Jeune revenait de Constantinople - et annonçait partout l'arrivée prochaine de l'impératrice Eudocie.

C'était cette fameuse Athénaïs qui tient une si grande place dans les Histoires du Bas-Empire, fille d'un philosophe d'Athènes, nourrie dans l'étude des lettres et de la poésie grecques, ornée de toutes les grâces, elle était allée jadis à Constantinople pour attaquer, en vertu des lois de la Quarte Falcidie, le testament de son père qui la déshéritait sans motif (en vertu d'un principe introduit par les Jurisconsultes romains, le père qui exhérédait un de ses enfants, devait cependant lui laisser le quart de ses biens, à moins que cet enfant ne lui eût donné de graves sujets de plaintes. Le Testament qui violait cette règle était passible de la Querella inofficiosi testamenti, action qui faisait casser le testament. Athénaïs avait droit à cette action : 1° parce qu'elle n'avait pas reçu le quart de l'hérédité ; 2° parce qu'ayant été formellement exhérédée, elle ne pouvait obtenir la Donorum possessio contra tabulas.

Théodose la vit et Athénaïs devint impératrice sous le nom d'Eudocie. Les historiens du Bas-Empire se sont passionnés pour elle ; les pages glacées de la Chronique d'Alexandrie semblent s'animer en parlant d'Eudocie ; au lieu de la nomenclature sèche et aride qu'elle offre d'ordinaire, elle s'arrête avec complaisance ; et le portrait qu'elle trace de la célèbre Athénienne explique son étrange fortune.

Eudocie arrive bientôt à Jérusalem, suivie des applaudissements de toute l'Asie ; elle s'arrête à Antioche, et, du haut d'un trône d'or, elle prononce un discours en l'honneur de la ville ; Mélanie vient au-devant d'elle et la reçoit dans son monastère. Eudocie ne fit alors qu'un court séjour à Jérusalem ; elle y apportait de grandes aumônes et une croix d'or enrichie de pierreries pour la chapelle du Calvaire ; elle assista à la bénédiction de l'église que Mélanie venait de faire bâtir dans son quatrième monastère et, après quelques mois, elle repartit pour Constantinople.

Huit ans après, Eudocie revenait à Jérusalem, mais disgraciée et comme en exil. Sur un léger soupçon, Théodose avait fait périr, à cause d'elle, son confident Paulin ; la hautaine impératrice ne put supporter cet outrage ; elle obtint la permission de se retirer, pour toujours, à Jérusalem. Elle y vint, encore entourée du faste et de l'appareil souverains, et s'y établit au milieu d'une sorte de Cour. Mais elle laissait à Constantinople des ennemis qui ne pouvaient supporter cette victorieuse retraite : on persuade à Théodose qu'il doit se venger de deux prêtres emmenés de Constantinople par Eudocie.

Le triste empereur, jouet de toutes les calomnies, fait partir pour Jérusalem un de ses grands officiers, le comte Saturnin, et la demeure de l'Impératrice devient le théâtre d'une scène cruelle : Saturnin l'ait arracher d'auprès d'elle et mettre à mort, sous ses yeux, les deux prêtres condamnés. Eudocie, indignée, ordonne de saisir l'insolent ministre, et Saturnin, percé de coups, tombe à côté de ses victimes. Cet acte de représailles met le comble à l'exaspération de Théodose ; il retire à l'Impératrice les officiers impériaux qui la servaient, et la réduit désormais à la condition privée.

Ce que les Orthodoxes avaient refusé à Juvénal, il le demande aux hérétiques. — Eutychès, abbé des environs de Constantinople, enseignait une nouvelle hérésie. Il ne voulait reconnaître en Jésus-Christ qu'une seule Nature, la Nature divine. Ses protecteurs, Dioscore d'Alexandrie - qui avait succédé à saint Cyrille - et l'eunuque Chrysaphe, voulaient opposer l'autorité d'un concile à l'assemblée de Constantinople qui avait condamné Eutychès ; Théodose, dominé par eux, accorde un concile à Éphèse et y appelle lui-même les évêques des grands sièges d'Orient. Juvénal fut spécialement invité et devint, avec Dioscore d'Alexandrie, le principal chef de cette déplorable assemblée qui mérita, par ses violences et ses crimes, le nom de Brigandage d'Éphèse.

Ce fut lui qui arracha aux évêques le fameux blanc seing par lequel ils souscrivirent, à leur insu, à la déposition de saint Flavien, évêque de Constantinople et le plus ferme adversaire de l'hérésie. Tout ce que l'on peut dire en faveur de Juvénal, c'est qu'il ne prit aucune part aux violences personnelles qui amenèrent, quelques jours après, la mort de saint Flavien.

Pour prix de son concours, Juvénal obtint, en faveur de ses prétentions, plusieurs rescrits impériaux qui le reconnaissaient pour Métropolitain des trois Palestines, et il siégea même dans le concile au-dessus du patriarche d'Antioche Domnus. Ce Domnus, neveu et successeur de l'évêque d'Antioche qui avait fait scission au premier concile d'Éphèse, avait été disciple de saint Euthyme et ordonné diacre par Juvénal ; il consentit avec tant de peine à la condamnation de saint Flavien, que Dioscore le fit déposer. Domnus alla rejoindre son ancien maître Euthyme et finit ses jours auprès de lui.

Juvénal tenait enfin le but de sa triste ambition : il était parmi les hérétiques le premier évêque d'Asie, mais, un an après, tout avait changé et il se voyait au moment d'être déposé par le concile de Chalcédoine.

Théodose était mort, Marcien et Pulchérie, ses successeurs, protégeaient les Orthodoxes, et, sur la demande du pape saint Léon le Grand, avaient réuni un concile œcuménique à Chalcédoine. Ce concile s'était immédiatement transformé en tribunal pour condamner Dioscore et les Eutychiens. L'évêque de Jérusalem, qui avait été à Éphèse le ministre et le second de Dioscore, était sous le coup d'une déposition imminente : malgré sa rupture immédiate avec Dioscore, on l'avait déjà exclu des séances et l'on agitait sa condamnation. Cependant il ne daigna jamais, comme les autres accusés, reconnaître ses torts et implorer le pardon du concile (Thalasse de Césarée, Eustathe de Bérythe, Eusèbe d'Ancyre, Basile de Séleucie avouèrent leur faute et demandèrent grâce).

Les instances des évêques de la Palestine et la crainte de produire un nouveau schisme amenèrent enfin son absolution ; Juvénal tint même ensuite dans ce concile un rang considérable et fut l'un de ceux qui rédigèrent la Profession de Foi signée par tous les évêques, et calquée sur cette fameuse lettre de saint Léon demeurée l'un des grands monuments de l'antiquité ecclésiastique.

Mais le comble de l'audace et du bonheur fut d'obtenir de ce concile - où il avait été presque déposé - la reconnaissance authentique de ses prétentions : Juvénal osa la demander. Il s'était adressé à l'Empereur, en vertu des rescrits impériaux qu'il avait obtenus, l'évêque d'Antioche en avait produit de contraires ; quelques officiers avaient été commis pour juger le différend. Après de vifs débats, Juvénal, abandonnant toute prétention sur l'Arabie et la Phénicie, avait reçu la juridiction indépendante des trois Palestines. Il vint demander au concile de sanctionner cet accord. Le concile y consentit sans difficulté, et reconnut Juvénal métropolitain légitime de la Palestine.

Il ne fut même pas question de Césarée - les droits de ce siège, sauvegardés avec tant de respect et si peu de politique par le concile de Nicée, furent anéantis sans qu'une seule voix en prît la défense : l'évêque d'Antioche était ici le seul adversaire de Jérusalem, lui seul paraissait lésé dans ce partage - il consentait, le concile souscrivit. Peut-être ce facile consentement fut-il le prix de la signature de Juvénal au canon qui reconnaissait à l'évêque de Constantinople la préséance sur tous les évêques d'Orient et le droit de juridiction sur les diocèses métropolitains du Pont, de l'Asie et de la Thrace.

L'évêque d'Antioche se repentit presqu'aussitôt de cette transaction ; il se plaignit au Pape qui lui répondit favorablement, mais cette opposition fut de courte durée et Jérusalem demeura toujours métropole des trois Palestines.

Ce titre donnait à Jérusalem la juridiction ecclésiastique sur toute la Palestine, le droit de choisir et d'ordonner les métropolitains inférieurs de Césarée, de Scythopolis et de Pétra ainsi que les titulaires des soixante-dix villes épiscopales comprises dans les trois provinces ; enfin le pouvoir de réunir en concile tous ces évêques, et d'y prendre toutes les décisions relatives à la Foi et à la discipline générale.

Césarée demeura seulement métropole de la première Palestine, mais, en souvenir de son ancienne suprématie, elle eut le pas sur les deux autres métropoles. Ses évêques acceptèrent, sans résistance, la décision du concile à laquelle il leur eut été cependant facile d'opposer les canons de Nicée. Ils se résignèrent à leur situation nouvelle et, trois ans après, Irénée de Césarée se rendit au concile assemblé à Jérusalem par Juvénal.


- DEUXIÈME PARTIE -

Depuis l'élection de Jérusalem en Patriarcat,
jusqu'au Concile de Constantinople (451-553).

- CHAPITRE I -
Saint Euthyme et l'Impératrice Eudocie.


§ 1. — Le moine Théodose (451-452).

L'Histoire de la Palestine entre aujourd'hui dans une seconde période où les évêques qui, jusqu'ici, ont joué le premier rôle, se retirent au second plan pour céder le pas aux Abbés des grands monastères. Ce sont eux désormais qui, du fond de leurs retraites, entourés de leurs moines, vont lutter contre les Empereurs partisans tyranniques de toutes les hérésies, soutenir les évêques, et défendre les intérêts politiques et religieux de toute la Palestine.

Le plus célèbre de ces abbés était alors Euthyme. Nous l'avons déjà vu dans la laure de Pharan avec son compagnon Théoctiste, puis solitaire dans le désert, et enfin, fondateur d'une Laure fameuse qui,jusqu'au treizième siècle, garda le nom de saint Euthyme. Auprès de lui s'élève la prochaine génération de solitaires et de moines : saint Sabas, saint Théodose, saint Cyriaque, Fidus, Martyre, Hélias ; une foule d'évêques et deux Patriarches de Jérusalem sortent de son monastère et gouvernent leurs Églises par ses conseils, enfin une tribu de Sarrasins, convertis par ses miracles, bâtit sous ses auspices une ville nouvelle.

D'autres abbés moins célèbres, mais grands encore par leur sainteté et l'importance de leurs établissements religieux, se groupent au-dessous de lui : saint Théoctiste, son ami, supérieur d'un vaste monastère suspendu au-dessus du lit à pic d'un torrent ; Gélase, abbé, près de Scythopolis et dont nous admirerons bientôt l'intrépide fermeté ; Elpide, abbé du monastère de saint Passarion à Jérusalem ; Géronce, supérieur de tous les couvents bâtis par Mélanie la Jeune ; enfin Gérasime, favori des traditions monastiques et qui avait fondé, près du Jourdain , une laure et un monastère de soixante-dix religieux.

Euthyme était comme le père et l'oracle de tous ces moines, et sa renommée, qui faisait l'illustration de la Palestine, laissait complètement dans l'ombre l'abbé Elpide choisi par Juvénal pour maintenir la paix et l'orthodoxie parmi la foule souvent indisciplinée des religieux.

Un seul nom balançait l'influence et la renommée d'Euthyme : celui de l'impératrice Eudocie qui, retirée toujours à Jérusalem, y régnait, en quelque sorte, par ses immenses richesses , ses bienfaits et les larges aumônes qu'elle ne cessait de répandre parmi le peuple et les religieux. Elle avait élevé à Jérusalem des églises, des monastères, des hôpitaux, bâti pour les évêques de Jérusalem, près de la basilique du Saint-Sépulcre, un superbe palais, construit, dans le désert, des laures et des couvents ; elle venait de rebâtir les vieux remparts de Jérusalem, ruinés depuis plus d'un siècle, et prétendait trouver, dans les prophéties juives, l'annonce de cette restauration.

Malheureusement Eudocie était profondément attachée au parti de Dioscore et d'Eutychès ; le souvenir, toujours amer, de sa lutte avec Pulchérie et saint Flavien continuait à en faire la protectrice de Dioscore, qu'elle avait soutenu contre eux au temps de sa faveur : aussi, lorsqu'elle apprit la condamnation de son protégé à Chalcédoine et la part qu'y avait prise l'évêque de Jérusalem, sa colère fut profonde et elle jura de punir Juvénal.

Cette nouvelle lui fut apportée par un moine nommé Théodose dont les clameurs et les cabales avaient un instant troublé le concile. Chassé autrefois de son monastère par l'évêque du diocèse, cet homme allait de ville en ville, dévoré d'ambition, et cherchant, par ses intrigues opiniâtres, à se créer un parti dans l'Église.

À peine avait-on prononcé à Chalcédoine la condamnation de Dioscore et le rétablissement de Juvénal, il accourut en Palestine, avec quelques moines de cette province, et annonça partout que le concile venait de trahir la Foi, d'adopter l'hérésie de Nestorius, et obligeait à croire qu'il y a deux Christ, deux fils de Dieu. Il se hâta de gagner la faveur d'Eudocie en accusant Pulchérie de partager et même d'inspirer les erreurs du concile ; il insista sur ce que Juvénal, pour obtenir sa grâce, avait signé l'un des premiers la condamnation de Dioscore - et Eudocie, irritée contre Juvénal et charmée de prouver à Pulchérie qu'elle n'avait pas encore perdu toute influence, résolut de faire Théodose évêque de Jérusalem.

Elle entraîne dans son parti tout le peuple de la ville qu'elle nourrissait de ses aumônes, les moines et les solitaires qui la vénéraient et croyaient, en se déclarant pour elle, suivre la cause de l'Orthodoxie ; elle soudoie des partisans, lève des troupes, arme les moines et met une garde sur les remparts de Jérusalem. Par ses soins, Géronce, abbé des couvents de Mélanie la Jeune, Pierre, abbé d'un monastère près de Jéricho, le célèbre Gérasime et surtout l'archimandrite Elpide, établi, par Juvénal, supérieur de tous les moines, se déclarent pour Théodose. Mais Euthyme, à qui les évêques de Paremboles et de Jamnia s'étaient hâtés d'apporter les premiers actes du concile, décida que ces décrets étaient orthodoxes et en prit la défense. Son autorité balança l'influence d'Eudocie et retint un instant les moines ; mais les largesses de l'impératrice, les mensonges de Théodose, et les faux actes qu'il répandait séduisirent la foule, et, dès lors, les moines, se séparant des évêques, firent un schisme qui dura vingt ans.

Peu de temps après, Juvénal arrive fier d'apporter à Jérusalem le titre de Métropole... Il se voit assailli par une foule tumultueuse de peuple, de moines et de soldats qui lui ordonnent, à grands cris, d'anathémaliser le concile et de rétracter sa signature. L'évêque refuse ; alors l'émeute se répand dans la ville entière, ouvre les prisons, massacre les partisans de Juvénal, et enfin, guidée par les officiers d'Eudocie, se précipite dans la basilique du Saint-Sépulcre et proclame Théodose évêque de Jérusalem.

Pour assurer son élection, Théodose veut faire assassiner Juvénal, mais on le chercha vainement : malgré les gardes du rempart, il s'était évadé avec Domnus d'Antioche, et tous deux étaient aller demander asile à Euthyme. Alors, Théodose profitant de l'absence des évêques de Palestine qui n'étaient pas encore de retour, met partout sur leurs sièges ses plus chauds partisans - quelques villes séduites par son zèle menteur, lui demandent elles-mêmes un évêque : il établit Théodote à Joppé, et à Gaza, un aventurier célèbre nommé Pierre d'Ibérie.

Cependant Euthyme organisait une résistance ; il affirmait l'orthodoxie du concile, dénonçait hautement Théodose comme un usurpateur et un meurtrier, et se livrait à une propagande que son grand nom rendait féconde. Théodose s'émut, il voulut voir ce moine qui osait seul lui résister, et manda Euthyme à Jérusalem. Euthyme ne vint pas. — Alors Théodose envoie l'archimandrite Elpide et l'abbé Géronce lui demander de fixer le théâtre d'une conférence : « Dieu me garde, répondit le moine, de me rencontrer jamais avec cet homme dans l'hérésie et le sang des prêtres égorgés. » Enfin lassé des intrigues et des messages continuels de Théodose, craignant même, à ce qu'il semble, que celui-ci ne se vantât de l'avoir enfin rallié à sa cause, Euthyrne voulut rompre d'une manière éclatante avec les hérétiques : il assemble ses religieux, leur fait jurer de ne jamais se réunir à Théodose et se retire au fond des solitudes de Rhuban, près de la mer Morte et des ruines de Gomorrhe. Le bruit de cette retraite se répandit dans tout le désert : les solitaires et les abbés accoururent pour consulter Euthyme : ils revenaient convertis. Mais son plus beau triomphe fut d'arracher à Théodose le plus illustre de ses partisans, saint Gérasime et ses soixante-dix religieux qui passèrent tous du côté des Orthodoxes.

À Jérusalem même, la résistance commençait : un jour, dans la basilique du Saint-Sépulcre, le diacre Anastase monte en chaire et prononce, aux acclamations des Orthodoxes, une philippique violente contre Théodose. « Cesse tes assassinats, Théodose, cesse de jeter, comme un brigand, le troupeau des fidèles hors delà bergerie, connais enfin l'amour que nous portons à notre pasteur légitime, habitués à sa voix, nous ne suivrons jamais celle de l'étranger. » Théodose , au comble de la fureur, le fait arracher par ses satellites, massacrer à la porte de l'église, et son cadavre, traîné par toute la ville, sert d'exemple aux Orthodoxes.

Mais cet exemple est inutile : Quelques jours après, le métropolitain de Scythopolis s'élève, en pleine église, contre l'usurpateur ; il est entraîné hors de la ville et massacré avec plusieurs de ses prêtres. L'abbé Gélase, mandé à Jérusalem et conduit au milieu de la basilique, reçoit l'ordre d'anathématiser publiquement Juvénal : l'intrépide religieux déclare qu'il ne connaît point d'autre évêque de Jérusalem que Juvénal même. On l'emmène, on lui dresse un bûcher, mais le peuple se soulève et le délivre. Alors les bandes de Théodose et d'Eudocie se répandent dans toute la ville, poursuivent les Orthodoxes, pillent et incendient leurs maisons, font signer à chacun la déposition de Juvénal - et de grandes dames, assiégées dans leurs demeures, sont contraintes, l'épée sur la poitrine, de donner leur signature tremblante. Les moines en armes attaquent partout les défenseurs du concile, remplissent les villes de troubles et de séditions ; les Samaritains se révoltent, se jettent sur les deux partis, dévastent les églises et les monastères, allument des incendies, et la Palestine désolée semble en proie à une invasion de barbares.


§ 2. — Les deux Eudocie (452-482.)

Le gouverneur de la province,que retenait une guerre contre les Sarrasins, apprend enfin ces excès ; il accourt, avec son armée : Eudocie lui fait fermer les portes. Le Gouverneur n'ose donner l'assaut : on lui fait jurer de soutenir le parti de Théodose et il n'entre dans la ville qu'en allié.

Enfin Juvénal, qui avait gagné Constantinople, avertit l'Empereur des troubles de la Palestine. Marcien, ne pouvant croire à l'importance de la révolte, envoie au gouverneur quelques troupes insuffisantes à rétablir l'ordre. Les moines irrités de cette intervention, adressent à Pulchérie une requête insolente où ils se plaignent des soldats, rejettent les désordres sur les Samaritains, les étrangers, les habitants de Jérusalem, refusent d'accepter le concile, et semblent l'accuser elle-même d'hérésie. Marcien et Pulchérie, complètement instruits par les rapports du gouverneur et des magistrats, répondent aux moines deux longues lettres de reproches et de menaces, où cependant ils promettent, sur les instances de Juvénal, une grâce entière en échange d'une soumission immédiate. Cette amnistie enlève à Théodose la plus grande partie du peuple, mais les moines lui restent fidèles : Eudocie les retenait par son inflexible et hautaine résistance. Les lettres de sa fille Eudoxie, de son gendre Valentinien, de son frère Valère, d'Olibrius - plus tard Empereur d'Occident - les exhortations du pape saint Léon, les efforts de la célèbre Bessa, fondatrice et supérieure de plusieurs couvents à Jérusalem, demeuraient inutiles : Eudocie ne cédait pas.

Alors Marcien envoie à Jérusalem des troupes considérables avec ordre de saisir Théodose et de le lui amener vivant : une série de combats s'engagent entre les soldats de l'Empereur et les bandes d'Eudocie ; Théodose s'échappe et se réfugie chez les solitaires du Sinaï.

Juvénal revient à Jérusalem où il est reçu avec joie, et, pour terminer le schisme, assemble, en qualité de Métropolitain, un concile de ses suffragants. Tous les évêques de Palestine qui avaient assisté au concile de Chalcédoine se réunissent, adressent une lettre synodique aux moines et aux abbés et décident l'expulsion des évêques établis par Théodose. Avant de se séparer, le concile reçut une lettre de Marcien qui l'invitait à veiller sur le retour de Théodose et à prémunir le peuple contre lui. En effet, Théodose, apprenant que les supérieurs du Sinaï avaient reçu ordre de le livrer, s'était enfui et l'on avait perdu sa trace dans le désert. À chaque instant on pouvait le voir reparaître, et les restes de son parti, joint à l'appui d'Eudocie, le rendaient encore dangereux.

Sauf Euthyme, revenu dans sa laure, Gélase, Théoctiste, Gérasime et quelques abbés, les moines, même à Jérusalem ne reconnaissaient point Juvéna, et les représailles que voulurent exercer quelques partisans de l'évêque, les affermirent encore dans le schisme. Eudocie les soutenait de tout son pouvoir, mais, trois ans après, son âme intraitable fléchit : elle apprit coup sur coup le meurtre de son gendre Valentinien III ; le mariage de sa veuve avec le meurtrier ; l'invasion des Vandales appelés par elle ; le sac de Rome, la captitivité d'Eudoxie et de ses deux filles emmenées parmi le butin, jusqu'en Afrique où le fils de Genséric épousa l'une d'elles.

La malheureuse princesse accablée sous tant de malheurs, les regarda comme un châtiment, et elle envoya le diacre Anastase consulter saint Siméon Stylite : « Pourquoi, lui répondit le saint, pourquoi viens-tu à la source éloignée, quand, près de toi, il en est une aussi pure. Suis les conseils d'Euthyme et tu seras dans la voie du salut. »

Eudocie fit bâtir une tour à la cime d'un promontoire isolé qui dominait tout le désert, et y attendit Euthyme que l'on cherchait, par ses ordres, au fond des solitudes où il faisait une de ses retraites accoutumées. Il vint, consola Eudocie, lui fit comprendre son erreur et la réunit à Jérusalem et à l'Église.

Eudocie ramena avec elle une foule de moines, et surtout l'archimandrite Elpide, qui, jusqu'alors, avait refusé de reconnaître Juvénal. Mais cette conversion fait éclater une scission dans le couvent d'Elpide, et deux moines, Romain et Marcien, soutenus par l'abbé Géronce, sortent du monastère, entraînent avec eux un grand nombre de moines et vont fonder deux nouveaux monastères : Marcien, près de Bethléem, et Romain, au fond du désert, sur les bords arides du torrent de Thécoa.

Comme expiation de sa trop longue erreur, Eudocie fit élever, à quelque distance de Jérusalem, au lieu où saint Etienne avait subi le martyre, une superbe basilique, plus vaste et plus riche encore que l'église du Saint-Sépulcre. Le style en était le même, car le dôme n'apparaissait pas encore dans l'architecture Byzantine : une immense nef, éclairée par de hautes fenêtres à plein cintre, des bas-côtés laténux et parallèles, des colonnes à chapiteaux corinthiens ; au fond une abside demi-circulaire séparée de la nef par un ambon - sorte de galerie suspendue d'où le prêtre parlait au peuple ; un plafond de bois de cèdre sculpté et orné de peintures à fond d'or ; enfin une chapelle souterraine qui servait de tombeau à saint Etienne.

Eudocie retournait souvent consulter Euthyme dans sa tour des montagnes, et un jour, le saint l'avertit de se préparer à la mort. Eudocie apprit sans regret la fin de sa vie, d'abord si brillante et depuis si désolée ; elle se hâta de célébrer la dédicace de sa Basilique et de s'y faire préparer un tombeau. Elle établit dans le monastère, pour veiller sur sa tombe, des religieux tirés de la laure d'Euthyme, et, peu de jours après, fut ensevelie par l'évêque Anastase, successeur de Juvénal.

Dix ans plus tard, sa petite-fille, appelée, comme elle, Eudocie, vint s'agenouiller près du tombeau de sa grand'mère et finir aussi ses jours à Jérusalem. Emmenée à Carthage par les Vandales, avec sa mère et sa sœur, elle fut mariée au fils de Genséric, barbare aux mœurs farouches et Arien déterminé. Elle vit partir sa mère et sa sœur que l'on renvoyait, sans elle, à Constantinople ; et enfin, après seize ans, révoltée des cruautés de son mari sur les Orthodoxes, elle parvint à s'enfuir, grâce au dévouement d'un serviteur, et alla, comme son aïeule, demander asile à Jérusalem. Elle y fut accueillie par l'évêque Martyrius, et embrassa, dans la Basilique de saint Etienne, le tombeau de la Grande Eudocie ; mais, épuisée par ses longs malheurs et les fatigues du voyage, elle mourut au bout de peu de jours, recommandant à l'évêque le serviteur fidèle qui l'avait aidée et suivie dans sa fuite. — L'évêque lui éleva un tombeau auprès de celui de l'ancienne Eudocie, et, jusqu'à l'arrivée des Perses, les deux princesses dormirent l'une en face de l'autre dans leurs mausolées, emblèmes, toutes deux, des vicissitudes humaines et de l'amertume des grandeurs.

Peu après, saint Euthyme mourut, et ses funérailles firent accourir, en longues files, les couvents et les solitaires de la Palestine. L'évêque Anaslase lui éleva, au milieu de sa laure, un superbe monument : le diacre Fidus, chargé de le construire, en divisa l'intérieur en trois chapelles, celle du milieu pour Euthyme, et, de chaque côté, les abbés et les moines de sa laure, qui vinrent successivement se ranger autour de lui et attendre l'heure du réveil. Anastase déposa lui-même le corps du saint dans sa demeure ; il orna la funèbre chapelle de vases et de balustrades d'argent, et scella d'une plaque de marbre l'ouverture de la voûte. Saint Gérasime mourut aussi bientôt, et tous ces grands conseillers manquent à la fois à Anastase, au moment où l'hérésie commence à troubler de nouveau Jérusalem.
Basilisque, révolté contre Zénon, et maître un instant de l'Empire, publie contre le concile de Chalcédoine un édit qu'il oblige tous les évêques à signer. Ce secours imprévu réveille, en Palestine, l'ancien parti de Théodose, encore nombreux parmi les moines ; ils accourent à Jérusalem avec leurs chefs Romain et Marcien, sortis autrefois du couvent d'Elpide, et se joignent à l'abbé Géronce, supérieur des couvents de Mélanie la Jeune ; l'archimandrite Lazare, successeur d'Elpide et d'Elias, se déclare pour eux, et tous ensemble assiègent l'évêque pour le contraindre à signer la circulaire de Basilisque. L'évêque refuse : les moines mettent à leur tête l'abbé Géronce, remplissent Jérusalem de meurtres et de pillage et renouvellent la tyrannie du moine Théodose. Anastase meurt au milieu des troubles, et son successeur, Martyrius, élu par les Orthodoxes, envoie le diacre Fidus demander du secours à Constantinople, d'où Zénon venait de chasser Basilisque. Fidus fait naufrage et croit voir, au milieu de la tempête, saint Euthyme lui prédire la fin prochaine de la révolte et lui ordonner de construire un monastère sur l'emplacement de sa laure.

En effet, l'abbé Marcien réunit bientôt dans son monastère de Bethléem la foule tumultueuse des moines Eutychiens : « Ne craignez-vous pas, leur dit-il, mes frères, qu'au lieu de suivre la véritable doctrine, nous ne soyons égarés dans l'hérésie ; l'esprit de l'homme est faible, dit l'Écriture, cessons ces luttes qui déchirent l'Église, et, suivant l'ancienne coutume, tirons au sort entre les évêques et nous. » L'avis est adopté, le sort favorise les évêques ; Géronce et Romain refusent de se soumettre - mais, après une violente discussion, les moines, entraînés par Marcien, marchent sur Jérusalem, entourent l'évêque et lui offrent leur soumission.

L'évêque les reçoit à bras ouverts, les fête dans le palais épiscopal, et la foule, tournant sa colère contre les dissidents, chasse Géronce de son couvent de Jérusalem, et va détruire le monastère de Romain à Thécoa. Ce dernier se retire près d'Eleuthéropole, dans un monastère d'Acéphales, dont il devint plus tard Abbé.


§ 3. — Fondation des grands Monastères.

La prédiction d'Euthyme était accomplie ; l'évêque Martyrius chargea le diacre Fidus de bâtir, sur l'emplacement de sa laure, un vaste monastère, à la fois couvent et forteresse. Les cellules de la laure se disséminaient sur le plateau d'une colline isolée qui se détachait des montagnes de Pharan et de Jéricho, un torrent l'entourait à demi, et les montagnes, s'écartant à droite et à gauche, découvraient un vaste horizon sur les solitudes d'Engaddi et du Jourdain. À la cime de ce mamelon, Fidus élève les bâtiments du monastère : au centre, le tombeau d'Euthyme,met, tout autour, les cellules, le réfectoire, l'église, et une haute et superbe tour qui domine au loin la campagne et semble la gardienne du désert, le tout environné d'une muraille épaisse bâtie sur l'escarpement de la colline. Sur ces hauteurs, l'air était pur, tempéré, et la vue admirable. L'évêque de Jérusalem vint dédier le nouvel édifice, et l'évêché de Dor fut la récompense de l'heureux architecte.

En même temps, toutes les collines des alentours se couvraient de monastères : Martyrius, alors évêque de Jérusalem, avait fondé, à quelque distance, un couvent dont l'Abbé figure, en 536, au concile de Constantinople ; Hélias, son prochain successeur, venait d'établir, près de Jéricho, un groupe de plusieurs monastères : il regretta souvent, sur son siège épiscopal, la paix de ces tranquilles demeures, et lorsqu'il mourut, en exil, sa dernière parole fut pour elles.

Plus près de Jérusalem, le moine Eustorge avait bâti un couvent où il avait accueilli saint Cyriaque, à son arrivée en Palestine, et au fond des montagnes, le monastère à demi-souterrain de Chuziba comptait parmi ses religieux, un futur évêque de Césarée. Enfin, aux extrémités opposées du désert, deux solitaires, anciens disciples d'Euthyme, destinés à devenir plus célèbres encore : saint Théodose et saint Sabas achevaient les deux plus vastes établissements religieux de toute la province.

Ces deux grands hommes unis par une vive amitié, étaient alors la gloire de la Palestine. L'éclat de leurs miracles et de leur sainteté, l'austérité de leur règle, le nombre des disciples qui accouraient, de tous les points de l'Asie, se grouper autour d'eux, l'indépendance et l'élévation de leur caractère en faisaient les chefs et les maîtres de l'ordre monastique. Ils venaient de réunir et de codifier, dans un livre, les règles et les traditions liturgiques apportées autrefois d'Égypte par saint Chariton et introduites par saint Euthyme et saint Théoctiste dans la plupart des monastères de Palestine. Ces coutumes, altérées par le temps et l'esprit particulier de chaque monastère, furent recueillies par saint Théodose et saint Sabas qui en vérifièrent l'authenticité, fixèrent les dates, précisèrent les observances et composèrent ainsi une règle liturgique demeurée célèbre, en Orient, sous le nom de Typique de saint Sabas.

Dans ce livre à la fois règle de vie, martyrologe, bréviaire et calendrier, saint Sabas fixait l'ordre et le détail des offices, leur distribution entre les divers jours de l'année et chacune des heures du jour et de la nuit ; la liste des fêtes de l'Église Orientale et la date à laquelle on en devait célébrer l'anniversaire. Revu successivement par saint Sophronius de Jérusalem, saint Jean Damascène, saint Nicolas le Grammairien, patriarche de Constantinople, le Typique de saint Sabas étendit peu à peu son influence classique sur la plupart des Églises d'Asie, et devint enfin, au XVe siècle, par les soins de Siméon de Thessalonique, la règle commune et comme le guide liturgique de toutes les églises et de toutes les communautés orientales.

Le monastère de saint Théodose, qui réunit bientôt plusieurs centaines de moines, s'élevait, à l'Est de Bethléem, au sommet d'une haute colline, et formait quatre maisons distinctes avec leurs chapelles pour les différentes classes de religieux : Grecs, Besséens, Arméniens et malades. L'église du couvent grec, exhaussée sur un monticule intérieur, était la principale, et chaque jour, tous les moines s'y réunissaient pour achever ensemble l'Office commencé séparément. Saint Théodose et sa mère furent ensevelis dans cette Éélise, et quelques siècles plus tard on y déposa, auprès d'eux, la princesse russe Euphrasie dePolotsk, morte en 1173, durant son pèlerinage en Terre-Sainte.

À trente stades de distance, saint Sabas avait établi sa laure sur les bords du Cédron, parmi les cavernes nombreuses dont les rives du torrent sont parsemées. Au sommet d'un rocher à pic qui domine le ravin, il bâtit une tour et un peu plus bas une chapelle, mais bientôt il découvrit une vaste caverne, dont la distribution intérieure représentait une croix ; une large ouverture, du côté du Cédron, y répandait la lumière, et un passage secret, creusé par la nature à travers le rocher, la mettait en communication avec la tour ; saint Sabas en orna l'intérieur et en fit son église. Mais l'eau manquait, car le Cédron, qui l'hiver se précipite en grondant au fond de la gorge, n'offre, l'été, qu'un lit rocheux et aride ; il fallait une source ; saint Sabas en obtint une : une nuit qu'il était en prières, il entend au fond du ravin un bruit étrange ; il regarde et voit un onagre qui frappait à coups redoublés le sol de son sabot et creusait une large excavation sur laquelle il se penchait comme pour aspirer à longs traits. Sabas accourt aussitôt avec ses religieux, fouille le sol et fait jaillir une source d'eau vive qui coule encore aujourd'hui.

La laure s'est peu à peu transformée en monastère ; la tour, bâtie par saint Sabas, domine toujours les sombres bâtiments ; de hautes murailles, sans ouverture, les entourent comme une citadelle ; une porte étroite et basse s'ouvre à peine au pied des murs. À l'intérieur, quelques terrasses plantées d'orangers descendent en étages vers le lit du Cédron ; l'église principale est toujours la caverne découverte par saint Sabas, mais depuis, on en a construit plusieurs autres, et les pics qui hérissent le ravin portent tous une chapelle. Onze laures ou monastères élevés par saint Sabas et par ses disciples se groupèrent successivement autour de la grande laure, comme autant de satellites (le Monastère de la Caverne Vie de saint Sabas, §37 ; celui de Castellium §§ 27, 28 ; de Zann § 42 ; la Laure de l'Heptastome § 39 ; le Monastère des Scholarii § 38 ; celui des Tours § 16 ; de Pericaparbaricha §§16 et 36 ; le Firmin § 16 ; la Laure de Neelceraba § 16 ; la Nouvelle Laure §§36, 58 ; de Monastère de Nicopolis § 34).

Mais la plus belle construction monastique de saint Sabas, fut le couvent des Scholarii, sur ce promontoire escarpé qui dominait tout le désert et où la Grande Eudocie avait fait bâtir une tour pour y consulter Euthyme. De là, le regard embrassait la vallée lointaine du Cédron et la laure de saint Sabas, le monastère de la Caverne, ainsi nommé de la vaste grotte qui lui servait d'église, et celui de Castellium, bâti au sommet d'une colline, parmi les ruines d'un ancien poste Romain. Ces trois couvents formaient comme un triangle au-dessus duquel planait la tour abandonnée d'Eudocie. Quelques moines hérétiques s'y étaient réfugiés, après la ruine du monastère de Thécoa par Marcien de Bethléem ; saint Sabas les convertit et fit élever, auprès de la tour, un grand monastère dont il confia le gouvernement à Jean, surnommé le Scholarius, fameux par sainteté, et qui donna son nom au monastère.

Le style de ces constructions monastiques était uniforme : une tour haute et massive construite généralement en gros blocs de grandeur régulière, et taillés en bossages ; à côté, le monastère bâti dans le même style et offrant à l'intérieur un dédale de passages, d'escaliers, de corridors, de souterrains ; en face, l'église avec ses colonnes byzantines aux chapiteaux corinthiens ou tressés en corbeilles, ses plafonds ou ses voûtes peintes à fresques et ses pavés de mosaïque ; enfin un mur d'enceinte, aussi élevé que le couvent, et présentant, de tous côtés, une façade inaccessible, percée seulement, à l'endroit le moins abordable, d'une poterne basse et obscure.

Ce n'était pas sans raisons que les moines tranformaient ainsi en forteresses leurs pauvres demeures : les troubles religieux, les révoltes des Juifs et des Samaritains, les courses des Arabes et les incursions des Perses ne cessent d'agiter la Palestine, jusqu'à l'invasion définitive qui arrache à l'Empire Grec cette belle et fameuse province.

Peu d'années après la fin du schisme apaisé par Marcien de Bethléem, les Samaritains se révoltent dans leur capitale Néapolis, l'ancienne Sichem, bâtie entre deux collines, dont la plus haute est le mont Garizim, où les Samaritains avaient autrefois élevé un temple rival de celui de Jérusalem. Ce temple n'existait plus : Jean Hyrcan, l'un des Machabées, l'avait détruit lors de la prise de Sichem, et il ne restait plus au sommet du Garizim qu'un amas de ruines, une synagogue et les débris de l'escalier gigantesque qui menait autrefois, du fond de la vallée, à la cime de la montagne.

Le jour de la Pentecôte, en 484, les Chrétiens étaient réunis dans la grande Basilique en forme de croix, aux quatre branches égales, élevée par les successeurs de Constantin au-dessus du puits de la Samaritaine. Les Samaritains se précipitent à l'improviste dans l'église, se fraient un sanglant passage jusqu'à l'autel où l'évêque Térébinthe célébrait l'Eucharistie, le frappent, mutilent ses mains et commettent des sacrilèges que les historiens n'ont pas osé nous raconter. Puis, mettant à leur tête un chef de brigands nommé Julien, ils le font roi et marchent, au nombre de plus de cent mille hommes, contre Césarée. Cette grande ville se laisse envahir sans résistance : les Samaritains brûlent l'église dédiée à saint Procope, assassinent l'évêque Timothée et donnent, dans le Cirque, des jeux publics. Le peuple a la faiblesse d'y assister... Au milieu du spectacle, les Samaritains égorgent les spectateurs.

Cependant l'évêque de Néapolis était allé à Constantinople montrer à l'Empereur ses mains ensanglantées ; Zénon retrouve un instant d'énergie : par ses ordres, Asclépiade, gouverneur de la Palestine, accourt à Césarée. Les Samaritains attendent de pied ferme, et osent accepter le combat : il fut long et acharné, mais enfin Julien est tué et sa tête, ornée encore de son diadème, fut envoyée à Zénon. Une foule de Samaritains restèrent sur le champ de bataille ; les survivants furent exclus de tous les emplois, leurs biens confisqués, l'église de Césarée rebâtie à leurs frais ; leur capitale Néapolis reçut une garnison, la synagogue du Garizim fut rasée ; et une forteresse byzantine s'éleva sur le promontoire le plus escarpé de la montagne.

Quelques années après, sous Anastase, successeur de Zénon, les Samaritains se révoltent une seconde fois : une femme leur montre un sentier presque inaccessible qui menait, par une voie inconnue aux Grecs, jusqu'à la cime du Garizim ; elle guida elle-même les Samaritains, et, pendant la nuit, une petite troupe gravit silencieusement la montagne et vint tomber sur les soldats endormis. Les Grecs furent tués, et les assaillants vainqueurs appelèrent à grands cris les Samaritains de la ville ; mais ceux-ci, contenus par la garnison, n'osèrent se soulever. Un détachement de soldats gravit à son tour le Garizim ; un dernier combat s'engage au sommet de la montagne ; les Samaritains sont faits prisonniers, et, quelques jours après, mis à mort.

Un peu plus tard, les Arabes, qui n'avaient cessé de faire ça et là quelques courses isolées, essaient d'envahir la Palestine et la Mésopotamie. Ils avaient alors pour chef Naaman, roi de Hira et généralissime de toutes les tribus alliées des Perses ; ce chef envahit lui-même la Mésopotamie et lance successivement, en Syrie et en Palestine, deux bandes sous la conduite de Gamale et d'Aréthas. Tout le désert est sillonné par leurs courses ; un monastère de religieux arabes - bâti par saint Euthyme - est détruit ; les moines se réfugient près du couvent de Martyrius et se construisent de nouvelles cellules. Une seconde incursion vient les disperser ; les uns sont tués, les autres, emmenés en esclavage. Enfin Eugène, gouverneur de la Mésopotamie, arrête et défait Naaman près de Bithra, sur l'Euphrate, pendant que Romain, gouverneur de la Palestine, détruit les deux bandes de Gamale et d'Arhétas et reprend l'île de Jotabe, sur la mer Rouge, dont les Arabes s'étaient rendus maîtres sous l'Empereur Léon. Cette île faisait avec les Indes un grand commerce, et les impôts levés sur ses marchands, constituaient l'un des meilleurs revenus de l'Empire.

Les discordes des moines troublaient aussi la Palestine ; les uns se révoltaient contre leurs Abbés, et, trouvant leur règle trop austère, prétendaient les déposer ; d'autres, irrités de n'être pas admis aux Ordres ecclésiastiques, assiégaient les évêques pour obtenir des abbés moins timorés ; enfin, des monastères entiers partageaient les doctrines et les passions des hérétiques Eutychiens d'Antioche et d'Alexandrie. L'archimandrite Anastase, abbé du monastère de Saint-Passarion à Jérusalem et Supérieur général de tous les religieux, songeait plus, nous dit Cyrille de Scythopolis, à augmenter les biens de son monastère, qu'au maintien de la paix et de la discipline : l'cvèque de Jérusalem, Salluste, le dépose et nomme l'Abbé Marcien de Bethléem dont il connaissait le caractère ferme et sévère. Mais après quelques mois, Marcien mourut, et Salluste lui-même, à son lit de mort, voulut mettre à sa place des hommes dont la renommée fut assez éclatante pour rallier autour d'eux la foule des moines et servir de barrière aux innovations religieuses. Il choisit saint Théodose et saint Sabas, et les nomme conjointement Supérieurs des couvents et des solitaires de la Palestine. Les deux Abbés se partagèrent la charge : saint Théodose prit la direction des monastères, et saint Sabas celle des laures et des anachorètes.

Le premier usage qu'ils firent de leur nouveau pouvoir fut de réunir les moines et les abbés de Palestine pour adresser à l'Empereur Anastase une supplique collective et lui demander l'abolition d'un des plus lourds impôts inventés par la fiscalité impériale : le Chrysargyre. Etabli par Alexandre Sévère, cet impôt, organisé et étendu par Constantin, frappait tous ceux qui se livraient au négoce et à l'industrie. Tous les cinq ans, à la suite d'un édit de l'Empereur, des collecteurs spéciaux, choisis parmi les contribuables, étaient chargés de répartir entre les imposés la somme totale du Chrysargyre fixée d'avarice et en bloc par l'édit. Ils prenaient nour base de cette répartition la fortune de chacun, et répondaient, envers le fisc, de tous les déficits. Les plaintes unanimes et les récits lugubres des historiens nous apprennent l'odieuse barbarie de ces recouvrements. Saint Théodose et saint Sabas s'en émurent : à leur prière, le poète Timothée de Gaza composa une tragédie où il mettait en scène les misères et le désespoir des contribuables. Cette pièce, jouée devant l'Empereur, excita sa pitié ; la supplique des moines intéressa sa religion, et le Chrysargyre supprimé disparut de la liste cruelle des impôts du Bas-Empire.


- CHAPITRE II -
Saint Sabas et l'Empereur Anastase.


§ 1. — Schisme de l'Église d'Orient (482-507).

Les grands monastères de Palestine deviennent, en Orient, le refuge de l'Orthodoxie durant les longues querelles causées par l'Hénotique : à l'instigation d'Acace, patriarche de Cons-tantinople, l'Empereur Zénon avait publié un édit qui devait réunir toutes les sectes chrétiennes, et sacrifiait à cette réconciliation le concile de Chalcédoine. On appelait cet édit Hénotique ; Acace l'avait inspiré à l'Empereur pour préparer l'élection de l'hérétique Pierre Mongus, qui disputait le siège d'Alexandrie à Jean Talaia, ennemi personnel d'Acace. Pierre Mongus est élu, mais les Papes protestent contre l'élection et contre l'Hénotique ; ils condamnent Acace dans les deux conciles de Rome (le premier sous le pape Félix — le second, sous le pape Gélase). Celui-ci, par représailles, fait schisme avec les évêques d'Orient et entraîne, dans cette rupture, les patriarches de Jérusalem, Martyrius et Salluste, son successeur, avec tous leurs suffragants.

Désormais ces patriarches suivent dans leur politique les évêques de Constantinople ; ils reconnaissent Pierre Mongus, et même Pierre le Foulon, hérétique plus violent encore, établi par Acace sur le siège d'Antioche, acceptent l'Hénotique, et, par là, condamnent implicitement le concile de Chalcédoine. Plus tard, Euphème de Constantinople, successeur d'Acace et de Flavitas, offre aux Papes Félix et Gélase de se réunir à l'Église de Rome, et, pour gage de sa sincérité, se soumet au concile de Chalcédoine, condamne la mémoire de Pierre Mongus et de Pierre le Foulon, et se sépare de leurs successeurs hérétiques d'Antioche et d'Alexandrie. Mais le Pape exige en outre la condamnation d'Acace, auteur du schisme : Euphème refuse ; il demeure séparé de Rome et de l'Occident et forme, avec les évêques de l'Asie-Mineure, de la Mésopotamie et de la Palestine, ce qu'on appelle l'Orthodoxie Orientale, unie à l'Église au point de vue du dogmes, mais séparée pour une futile question de discipline.

Ce qui séparait l'Orthodoxie Orientale du siège de Rome, c'était seulement la condamnation d'Acace dont les Orientaux refusaient d'ôter le nom des Dyptiques ; on en trouve la preuve complète dans la lettre du pape Gélase à Euphème de Constantinople, dans celle du pape Anastase à l'Empereur Anastase, dans la Vie de saint Sabas, § 50 ; dans Théophane, et dans la lettre des évêques d'Orient au pape Symmache. Le pape Félix avait déclaré hérétiques tous ceux qui communiqueraient avec Acace. Le schisme, changeant de caractère, abandonne le terrain dogmatique et se transforme en une simple question de suprématie et d'autorité.

Les grands abbés de Palestine, alors si célèbres : Marcien, Cyriaque, Élie, Longin, Théodose, et, le plus illustre de tous, saint Sabas, ne cherchèrent point à maintenir leurs évêques dans la communion avec l'évêque de Rome. Quand l'Orthodoxie - c'est-à-dire l'adhésion au concile de Chalcédoine - leur parut en danger, les abbés de Palestine déployèrent pour sa défense le plus ferme courage, mais ils crurent qu'il suffisait d'être irréprochables pour la doctrine et ne virent, dans la rupture avec Rome, que les justes représailles de ce qu'ils appelaient l'orgueil de l'Église romaine. Vingt années de discorde suivirent la rupture d'Euphème, et la Palestine devint, comme au temps de l'Arianisme, un des centres principaux de la lutte. L'Orient se scinde en deux grands partis : les Orthodoxes et les Euthychiens partagés eux-mêmes en plusieurs branches.

Le patriarche Euphème est exilé par l'Empereur Anastase, partisan secret des doctrines Manichéennes ; l'évêque de Jérusalem, Hélias, le plus fidèle auxiliaire d'Euphème, dans sa rupture avec l'Occident et son adhésion au concile de Chalcédoine, refuse de souscrire à son injuste déposition. Cependant, comme le successeur d'Euphème, Macédone adhérait aussi au concile, Ilélias accepte ses lettres synodiques et se met, avec ce patriarche et l'évêque d'Antioche Flavien - exempt de l'hérésie de ses prédécesseurs - à la tête des Orthodoxes d'Orient.


§ 2. — Sévère et les Acéphales (507-512).

Mais les trois patriarches virent bientôt se lever contre eux la secte des Acéphales. C'étaient des Euthychiens exaltés qui avaient rompu avec Pierre Mongus, sous prétexte que l'Hénotique ne condamnait pas d'une manière assez absolue le concile de Chalcédoine. On les appelait Acéphales parce qu'ils ne se rattachaient à aucun des hérésiarques alors en renom, pas même à Eutychès, dont ils condamnaient les doctrines. Les Acéphales s'étaient réunis aux faibles débris de la faction de Théodose en Palestine - et surtout à une autre secte d'Eutychiens qui avaient fait scission au moment où Timothée Elure était rétabli par Basilisque sur le siège d'Alexandrie - et possédaient en Palestine deux grands monastères, l'un près d'Eleuthéropole, l'autre près de Gaza. Malgré cette fusion, les Acéphales étaient alors réduits à un fort petit nombre, à cause de leur rupture avec les autres branches de l'hérésie, et notamment avec les évêques d'Alexandrie, successeurs de Pierre Mongus ; mais un secours inattendu vint leur donner la faveur d'Anastase.

Dans le monastère des Acéphales, près de Gaza, vivait un personnage dont on redoutait l'esprit inquiet, remuant et perfide. Il s'appelait Sévère ; né païen , il s'était adonné aux pratiques illégales de la magie, et, pour échapper au bûcher, il s'était fait chrétien. Huit jours après son baptême, il se jetait dans la secte des Acéphales et se retirait au monastère de Gaza. On murmurait qu'il n'avait pas entièrement renoncé à ses pratiques superstitieuses. Dans ce monastère, Sévère avait rencontré le vieux Pierre d'Ibérie, fait évêque de Gaza par le moine Théodose, et dont la disparition subite, lors du retour de Juvénal, était demeurée légendaire dans son parti. Sévère profita des leçons de l'habile aventurier et passa ensuite dans le monastère d'Eleuthéropole : il y eut pour abbé le moine Romain, que Marcien de Bethléem avait autrefois chassé du couvent de Thécoa, et, après lui, le célèbre Mammas, ramené plus tard à l'Orthodoxie par saint Sabas.

Là, Sévère apprit que Xénaïas, ancien esclave Perse, fait évêque de la grande ville d'Hiérapole par Pierre le Foulon, venait de s'allier aux Acéphales d'Égypte, contre son métropolitain Flavien d'Antioche. Sévère accourt en Égypte, remplit Alexandrie de troubles et de désordres, puis s'embarque pour Constantinople avec son abbé Mammas et deux cents moines Acéphales. Au moment où il arrive, la lutte était déjà engagée entre Xénaïas et les trois Patriarches d'Antioche, de Constantinople et de Jérusalem.

Xénaïas, soutenu par Anastase, avait sommé Flavien d'Antioche de condamner le concile de Chalcédoine, sous peine d'être traité en Nestorien, et, de peur que Macédone de Constantinople et Hélias de Jérusalem ne vinssent prendre la défense de Flavien, il les avait eux-mêmes accusés de Nestorianisme. Anastase avait ordonné à Macédone de signer un formulaire hérétique publié par Xénaïas, et, à Hélias de réunir les évêques de Palestine pour condamner, dans un synode, le concile de Chalcédoine. Macédone avait refusé, et Hélias, au lieu d'obéir, avait adressé à l'Empereur une longue profession de foi où il condamnait Euthychès, Nestorius, Diodore de Tarse, Théodore de Mopsueste, et déclarait se soumettre au concile de Chalcédoine. Malheureusement il avait confié sa lettre à des moines Acéphales qui allaient à Constantinople rejoindre Xénaïas : les moines falsifièrent la lettre et y introduisirent la condamnation du concile. L'évêque protesta contre ce faux ; ses plaintes irritèrent l'Empereur et ne persuadèrent pas entièrement les orthodoxes.

Cependant Anastase hésitait encore à attaquer directement les trois évêques ; Sévère l'y décide : après beaucoup de troubles et de séditions, Macédone banni, va rejoindre Euphème dans son exil d'Euchaïte, et Hélias et Flavien sont cités devant un concile réuni contre eux à Sidon. Hélias effrayé recourt à saint Sabas, et, pensant que la présence du fameux solitaire pourra fléchir l'Empereur, il le supplie de se joindre aux principaux abbés de Palestine qui allaient à Constantinople intercéder en sa faveur.

C'est ici que commence le rôle politique de saint Sabas, et la grandeur de ce rôle justifie les éloges enthousiastes de ses chroniqueurs ; désormais il va prendre rang dans l'Histoire, et pendant que les évêques de Jérusalem ne sont que de saints esclaves prosternés devant les volontés impériales, saint Sabas déploie pour l'Orthodoxie les ressources et l'énergie d'un indomptable courage. Sa conduite à Constantinople fut d'une prudente et noble humilité. Quand il se présenta au palais avec les autres moines, les gardes refusèrent l'entrée à ce vieillard d'aspect misérable, à la robe déchirée, et qui se tenait au dernier rang. Sabas demeure, sans se plaindre, debout au seuil du palais. Ses compagnons ne s'étaient pas même aperçus de son absence ; admis devant l'Empereur,ils commencent à exposer leur requête ; mais Anastase les interrompt en demandant qui d'entre eux était Sabas ? On le cherche, on l'amène, et l'Empereur, nous disent les historiens, crut voir autour de son front comme une auréole de lumière ; il le combla d'honneurs et permit aux moines de demander les grâces qu'ils souhaitaient. Tous, éblouis de cette faveur, réclament à l'envi, pour leurs monastères, les plus beaux privilèges. Sabas se taisait.

Et vous, mon père, lui dit Anastase, n'avez-vous donc rien à obtenir ; quel est alors le but de ce lointain voyage ? — Mon but, répond saint Sabas, est de vous supplier, au nom de Jérusalem et de son patriarche, de rendre la paix aux Églises de Palestine afin que tous, évêques et moines, nous puissions, en repos et liberté, prier jour et nuit pour le salut de Votre Majesté. » L'Empereur ne répondit pas à cette demande ferme et vive, mais il fit donner à saint Sabas mille pièces d'or pour ses monastères, et le retint lorsqu'il congédia les autres abbés. Sabas, prévoyant de nouveaux orages, consentit à passer le reste de l'année à Constantinople ; son séjour y demeura légendaire : on raconte qu'Anastase, ayant fait renverser une antique statue qui remontait à la fondation de Byzance, bien avant Constantin, un tremblement de terre ébranla les alentours, et que les prières de Sabas purent seules l'arrêter. — On dit aussi qu'ayant demandé à l'Empereur de remettre à Jérusalem quelques impôts - restes du Chrysargyre supprimé à la requête des moines de Palestine - l'intendant des finances, nommé Marin, homme impitoyable et cupide, dissuada l'Empereur d'accorder cette demande. « Prenez garde, dit le saint à l'avare ministre, votre châtiment n'est pas éloigné. » Marin persista, et, quelque temps après, une sédition populaire incendiait sa maison.

Cependant le concile de Sidon était assemblé ; Sévère et l'abbé Mammas, demeurés à Constantinople, ne cessaient d'irriter l'Empereur contre Hélias et Flavien, qui s'opposaient au rejet du concile de Chalcédoine. Les deux évêques avaient cependant écrit à Anastase une lettre flatteuse où ils condamnaient les scandales produits, disaient-ils, par ce concile. Mais Xénaïas voulait une condamnation publique - Hélias refusait, on allait le déposer ; Sabas déjoua ces mesures, il obtint d'Anastase la dissolution immédiate du concile de Sidon . Furieux de ce dénouement, Xénaïas écrit à l'Empereur qu'Hélias et Flavien se sont joués de son autorité et ont seuls empêché la condamnation définitive du concile. Sévère appuyait ces calomnies. Anastase lance contre ces évêques un décret de bannissement ; saint Sabas le fait révoquer, triomphe de Sévère et de Xénaïas, et enfin, comblé des largesses de l'Empereur, revient en Palestine. À son arrivée, il trouve Jérusalem dans la consternation : Flavien d'Antioche venait d'être chassé, le moine Sévère était élu à sa place ; ses cruautés avaient indigné l'abbé Mammas, qui avait rompu violemment avec lui et était revenu précipitamment à son monastère d'Eleuthéropole. Sabas vient au couvent de Mammas, persuade son esprit encore ému, l'amène à Jérusalem et le réunit aux Orthodoxes avec presque tous ses moines.

Bientôt Flavien d'Antioche et l'évêque Jean de Palte, exilés par l'Empereur, traversèrent la Palestine avec les soldats qui les conduisaient dans le château fort de Pétra, sur les frontières de l'Arabie. Ce château avait été transformé en prison d'État, et il s'y trouvait alors un faux monnayeur qui avait longtemps abusé l'Empereur et tout le peuple de Constantinople. C'est là aussi qu'avait été enfermé le patriarche de Constantinople, Nestorius, après sa condamnation au concile d'Ephèse.

Les envoyés de Sévère suivirent de près ; ils apportaient à l'évoque de Jérusalem les lettres syriodiques de l'usurpateur qui osait lui annoncer sa criminelle élévation. Hélias les refuse avec mépris, et, de ce moment, une lutte violente s'engage entre Sévère, soutenu par les Empereurs et les évêques de Jérusalem, animés par saint Sabas.


§ 3. — La révolte des Moines (512-518).

Quelque temps après, les envoyés reparaissent appuyés, celte fois, par un détachement de soldats ; l'évêque appelle à son secours saint Sabas. Il semble que le célèbre moine ait alors entrevu les dangers où tant de fatales complaisances allaient entraîner l'Église et, pressenti le joug dégradant qui devait un jour peser sur elle. Il fait appel aux moines, aux solitaires, aux anachorètes ; accourt, à leur tête, à Jérusalem ; soulève le peuple ; chasse les envoyés de Sévère et, entraînant la foule jusqu'au parvis de la basilique du Saint-Sépulcre, il monte sur les marches, et là, en face du peuple et des soldats, prononce anathème à Sévère, à ses adhérents et à l'empereur Anastase qui le soutient. Les moines vainqueurs écrivent à l'évêque de Nicopolis en Epire, Alcison, partisan déclaré de l'Orthodoxie, une lettre triomphante qui raconte la persécution hérétique en Palestine et sa défaite.

Mais l'évêque Hélias ne jouit pas longtemps de ce triomphe : le gouverneur de Palestine entre à Jérusalem, à la tête de ses troupes, vient au palais de l'évêque, lui présente la lettre qu'il avait écrite à l'Empereur lors du concile de Sidon, et où il avait condamné le concile de Chalcédoine, le fait enlever et conduire à Aïla. C'était la dernière ville de Palestine, du côté du Sud, bâtie sur un rocher à l'extrémité de l'une des branches de la mer Rouge, et dominant au loin les côtes d'Égypte et d'Arabie et l'île commerçante de Jotabe.

Un diacre nommé Jean, disciple de saint Sabas et frère de l'évêque d'Ascalon, ébloui par le titre de patriarche, offre de condamner le concile et de recevoir les lettres de Sévère : il est élu à la place d'Hélias. Sabas l'apprend, vient, avec les autres Abbés, se jeter aux pieds de son ancien disciple, l'entraîne par ses prières et son éloquence, et l'évêque rétractant ses promesses, refuse à son tour d'obéir. Cet échec fait destituer le gouverneur et son successeur s'engage, par une convention bien digne du Bas-Empire, à payer au fisc trois cents pièces d'or s'il n'obtient de l'évêque une soumission complète.

Dès son arrivée, il jette l'évêque en prison, sûr que, vaincu par les souffrances et l'isolement, le prisonnier ne tardera pas à fléchir. Mais le Consulaire de Césarée pénètre secrètement dans la prison et engage l'évêque à résister avec courage : « Feignez cependant, lui dit-il, de céder au gouverneur ; faites-lui savoir que vous êtes prêt à obéir, mais que si vous le faites à l'heure même, votre consentement paraîtra arraché par la violence ; qu'il vous rende donc à la liberté, à la condition qu'au prochain dimanche vous condamnerez le concile en pleine église. »

L'évêque suit le conseil, sort de prison et envoie prévenir saint Sabas. Sabas fait appel aux moines et les convoque dans sa laure ; ils accourent de tous côtés. Théodose amène ses quatre cents religieux ; Siméon arrive avec le couvent de saint Euthyme ; Longin, avec celui de Théoctiste, Euthale, avec les monastères de l'évêque Hélias ; Alexandre, avec celui du patriarche Martyre ; la laure de Pharan, celle de Suça, conduite par saint Cyriaque, les monastères de Bethléem, de Scythopolis, d'Enthenaneth et de Jéricho, de Sapsas, de Gérasime et de Chosiba ; l'abbé Mammas et ses moines, les anachorètes du Jourdain ; les onzes laures ou monastères fondés par saint Sabas se réunissent, au nombre de plus de dix mille, dans la gorge du Cédron. Sabas se met à leur tête, part au milieu de la nuit et arrive, avant le lever du jour, à la basilique de Saint-Étienne, hors des portes de Jérusalem. C'est là que devait se tenir l'assemblée, parce que l'immense vaisseau bâti par Eudocie, pouvait seul contenir, dans ses proportions gigantesques, la foule des moines et du peuple. Les couvents de Jérusalem sortent de la ville et viennent secrètement les rejoindre ; une partie se détache pour aller au-devant d'un neveu de l'Empereur, Hypatius qui, vaincu et fait prisonnier par le rebelle Vitalien, venait à Jérusalem rendre grâce de sa délivrance ; et, quelques heures après, tous étaient réunis dans la vaste basilique.

Au fond de l'abside, les abbés et les chefs des monastères ; devant la galerie qui séparait la nef de l'abside, Hypatius le neveu de l'Empereur, entouré du gouverneur de la Palestine, du consulaire de Césarée, Zacharie, et de leurs officiers ; et enfin, dans les cinq nefs, le peuple et les dix milliers de moines qui débordaient de toutes parts et réclamaient à grands cris l'apparition de l'évêque et la condamnation de Sévère.

Les circonstances, du reste, étaient solennelles ; tout l'Orient avait fléchi sous la volonté tyrannique de l'Empereur et accepté la condamnation du concile et l'élection de Sévère : les trois grands sièges métropolitains de Constantinople, d'Antioche et d'Alexandrie étaient occupés par les chefs de l'hérésie ; les métropolitains inférieurs d'Apamée, d'Hiérapole, de Cesarée, de Sasimes, de Séleucie, de Laodicée, d'Halicarnasse et de Béryte leur étaient dévoués, et, à part quelques évêques dispersés çà et là, tous les Orthodoxes étaient ou soumis ou eu fuite. Cependant un noyau de résistance commençait à se former ; les évêques d'Isaurie et de la deuxième Syrie, après avoir d'abord reconnu Sévère, venaient de se séparer de lui ; Cosme d'Épiphanie et Sévérien d'Aréthuse lui avaient même signifié sa déposition ; les évêques de Tripoli, d'Arce, d'Antarade et de Tyr, et quelques évêques de Palestine demeuraient fermes dans l'Orthodoxie, enfin Vitalien, chef des Barbares confédérés, s'était déclaré, en Thrace, le protecteur des Orthodoxes, et, battu plusieurs fois par Cyrille, général d'Anastase, venait de surprendre et de tuer son adversaire.

Mais ces résistances disséminées manquaient d'un centre et d'un lien, parmi ces évêques, aucun n'avait assez d'influence, par lui-même, ou par l'autorité de son siège, pour rallier les Orthodoxes et réveiller ceux que la crainte avait fait fléchir. Si le patriarche de Jérusalem se déclarait hautement contre l'hérésie, la résistance avait un chef, une capitale, et l'action des patriarches de Constantinople, d'Antioche et d'Alexandrie se trouvait balancée par une influence rivale. Jérusalem était, à la vérité, le moindre des quatre grands patriarcats d'Orient, mais il était en réalité le plus illustre et le plus considérable : ses moindres vicissitudes, transmises de tous côtés par les pèlerins, retentissaient dans tout l'Empire et même jusqu'au fond de l'Occident.

Aussi l'attente était vive dans l'église de Saint-Étienne: les trépignements et les cris de la foule faisaient frémir l'immense basilique ; l'Évêque se montre enfin ; il s'avance, du fond de l'abside, vers le jubé ; il monte les degrés avec saint Théoclose et saint Sabas, et tous trois apparaissent au milieu de la galerie d'où leurs regards plongeaient sur la foule exaltée. À leur vue, mille cris s'élèvent ; l'évêque fait un geste : un silence frémissant règne dans toute la basilique et, au milieu de l'attente générale, les trois dignitaires laissent tomber sur le peuple ses paroles solennelles : « Anathème à Nestorius, à Eutychès, à Sévère, à Soiteric de Cappadoce ; anathème à qui ne se soumet pas au concile de Chalcédoine. » Une immense acclamation leur répond ; l'évêque et ses acolytes descendent du jubé et se retirent au fond de l'abside ; mais l'abbé Théodose remonte aussitôt : Si quelqu'un, s'écrie-t-il, ne reçoit pas les quatre conciles comme les quatre Évangiles, qu'il soit anathème. Le gouverneur, stupéfait, se voit entouré de la foule menaçante des moines, il se glisse, épouvanté, dans le monastère de Saint-Étienne attenant à la basilique et s'enfuit jusqu'à Césarée ; Hypatius, le neveu de l'Empereur, assailli par les moines, jure qu'il est un partisan fidèle des conciles et distribue aux monastères les plus larges aumônes.

L'Orient tout entier apprit bientôt que Jérusalem et son patriarche se déclaraient pour les Orthodoxes, et cette rébellion produisit un tel effet que le patriarche d'Alexandrie défendit aux Égyptiens d'aller à Jérusalem pour la fête de l'Exaltation de la Croix.

L'Empereur, exaspéré, préparait un décret d'exil contre saint Sabas, saint Théodose et le patriarche : les moines de Palestine, avertis de ce projet, se réunirent autour de saint Théodose et de saint Sabas qui adressèrent à l'Empereur, au nom de tous les moines, une lettre, modèle de hautaine humilité.

Anastase, occupé de la guerre que Vitalien venait lui faire jusque dans Constantinople, prit le parti de dissimuler et d'attendre ; mais bientôt toutes les craintes des moines s'évanouirent. Saint Sabas et les principaux abbés allaient souvent à Aïla visiter l'évêque Hélias ; la route était longue, des bords du Cédron jusqu'à la mer Rouge, mais qu'étaient les difficultés du chemin pour ces anachorètes accoutumés à se perdre sans cesse dans les déserts bien plus affreux, de l'autre rive de la mer Morte ? Un jour, saint Sabas et quelques abbés arrivèrent à Aïla ; l'heure où l'évèque les recevait d'ordinaire se passa et ils l'attendirent en vain ; enfin, au milieu de la nuit, l'évèque vint à eux : « L'Empereur Anastase est mort, il y a quelques heures, leur dit-il, et moi, je le suivrai dans-dix jours. » On fit aussitôt partir un exprès pour annoncer cette nouvelle à Flavien d'Antioche, mais le messager en croisa un autre sur la route : Flavien avait eu la même révélation et envoyait aussi avertir Hélias. Dix jours après, Hélias était mort. Et Justin avait succédé à Anaslase.


§ 4. — La fin du schisme (518-521).

Aussitôt après l'avènement de Justin, successeur d'Anastase, le peuple de Constantinople se soulève contre les hérétiques et oblige le patriarche Jean à condamner Sévère en pleine église, et à confirmer, comme l'évêque de Jérusalem , le concile de Chalcédoine. Une assemblée de quarante évêques, réunis à Constantinople, sanctionne ces mesures et envoie au patriarche de Jérusalem une copie de ses décrets que Justin accompagne d'un ordre pour le rappel de tous les exilés. Le patriarche et saint Sabas réunissent les moines et les évêques de Palestine et tiennent à Jérusalem un grand concile qui adopte les décrets de l'assemblée de Constantinople. Saint Sabas va lui-même en porter les décisions au métropolitain de Scythopolis et à l'évêque de Césarée, Jean Chusibite qui avait pris le nom du monastère où il avait passé sa vie.

Un an après, les négociations avec Rome, commencées entre le pape Symmaque et les évêques d'Asie, continuées avec son successeur, Hormisdas 7, amènent enfin, en 519, la réunion solennelle de l'Église d'Orient. Les divisions de l'Église orientale à propos du concile de Chalcédoine avaient duré trente-cinq ans. Les évêques acceptent le formulaire envoyé par le pape Hormisdas. Ce formulaire renfermait, outre la condamnation des hérétiques, celle des quatre patriarches de Constantinople qui avaient successivement refusé de se soumettre et celle des Empereurs Zenon et Anastase : il est signé par le patriarche de Constantinople et ne tarde pas à être reçu de Jérusalem, de la Palestine et de l'Asie tout entière.

Les chefs des Acéphales, Sévère et Xénaïas, causes principales de la lutte qui avait déchiré l'Asie, sont exilés avec leurs complices, mais Sévère échappe aux troupes du comte Irénée, sort furtivement d'Antioche et s'enfuit à Alexandrie.

Le schisme était enfin terminé, cependant quelque agitation se prolongeait encore en Palestine puisqu'un an après, les prêtres, les moines et les principaux habitants de Jérusalem, de concert avec les moines d'Antioche et de la deuxième Syrie, adressent à l'Empereur une supplique pour le rétablissement de l'union entre les Églises. Dans une de ses lettres, saint Avitus, évêquc de Vienne, prie le Pape de demander pour lui, à l'évêque de Jérusalem, un fragment de la Sainte Croix - et dans une autre, il remercie de ce présent le patriarche de Jérusalem (Saint Avitus, Epist. 18). On ne connaît d'une manière certaine ni le nom du Pape, ni le nom de l'évêque de Jérusalem, mais l'on s'accorde à penser qu'il s'agit du pape Symmaque et de l'évêque Hélias ; pour nous, vu la division profonde qui, du temps du pape Symmaque, séparait les évêques orientaux du siège de Rome et de tout l'Occident, il nous semble plus sûr de regarder ces lettres comme adressées au pape Hormisdas et à l'évêque Jean de Jérusalem.


- CHAPITRE III -
Saint Sabas et Justinien.


§ 1. — Les Samaritains (521-531).

Seul peut-être dans tout l'Orient, sans faiblir ni hésiter, Sabas avait soutenu le concile de Chalcédoine, pris sa défense devant les Empereurs, soulevé en sa faveur tout une armée de moines, et entraîné dans la lutte les patriarches hésitants. Ses soins ne se bornaient même pas aux questions religieuses : sous Anastase, c'est lui qui avait fait abolir l'odieux impôt du Chrysargyre, et, s'il avait échoué plus tard en demandant la remise d'un reliquat de cet impôt, il venait d'obtenir de l'Empereur Justin une partie de ce dégrèvement.

Mais cette illustre vie touchait à son terme ; Sabas avait déjà vu mourir la plupart de ceux qu'il avait connus : saint Théoctiste, saint Euthyme ; Longin et Élie, leurs successeurs ; l'abbé Marcien de Bethléem, les évêques Martyre, Salluste et Hélias étaient morts depuis longtemps. Les années qui suivirent l'extinction du schisme enlevèrent ceux qui restaient encore : l'évêque Jean de Jérusalem que saint Sabas avait ramené à l'Orthodoxie, Juliana Anicia, fille de l'Empereur Olibrius et arrière petite-fille de la Grande Eudocie ; elle avait donné l'hospitalité à saint Sabas durant son séjour à Constantinople, et, un jour, ses eunuques étaient arrivés à Jérusalem ; ils venaient annoncer à saint Sabas la mort de leur maîtresse et lui demander de les recevoir dans sa laure ; Sabas les avait envoyés à l'Abbé Alexandre, supérieur des monastères de l'évêque Hélias, et cet Abbé bâtit pour eux dans la plaine de Jéricho un couvent spécial qui garda leur nom. Enfin saint Théodose, son compagnon depuis cinquante ans et qui avait partagé les périls et la gloire de sa résistance à l'empereur Anastase, venait de mourir dans son monastère : de toute la génération de moines formée par saint Euthyme, Sabas demeurait seul, comme ces grands arbres, débris solitaires d'une forêt disparue. De nouveaux événements vinrent cependant le plonger encore dans la vie politique.

Poussés à bout - nous dit Procope - par les lois intolérantes et l'avarice de Justinien, les Samaratins se révoltent une troisième fois. Tout le peuple prend les armes, choisit pour roi un bandit nommé Julien ; adopte encore, pour centre d'insurrection, la ville de Néapolis, et de là infeste les routes de Jérusalem, de Césarée et de Scythopolis ; ravage la première et la deuxième Palestine, ruine tout le pays, massacre les chrétiens, assassine l'évêque de Néapolis et ses prêtres ; pille les églises, incendie les bourgs et les villages et même une partie de la ville de Scythopolis, où dominait un des leurs nommé Sylvain, fameux depuis longtemps par ses cruautés.

Le gouverneur militaire, Théodore, rallie autour de lui les commandants des garnisons dispersées sur les frontières (il y avait des garnisons dans la plupart des villes de Palestine, et dans de nombreux châteaux forts échelonnés sur toutes les frontières), appelle à son secours le Sarrasin Abocharal établi récemment par Justinien, chef des Arabes confédérés, et marche contre Julien. L'armée samaritaine abandonne Néapolis et cherche à gagner les montagnes de la Trachonitide ; les Grecs l'atteignent, lui livrent une bataille où meurent trente mille Samaritains ; Julien est pris, exécuté et vingt mille prisonniers, livrés pour récompense au Sarrasin Abocharal, sont vendus en Perse et dans l'Inde. Une partie de l'armée se réfugie sur le mont Arparizis, l'autre parvient jusqu'à la Trachonitide et demande du secours à Chosroës, qui traitait alors de la paix avec les Grecs, lui montrant pour appât le pillage de Jérusalem, célèbre alors par ses richesses.

À leur retour, les messagers sont arrêtés. Justinien destitue Théodore pour n'avoir pas prévenu les ravages des Samaritains, et met à sa place Irénée qui poursuit les révoltés dans leurs montagnes et achève leur destruction. Ceux qui demeurent en Palestine feignent de se convertir et paient en secret les gouverneurs pour qu'ils leur laissent suivre les pratiques de leur religion. Les chrétiens se vengent sur ceux qu'ils peuvent atteindre et Sylvain, revenu à Scythopolis où il espérait être protégé par la terreur de son nom, est saisi et brûlé vif sur la place publique. Mais cette vengeance faillit coûter cher aux chrétiens : Silvain avait, à Constantinople, un fils nommé Arsénius qui s'était insinué fort avant dans la faveur de Théodora et de Justinien ; il sut peindre à l'Empereur la révolte des Samaritains comme le fruit des violences des chrétiens ; la dépopulation de la province, le ravage de campagnes, la perte de l'impôt - devenu impossible à recouvrer - étaient, disait-il,les conséquences de cette tyrannie. Ces manœuvres réussirent, l'Empereur, tournant sa colère contre les chrétiens de Palestine, ordonne de les châtier avec autant de rigueur que les rebelles.

Cette nouvelle répand la terreur dans toute la province : les moines, les abbés, les évêques et le patriarche Pierre se tournent encore vers leur ancien appui et conjurent saint Sabas d'aller à Constantinople détourner ce nouvel orage et obtenir, pour la première et la seconde Palestine, quelque adoucissement dans les impôts.

Le vieillard se rend à leurs prières, et, à plus de quatre-vingt-dix ans, il part pour Constantinople et se présente au seuil de ce palais où il était venu défendre, auprès de l'Empereur Anastase, le concile de Chalcédoine et l'évêque Hélias. Mais cette fois, les gardes ne l'arrêtèrent point : les galères du port sortirent à sa rencontre et le patriarche de Constantinople, avec les évêques d'Éphèse et de Cysique, le conduisit devant l'Empereur qui se jeta à ses pieds.

Il fut facile à saint Sabas de détruire les calomnies d'Arsénius ; il montra la révolte sous son jour véritable, et Justinien, indigné, fit exécuter les chefs samaritains prisonniers à Constantinople, ferma les synagogues et soumit toute la nation samaritaine à une législation exceptionnelle et rigoureuse. Toute dignité leur était interdite, les charges de la curie pesaient sur eux sans les privilèges qui en étaient la compensation ; ils ne pouvaient ni aliéner leurs biens, ni donner ou recevoir par donation ou testament, ni même succéder et transmettre, en vertu des règles de la succession légitime ; s'ils n'avaient pas d'héritier chrétien, le fisc s'emparait de leur succession.

Plus tard, à la prière de Sergius, évêque de Césarée, Justinien adoucit sa sentence et rendit aux Samaritains le droit d'aliéner leurs biens, et celui de recevoir et de transmettre par donation, succession ou testament ; seulement dans les successions soit testamentaires, soit ab intestat, les héritiers chrétiens étaient, à chaque degré, préférés aux Samaritains ; mais si, plus tard, quelque héritier, du même degré venait à se convertir, il recouvrait ses droits à sa part héréditaire (toutefois il perdait les fruits pour le temps écoulé depuis l'ouverture de la succession jusqu'à sa conversion. Novelle 139, c. 3). Le testateur pouvait néanmoins laisser à ses héritiers, même non convertis, les deux douzièmes de sa succession. — Les Samaritains répondirent à ces grâces en surprenant Césarée, en massacrant le gouverneur et une foule de chrétiens ; et l'Empereur Justin rétablit, dans toute sa rigueur, l'ancienne loi de Justinien (Novelle 144 tit. 27, collatio IX - cependant on faisait exception pour les agriculteurs).

Pour la remise des impôts, Sabas fut sur le point d'éprouver plus de difficulté. Les Empereurs préféraient des libéralités actuelles et un appauvrissement immédiat du Trésor à ces décharges d'impôts qui interrompaient le mécanisme et l'inflexible régularité de l'administration fiscale, et amenaient, pour le recouvrement des années suivantes, les mêmes difficultés que l'établissement d'un impôt nouveau. Justinien essaya d'éluder la demande de Sabas en lui offrant, pour ses monastères, des sommes considérables : « Ils n'en ont pas besoin, répondit Sabas, ils ont pour patrimoine celui qui, dans le désert, a nourri d'un pain céleste son peuple ingrat et rebelle. Ce que nous demandons, c'est l'allégement de l'impôt pour la première et la seconde Palestine ruinées par les Samaritains ; le rétablissement des églises incendiées, la création d'un hospice à Jérusalem, pour les pèlerins malades, l'achèvement de l'église de la Vierge, commencée par l'évêque Hélias ; enfin la construction d'une forteresse, au centre des monastères que j'ai fondés, pour les mettre à l'abri des Arabes. En échange de ces cinq grâces, Dieu ajoutera à votre Empire l'Afrique, l'Italie et le reste de l'Empire d'Honorius. » — L'Empereur accorda tout, et les victoires de Bélisaire et de Narsès se chargèrent de réaliser la magnifique promesse du pauvre solitaire.

Les ordres pour la réduction des impôts et le rétablissement des églises, dictés par Trébonien, furent aussitôt expédiés en Palestine. L'archevêque Pierre chargea les évêques d'Ascalon et de Pella de parcourir le théâtre de la révolte, de constater les dommages et de les compenser par une décharge proportionnelle dans l'impôt, et en même temps de dresser la liste des églises abattues ou incendiées pour que le comte Étienne, commandant la Province, les fit rétablir aux frais des Samaritains ou du Trésor.


§ 2. — Les Monuments de Justinien.

Saint Sabas revint en Palestine où il vit le commencement d'une véritable renaissance architecturale déterminée par son entrevue avec Justinien.

De toutes parts s'élevaient des églises, des monastères nouvellement fondés ou rebâtis d'après un nouveau style : c'était le même mouvement, la même activité qu'au temps de sainte Hélène et de la Grande Eudocie - et l'on peut dire de la Palestine, à cette époque, ce que disait de la France un vieil historien, après les terreurs de l'an 1000 : qu'elle se couvrait d'un blanc manteau d'églises.

Sur le mont Garizim, au-dessus de la ville de Néapolis, capitale des Samaritains, la chapelle bâtie par Zénon devenait, par l'adjonction d'une nouvelle enceinte de remparts, une forteresse véritable. Dans la ville même, cinq églises brûlées par les Samaritains étaient rebâties à leurs frais, et, à quelque distance, au milieu de la campagne, la basilique du puits de la Samaritaine, théâtre du massacre de l'évêque Térébinthe, se relevait plus grande et plus belle. Elle dessinait sur le sol une croix aux quatre branches égales dirigées vers les quatre points cardinaux ; quatre grandes portes y donnaient accès, et, à l'intérieur, au point de jonction des angles devant la grille du chœur, s'ouvrait le puits creusé autrefois par Jacob et profond de quarante coudées.

Dans les montagnes, autour de Jérusalem, les vieux monastères et les églises, délabrées par le temps, sortaient de leurs ruines et reparaissaient dans tout l'éclat de leur renaissance, avec leurs façades horizontales, leurs assises de pierres égales et régulières, leurs fenêtres cintrées qui remplacent les ouvertures rectangulaires du temps de Constantin, et surtout leurs coupoles et leurs voûtes intérieures, cachet de l'ère nouvelle. Partout s'élevait au-dessus des bâtiments, le dôme qui reste désormais le type du style Byzantin, et dont la coupole arrondie a séduit, pendant tant de siècles, l'architecture religieuse.

Sur ce modèle, on restaurait les monastères de Saint-Thaléléus, de Saint-Grégoire, qui est peut-être l'hospice fortifié signalé dans le désert par Antonin de Plaisance, celui des Lazes, de Saint-Pantaléemon, près des rives du Jourdain, l'église de Sainte-Marie, dans un pli de la chaîne des Oliviers, l'hospice fondé à Jéricho par saint Sabas, au milieu des palmiers et des sources d'eaux vives, l'église de la Vierge, aussi à Jéricho, et enfin la basilique de Saint-Georges à Diospolis.

D'autres couvents, situés au milieu des déserts brûlants de la mer Morte, recevaient de larges citernes taillées au ciseau dans le roc vif et qui recueillaient, pour la saison d'été, les pluies de l'hiver et du printemps. Les couvents de l'abbé Zacharie, de Saint-Samuel, d'Aphélium, de Saint-Serge, sur le mont Cisseron, furent munis de ces réservoirs si précieux dans les contrées arides, et la citerne creusée par Justinien, pour le grand monastère de Saint-Jean, sur un rocher près du Jourdain, se voyait encore au XIIe siècle, quand l'Empereur Manuel Comnène fit rebâtir ce couvent renversé par un tremblement de terre.

A Jérusalem, la basilique de la Vierge, appelée par les habitants la nouvelle église, commençait à s'élever. De lourds chariots, traînés par quarante bœufs, amenaient, jusque sur l'emplacement de l'édifice, les énormes pierres extraites des rochers voisins et taillées sur place, ou les longues colonnes monolithes d'un marbre couleur de feu découvert dans les alentours ; des ouvriers élargissaient les routes qui menaient de Jérusalem aux carrières, et d'autres, sous la direction de l'évêque de Bachates, creusaient sur la colline les fondations du nouveau bâtiment. L'architecte avait eu à lutter contre la nature du terrain : la plate-forme de la colline était trop étroite pour les vastes proportions de l'édifice ; elle pouvait à peine contenir le vestibule et la nef, et refusait de donner place à l'abside. Mais un travail gigantesque suppléait à l'exiguité de l'emplacement : une immense terrasse, dont la base se perdait dans la plaine, s'élevait du côté de l'Est et venait ajouter à la plate-forme un prolongement artificiel ; portée sur ce vaste soubassement, l'abside était mise de niveau avec la nef et s'élevait à sa suite uniforme et contiguë.

Cependant, au milieu de cette magnificence, l'affaiblissement de l'Empire se trahit à chaque instant ; tout devient difficile : faut-il des colonnes pour la basilique, on ne sait comment transporter les blocs de marbre étranger et les amener, des ports du littoral, jusqu'à Jérusalem ; on ne sort d'embarras que parla découverte d'une carrière de ce marbre rougeâtre qui, du reste, abondait dans les environs de Jérusalem ; s'agit-il de la toiture, on se demande, avec inquiétude, comment se procurer les cèdres du Liban, que Constantin avait si aisément fait venir pour la basilique du Saint-Sépulcre ? Il faut se contenter d'un bois de pins qui s'élevait à peu de distance et que l'on décore pompeusement du nom de cèdres. Le temps même que l'on emploie à la construction décèle la décadence : on y met douze années ; il est vrai que ce dût être alors un des plus beaux monuments de Jérusalem. L'édifice avait la forme d'un rectangle, une galerie de colonnades l'entourait de trois côtés ; la grande porte extérieure, soutenue par deux énormes colonnes, donnait accès dans une vaste cour entourée de portiques, et au fond de laquelle apparaissait le porche intérieur de la basilique.

L'hospice, demandé par saint Sabas, s'élevait à peu de distance et recevait les étrangers si nombreux à Jérusalem que, quelques années après, Justinien dut permettre à l'église du Saint-Sépulcre d'aliéner plusieurs de ses terres pour subvenir aux frais de cette magnifique mais ruineuse hospitalité.

Parmi cette foule de pèlerins, l'Histoire a conservé quelques noms : Licinius, évêque de Tours, saint David, archevêque de Menevia, au pays de Galles, et deux de ses prêtres, saint Patern et saint Télion ; Pierre de Carthage, pour lequel le célèbre saint Fulgence, évêque de Ruspe, écrivit son Traité de la Foi ; Théodote, ancien comte d'Orient et préfet de Constantinople, disgracié pour la sévère intégrité de son administration, le général Cérycus, émule de Bélisaire dans la guerre dcPerse ; la veuve du consulaire Pompée, neveu de l'empereur Anastase, mis à mort par Justinien après la fameuse sédition où la fermeté de Théodora lui conserva l'Empire ; Photius, beau-fils de Bélisaire, demandant aux monastères de Jérusalem un abri contre la fureur de sa mère Antonine ; saint Siméon Salus et Jean de Cappadoce, renommés plus tard, parmi les solitaires d'Asie-Mineure ; saint Martin de Dumes, depuis archevêque de Braga en Galicie, saint Berthold, fils de Théold, roi d'Écosse, et son compagnon saint Armand ; Martin de Gaules, saint Pétroc, fils d'un chef Cambrien et fondateur d'un grand monastère à l'extrême pointe de la Cornouaille, en face de l'Irlande ; enfin saint Cadoc, si cher aux Bretons, et fameux par ses démêlés avec le roi Arthur.

A côté de l'hospice pour les pèlerins, Justinien en faisait bâtir un second destiné aux pauvres de Jérusalem ; et un peu plus loin, ses architectes relevaient, par ses ordres, deux anciens monastères à demi-ruinés, celui de la fontaine Sainte-Elysée et celui des Ibères, peuplade d'Arménie venue autrefois d'Espagne et qui s'était convertie tout entière sous Constantin. Ce dernier monastère était situé à droite de Jérusalem et de la Tour de David, sur le mamelon le moins élevé d'une chaîne de collines plantées de vignes, et il subsistait encore au douzième siècle.

La basilique du Saint-Sépulcre échappait par sa désespérante perfection aux embellissements de Justinien ; cependant quelques années après on y vit, exposés à l'admiration du peuple, des vases d'or d'une forme antique et massive, rehaussés de pierreries et de ces délicates reproductions de fleurs et de fruits qui caractérisent l'art judaïque à sa première période. C'étaient les vases célèbres du temple de Salomon, enlevés autrefois par Titus (toutefois il semble difficile que les vases enlevés par Titus fussent ceux-là même que Salomon avait placés dans le Temple, car ces trésors furent plusieurs fois pillés avant la prise de Jérusalem par Titus), arrachés aux églises de Rome par les Vandales (Alaric en avait, disait-on, enlevé une partie que l'on garda longtemps dans la citadelle de Carcassone Procope, De Bello Gothico, I, 12) et retrouvés à Carthage par Bélisaire. Justinien , ébloui de leur splendeur, voulait en orner son palais ; la sinistre prédiction d'un Juif l'en détourna, et il les rendit à Jérusalem. À côté, paraissait une croix de perles envoyée par Théodora et une couronne d'or enrichie de pierres précieuses, que le roi d'Éthiopie, Élisbaan - célèbre par ses victoires sur les Arabes du Yémen et ses tentatives pour arracher aux Perses le commerce de l'Inde - envoyait à Jérusalem, avant de se retirer dans un couvent, et de terminer son règne glorieux par une abdication volontaire.

Les villes de Tibériade et de Bethléem dont les remparts n'offraient plus que des monceaux de décombres, étaient fortifiées de nouveau, et recevaient chacune une enceinte qui les mettait à l'abri des coups de main des pillards. Hors des murs de Bethléem, s'élevait, comme un avant-poste, moitié forteresse et moitié couvent, le monastère de l'abbé Jean, peut-être successeur de l'abbé Marcien. C'était une suite de ce système général de défense adopté, depuis Valentinien , par les empereurs du Bas-Empire, et qui consistait à semer de châteaux et de villes fortes toutes les provinces limitrophes pour disséminer les armées d'invasion et les détruire en détail. Ce système, repris et développé par la féodalité d'Occident, fit relever l'ancienne ville de Palmyre qui devint, du côté du Nord, la gardienne de la Palestine.

Le bruit de ces libéralités parvint jusqu'aux moines du Sinaï, toujours en proie aux courses des Arabes ; la tour bâtie au fond d'une des gorges de la montagne ne les mettait guère à l'abri, et leurs cellules, dispersées parmi les déchirures et les aspérités des rochers, étaient sans cesse pillées par les brigands du déserts. Ils envoyèrent une députation à Justinien pour le supplier de leur faire bâtir un monastère ; la demande fut accueillie, et l'un des officiers de l'Empereur partit, avec les moines, pour présider à la construction du nouveau couvent. Il choisit pour emplacement l'étroite et profonde déchirure où s'élevait, depuis deux siècles, la vieille tour de refuge ; un ruisseau dont la source jaillissait à peu de distance, traversait cette gorge et se perdait un peu plus loin dans les sables en faisant croître, sur ses bords, quelques arbustes dont les fruits servaient à la nourriture des moines. L'architecte enveloppe la tour dans les bâtiments du monastère, de sorte qu'elle se dressait à l'angle de la cour intérieure qui occupait le centre de l'édifice ; il bâtit une église soutenue par douze colonnes, et plusieurs chapelles dont l'une servait de tombe aux solitaires massacrés autrefois par les Arabes. C'est probablement de cette même époque que date l'escalier de six mille six cents marches qui mène du couvent à la cime de la montagne où l'on trouve une dernière chapelle.

Pour donner aux moines encore plus de sécurité, un château fort s'éleva à quelque distance, du côté du désert, en face de la mer Rouge ; mais les nécessités de la guerre et l'épuisement de l'Empire le firent bientôt délaisser et, quelques années après, l'abbé Grégoire dut soutenir lui-même, dans le monastère, un siège contre les Arabes.

La position hiérarchique de l'abbé du Sinaï fut mise en harmonie avec la splendeur de son couvent : une bulle d'or de Justinien lui permit de revêtir les insignes de l'épiscopal et de tenir le troisième rang parmi les dignitaires de l'Église orientale.


§ 3. — La mort de saint Sabas et le quatrième Concile de Jérusalem (531-536).

Pendant une année, saint Sabas présida à ces travaux et à l'exécution des ordres de Justinien pour la restauration des églises et l'expulsion des hérétiques ; il alla même, dans ce but, à Scythopolis, où on lui présenta, encore petit enfant, son futur historien, le moine Cyrille, auquel nous empruntons ces détails ; puis il revint à Jérusalem, visita une dernière fois, comme pour leur dire adieu, la basilique du Saint-Sépulcre, les nombreux sanctuaires de Jérusalem, l'église nouvelle dont les colonnes commençaient déjà à monter vers le ciel, enfin la basilique de Saint-Étienne, théâtre de sa glorieuse résistance à l'Empereur Anastase ; enfin, averti de sa mort prochaine, il retourna dans sa Laure. Il y tombe malade ; le patriarche de Jérusalem accourt et le fait transporter dans le palais épiscopal; mais Sabas voulait mourir dans sa Laure ; il s'y fait ramener, dit adieu à ses moines, leur donne pour Abbé Mélitus de Béryte, auquel il remet la règle du couvent ; s'enferme dans sa petite tour, y passe quatre jours entiers dans le silence et la solitude et meurt. Toute la Palestine se rendit à ses funérailles ; le patriarche de Jérusalem et les évêques de la Province déposèrent son corps au milieu de l'Atrium qui sépare les deux églises de la Laure, et son tombeau en marbre blanc se voyait encore plusieurs siècles après.

La mort de saint Sabas laissait la Palestine sans chef et sans guide ; aucune grande renommée ne lui avait succédé ; on comptait bien encore plusieurs religieux célèbres par leur sainteté : Jean le Silencieux, dans la Laure de saint Sabas, saint Cyriaque, dans celle de Suca, l'anachorète Barsanuphe, dans son ermitage près de Gaza, Zozime, solitaire des environs de Césarée ; mais aucun n'avait la vigueur, la décision, l'influence politique de saint Sabas. Aussi la Palestine laissa-t-elle passer, sans y prendre part, les discussions religieuses qui troublaient Alexandrie et celles que Justi-nieri présidait lui-même à Constantinople ; elle se contenta d'envovcr un délégué à la célèbre conférence des onze évêques - réunis par l'Empereur pour terminer l'hérésie des Sévériens. La promulgation du Code auquel Justinien donna son nom (le Code Justinien fut promulgué en 329, mais en 333, Justinien en publia une seconde édition : c'est celle que nous avons aujourd'hui, la première ayant disparu), la publication d'un édit théologique et de plusieurs Novelles sur la discipline ecclésiastique, une expédition victorieuse des troupes romaines contre les Sarrazins, qui avaient reparu sur les frontières - ne semblèrent même pas émouvoir la Palestine.

Cependant la Palestine se réveilla tout entière à la nouvelle du retour de Sévère à Constantinople et de l'empire qu'il commençait à prendre sur Justinien. La faveur de l'impératrice Théodora avait fait donner le siège de Constantinople à l'évêque de Trébizonde Anthime, disciple de Sévère et partisan secret des Acéphales : Sévère, Pierre d'Apamée et le moine syrien Zoara étaient accourus auprès de lui ; Théodora les protégeait et Justinien se laissait entraîner. Ce danger soulève dans toute la Palestine les moines et les solitaires qui n'avaient jamais pardonné à Sévère le meurtre de trois cents moines syriaques assassinés par ses ordres, ni l'exil de l'évêque Hélias ; dès qu'ils apprirent l'arrivée du pape Agapet, envoyé à Constantinople par Théodat, roi des Goths , ils se disputèrent le droit de lui porter leurs plaintes.

Domitien, Abbé du monastère de Martyre, et Théodore Ascidas, exarque de la Nouvelle Laure, se mettent à leur tête avec quelques-uns de leurs religieux ; ils sont suivis par les délégués des monastères de Saint-Sabas, de Firmin, de Saint-Théodose, de Saint Étienne, de Saint-Serge ; Dominique, Abbé du monastère des Tours, Théonas, envoyé des moines du Sinaï, de Raïthou et de Pharan ; Cosme, Stratège et Salamine, représentants des moines de la troisième Palestine, Élias, des moines d'Augustopolis, Anastase, de ceux de Pétra, Jean, de ceux d'Aïla, Léonce, prieur d'un monastère près du Jourdain, partent aussi pour Constantinople et sont suivis de près par les évêques de Jotabe, de Zoara, de Palte, de Maximianopolis et de Panéas.

Au moment où ils arrivent, le pape Agapet venait de réunir quelques évêques pour juger de l'orthodoxie d'Anthime ; les évêques et les Abbés de Palestine se joignent au concile, déposent Anthime et font condamner Sévère, Pierre d'Apamée et Zoara. Non contents de ce résultat, ils adressent au Pape une supplique pour faire chasser de toutes les grandes villes d'Orient Sévère et ses complices, et interdire toute réunion à ses partisans. Les moines de Palestine, de Syrie et de Constantinople confirment cette demande par une seconde requête ; le pape les remet à Justinien, adresse à Pierre de Jérusalem une lettre synodale où il le blâme de n'avoir pas réclamé contre l'élection d'Anthime, et meurt quelques jours après. Justinien convoque à Constantinople, pour juger définitivement la cause de Sévère, un nouveau concile plus solennel et plus nombreux. Pierre de Jérusalem envoie, pour le représenter, le diacre Sabin ; les évêques de Césarée, de Gaza, d'Eleuthéropole, d'Aréopolis, de Néapolis et de Pétra envoient aussi leurs délégués, et le concile s'assemble sous la présidence de Ménas, nouveau patriarche de Constantinople. Sévère est de nouveau condamné, et, pour appuyer cette décision, Justinien défend aux hérétiques de tenir des assemblées et ferme à Sévère, à Anthime, à Pierre d'Apamée et à Zoara l'entrée de toutes les villes de l'Empire.

Ce décret et les actes du concile, accompagnés d'une lettre de Ménas à Pierre de Jérusalem, furent apportés en Palestine par les moines et reçus par le patriarche et les évêques de la Province assemblés en concile à Jérusalem. On y voyait autour du patriarche l'évêque de Césarée, déchu de son ancienne suprématie, les métropolitains de Scythopolis et de Pétra, et au-dessous d'eux tous les évêques, depuis les titulaires des grands sièges comme Marcien de Gaza, Élie de Joppé, Denys d'Ascalon, Pélage de Sébaste, Étienne de Jamnia, Anastase d'Eleuthéropole, jusqu'aux évêques inférieurs de Béthélie, de Jotabe, d'Eluze, de Paremboles et de Phaëno.


- CHAPITRE IV -
Les moines origénistes.


§ 1. — La Nouvelle Laure (536-545).

Peu de temps après le concile, deux moines, qui avaient été les chefs de l'expédition contre Sévère, furent appelés, l'un à l'évêché d'Ancyre, l'autre à celui de Césarée en Cappadoce : c'étaient Domitien, Abbé du couvent de Martyre, et Théodore Ascidas, Exarque de la Nouvelle Laure. Cette élection fut un malheur pour la Palestine : malgré le zèle que les deux moines avaient déployé contre Sévère, tous deux étaient de fervents adeptes des doctrines fantastiques d'Origène ; ils les avaient puisées dans ce couvent de la Nouvelle Laure qui semblait le refuge et l'asile perpétuel de toutes les hérésies et de toutes les révoltes.

La Nouvelle Laure était ce monastère fondé, il y avait près d'un siècle, sur les bords sauvages du torrent de Thécoa par le moine euthychien Romain - et que Marcien de Bethléem, à la tête des orthodoxes, était allé assiéger et détruire. Durant longues années, les cellules demeurèrent vides et muettes au milieu du désert. Enfin soixante moines, révoltés contre saint Sabas, vinrent s'établir et se retrancher parmi les ruines ; ils relevèrent les cellules et formèrent une communauté indépendante.

Mais la discorde se mit parmi eux, la famine les pressait, et un jour, comme ils étaient sur le point d'en venir aux mains, saint Sabas arrive apportant des secours. Il rétablit la laure et construisit une église ; les moines reconnaissants se soumirent, et saint Sabas leur laissa pour abbé un de ses plus célèbres disciples, nommé Jean. Cependant un sourd ferment de révolte régnait toujours dans la nouvelle laure, et l'on se racontait dans les monastères que, sur son lit de mort, l'abbé Jean s'était relevé pour prédire, en pleurant, à ses moines, qu'un jour leur orgueil les précipiterait dans l'hérésie et les ferait chasser de la laure.

Peu après, on avait reçu dans le couvent quelques nouveaux religieux dont on connaissait peu l'histoire et les antécédents ; parmi eux, se trouvait un homme à l'air austère, à la parole mystique et exaltée, on l'appelait Nonnus ; il avait pour compagnon inséparable un des nouveaux moines nommé Léonce de Byzance, esprit souple et vigoureux, habile à suivre, dans les sujets les plus subtils et les plus abstraits, la trame d'une argumentation nerveuse et serrée. Bientôt l'abbé Agapet s'aperçut que l'on se livrait tout bas, dans le monastère, à d'interminables discussions sur la préexistence des âmes, leur transmigration successive dans les corps où elles passaient, disait-on, comme le flambeau mythique de Lucrèce, et enfin, sur tous les rêves où le célèbre Origène avait laissé égarer son fanstasque et sublime génie.

L'abbé chasse de la laure Nonnus et ses compagnons, mais quelques années après, Marnas, son successeur, les accueille secrètement, et les controverses recommencent dans la laure, silencieuses et cachées tant que vécut saint Sabas : le grand abbé mourut sans connaître les germes d'hérésie qui couvaient dans la laure ; cependant, à Constantinople, il découvrit les erreurs de Léonce de Byzance qu'il avait amené avec lui, et le raya du nombre de ses moines. Léonce, demeuré à Constantinople, s'était insinué dans la faveur de l'évêque de Cyzique, et lorsque Ascidas et Domitien, tous deux convertis par Nonnus, vinrent poursuivre Sévère, il les introduisit auprès de l'évêque qui les fit connaître à l'Empereur. L'élévation rapide des deux moines fut la suite de cette heureuse coïncidence.

Nonnus, fort de ce double appui, entraîne bientôt dans la cause d'Origène le grand monastère de Firmin, l'évêque Alexandre d'Abila et la plupart des couvents du désert, sauf la Grande laure, la laure de Suça, que saint Cyriaque maintint dans l'orthodoxie, le monastère de Saint-Théodose et le couvent des moines Thraces près du Jourdain. Léonce de Byzance vint le rejoindre, et, toujours irrité contre saint Sabas, détermine Nonnus à détruire la Grande laure où vivait toujours le nom du fameux solitaire.

L'abbé Gélase, deuxième successeur de saint Sabas, effrayé de leur propagande, prend conseil de Jean le Silencieux et fait lire, en pleine église, le livre où l'évêque Antipater de Bostres réfutait, d'une manière vive et nette, les théories d'Origène. Cette lecture amène un soulèvement dans la laure ; les Origénistes, inférieurs en nombre, sont contraints de sortir ; ils se réfugient auprès de Nonnus, et, quelques jours après, marchent sur la Grande laure à la suite de Nonnus et de Léonce. Ils essaient d'entraîner, en passant, le couvent de Saint-Théodose : l'abbé Sophronius leur ferme les portes ; Nonnus n'ose attaquer l'immense monastère flanqué de tours et fortifié comme une citadelle ; il se retire, soudoie une troupe de brigands, arme ses moines et part pour le couvent de Saint-Sabas. Mais la troupe s'égare dans les sentiers des montagnes et se retrouve près de Bethléem, devant le monastère de l'abbé Marcien, qui avait autrefois détruit la Nouvelle laure : Nonnus, déconcerté, revient à son couvent.

À ce moment, arrivait à Jérusalem l'évêque de Cyzique, protecteur de Léonce de Byzance ; il venait rejoindre les évêques d'Antioche et d'Éphèse, et le légat du Pape qui allait à Gaza, avec le patriarche de Jérusalem, pour juger l'évêque Paul d'Alexandrie, accusé du meurtre d'un de ses prêtres. L'évêque est déposé, et Zoïle, élu à sa place, est sacré dans la grande basilique élevée sur les ruines du temple de Marnas par saint Porphyre et l'empereur Théodose II. Après la cérémonie, l'évêque de Cysique revient à Jérusalem, Léonce de Byzance lui amène les Origénistes chassés par l'abbé Gélase ; l'évêque donne le choix à l'abbé Gélase : ou de recevoir les exilés, ou de renvoyer de la laure leurs plus ardents adversaires. Quatre moines orthodoxes se dévouent, quittent la laure et vont à Antioche raconter à l'évêque Ephrem les violences des Origénistes.

L'évêque publie aussitôt, contre Origène, une lettre pastorale ; Nonnus, enhardi par le crédit de Léonce de Byzance de retour à Constantinople, et par la protection de Domitien d'Ancyre et de Théodore de Césarée, exige du patriarche de Jérusalem qu'il supprime des diptyques le nom de l'évêque d'Antioche. Le timide patriarche ordonne, en secret, aux abbés de Saint-Théodose et de Saint-Sabas de lui remettre une supplique contre les Origénistes ; il y joint un récit détaillé de leurs violences en Palestine, et envoie le tout au légat Pélage à Constantinople. Le légat réunit quelques évêques qui se réunirent en concile, condamnant les Origénistes et obtenant contre eux un édit de l'Empereur ; cet édit, envoyé en Palestine, est accepté par le patriarche de Jérusalem, les abbés des monastères et tous les évêques de la Province, sauf Alexandre d'Abyla.

Mais l'évêque de Césarée, devenu plus puissant encore par la mort d'Eusèbe de Cysique et de Léonce de Byzance, ses rivaux dans la faveur de l'Impératrice, menace Pierre de Jérusalem de le chasser de son siège, et le faible évêque signe, en tremblant, une profession de foi ambiguë que lui présente Nonnus. Exaltés par cette victoire, les Origénistes couvrent la campagne de bandes soudoyées et font poursuivre jusque dans Jérusalem les moines orthodoxes. Les moines Thraces des bords du Jourdain, hommes rudes et fidèles accourent contre les Origénistes ; un combat s'engage dans les rues de la ville, les couvents catholiques sortent pour prêter main-forte aux Thraces, mais après une lutte sanglante, les orthodoxes repoussés s'enfuient par la vallée du Cédron usque dans la laure de Saint-Sabas, qui demeurait comme le boulevard de l'orthodoxie.

Les Origénistes les poursuivent, les assiègent jusque dans l'hospice où ils s'étaient retranchés, mais les portes s'ouvrent, un des Thraces se jette sur les assaillants, les met en fuite, et meurt trois jours après de ses blessures. L'abbé de Saint-Sabas profite de cette délivrance et part pour Constantinople, mais Ascidas était prévenu, l'abbé trouve toutes les portes fermées, même celle du Patriarche et de l'hospice où l'on recevait les moines voyageurs ; il revient à son couvent et meurt sur la route. Cette mort ramène les Origénistes à la laure de Saint-Sabas ; ils y entrent à main armée, dispersent les moines les plus orthodoxes, et imposent aux autres, pour abbé, un des plus fougueux Origénistes.


§ 2. — Le pape Vigile (545-557).

La victoire de la Nouvelle laure sur les couvents du désert était complète : tous les monastères avait fait défection et accepté les doctrines d'Origène, la laure de Saint-Sabas était au pouvoir des hérétiques et le patriarche, gardé dans son palais par deux prêtres qu'Ascidas lui avait imposés, était inaccessible aux orthodoxes. Mais cet apogée a bientôt sa décadence : Nonnus meurt - et les Origénistes, sans chef, se partagent en Protochtistes et en Isochristes ; le grand monastère de Saint-Firmin se déclare pour les premiers, et la nouvelle laure se met à la tête des seconds. Ascidas, plus puissant que jamais, prend parti pour la nouvelle laure, fait nommer des Origénistes à la plupart des évêchés de Palestine, et inspire à Justinien le fameux édit contre les Trois chapitres, destiné à frapper la mémoire de Théodore de Mopsuète, d'Ibas d'Édesse et du célèbre Théodore, tous adversaires déclarés d'Origène.


Justinien aimait à s'occuper des choses ecclésiastiques, et s'attribuait parfois, sous ce rapport, un peu plus d'autorité qu'il n'eut fallu. On en trouve de nombreuses preuves dans ses Novelles ; mais surtout dans son fameux édit contre Origéne. Il s'y érige en véritable chef de l'Église, décidant souverainement sur des questions doctrinales.

Les moines de Palestine étaient divisés au sujet d'Origène. Tandis que les uns se déclaraient ses disciples, d'autres lui attribuaient une foule d'erreurs, et abusaient de quelques phrases, souvent mal comprises, pour le charger d'hérésies ou d'absurdités.

Les moines anti-origénistes résolurent de faire condamner leurs adversaires par l'Empereur. Ils furent soutenus par Pélage que le pape Agapit avait amené avec lui à Constantinople, et par Mennas, que le même pape avait consacré évêque de Constantinople à la place d'Anthime, déposé pour son attachement à la doctrine d'Eutychès. Ce fut d'après les conseils de Pélage et de Mannas que Justinien publia son fameux édit. Voici le résumé de cette pièce.

Il expose d'abord ainsi les erreurs attribuées à Origène :

1° Le Père est plus grand que le Fils, et le Fils est plus grand que le Saint-Esprit. Ce dernier est plus grand que les autres Esprits. Le Fils ne peut voir le Père ; le Saint-Esprit ne peut voir le Fils. Ce que nous sommes à l'égard du Fils, le Fils l'est à l'égard du Père ;

2° La puissance de Dieu est bornée, il n'a pu créer qu'un certain nombre d'Esprits et une certaine quantité de matière dont il put disposer. Les genres et les espèces sont coéternels à Dieu. Il y a eu des mondes qui ont précédé celui qui existe ; il y en aura qui lui succéderont. Dieu n'a jamais été sans créatures ;

3° Les substances douées de raison n'ont été attachées à des corps que pour les punir. Les âmes humaines, en particulier, ont été d'abord des intelligences pures et saintes ; s'étant dégoûtées de la comtemplation divine et détournées vers le mal, elles ont été jetées dans des corps par punition ;

4° Le ciel, le soleil, la lune, les étoiles et les eaux qui sont sous les cieux sont animés et doués de raison ;

5° A la résurrection, les corps humains seront de figure ronde ;

6° La punition des hommes méchants et des démons aura une fin ; ils seront rétablis dans leur état primitif.

Après avoir exposé ces doctrines, Justinien les réfute au moyen des témoignages de la sainte Écriture et des Pères.

Toute cette discussion est adressée au patriarche Mennas auquel l'Empereur fait ces recommandations :
Nous vous exhortons à assembler tous les évêques qui se trouvent dans cette ville impériale et les abbés, et à les obliger à anathématiser l'impie Origène surnommé Adamantius, jadis prêtre d'Alexandrie, et ses doctrines abominables. Votre Béatitude enverra des copies de ses décisions à tous les évêques et à tous les supérieurs des monastères afin qu'ils s'y conforment. À l'avenir, on ne pourra ordonner évêques ou abbés que ceux qui auront condamné Origène avec tous les autres hérétiques qu'il est d'usage d'anathématiser.
Nous en avons écrit dans le même sens au pape Vigile et aux autres patriarches.

Vladimir Guettée. Histoire de l'Église depuis la Naissance de N. S. Jésus-Christ jusqu'à nous jours. Paris, Cherbuliez, Sandoz et Fischbacher (1869). Tome 5, p. 253 - 255.


Cet édit soulève des troubles dans tout l'Empire : les évêques refusent de le signer, on les persécute, la plupart cèdent, quelques autres persistent ; le légat du Pape, à Constantinople, se sépare du patriarche Menas qui avait signé l'édit ; et à Jérusalem , l'évêque, rassemblant tous les moines, déclare solennellement que, signer l'édit, c'est condamner le concile de Calcédoine... Quelques jours après, il avait donné sa signature.

L'abbé Origéniste de Saint-Sabas est chassé par son propre parti ; les moines orthodoxes choisissent, pour supérieur, l'abbé Cassien de la laure de Succa et, après sa mort rapide, un religieux nommé Conon, caractère ferme et d'une persévérance inébranlable.

Conon s'allie à l'abbé de Saint-Firmin , chef des Protochtistes, lui fait jurer, dans l'église de Sion à Jérusalem, d'abandonner le dogme de la préexistence des âmes, puis il part pour Constantinople. Il s'y heurte contre les mêmes obstacles qui avaient découragé l'abbé Gélase : tout était fermé, la cour, le palais du patriarche, les maisons religieuses et jusqu'aux hôtelleries ; partout des refus, des humiliations. Conon lasse, par son opiniâtre patience, la tactique d'Ascidas et attend l'occasion . Il attendit longtemps ; on avait à Constantinople bien d'autres soucis que les démêlés de la nouvelle laure et du couvent de Saint-Sabas : tout se préparait pour le concile œcuménique.

Le pape Vigile était à Constantinople où il avait publié, contre les Trois Chapitres, un manifeste appelé Judicatum. Ce manifeste avait soulevé les protestations des évêques d'Afrique, d'Illyrie et de Dalmatie, et mécontenté les hérétiques parce qu'il réservait l'autorité du concile de Chalcédoine : inquiet de ces troubles, le pape avait retiré son Judicatum et demandé à l'Empereur un concile général.

L'abbé de Saint-Sabas, perdu dans la foule, et entouré par Ascidas d'invincibles entraves, attendait vainement ; l'imprudence des Origénisles vint lui offrir l'occasion : Pierre de Jérusalem mourut et les moines de la Nouvelle laure, sans même consulter l'Empereur, se hâtèrent d'élire, au siège de Jérusalem, un des leurs nommé Macaire. Cet acte d'indépendance irrite Justinien qui ordonne de chasser le nouveau patriarche. Conon saisit le moment, pénètre jusqu'à l'Empereur et lui présente une supplique où il exposait les violences et la tyrannie des Origénistes et demandait, pour évêque, Eustochius, économe de l'église d'Alexandrie. L'Empereur, mécontent d'Ascidas, approuve le choix, et Eustochius part pour Jérusalem. Dès son arrivée, il envoie, pour le représenter au concile, l'abbé de Saint-Théodose et les évêques de Raphie, de Tibériade et de Sozuze. Plusieurs évêques de Palestine le suivent et assistent à ce grand concile si troublé, si agité, par les influences rivales du pape et de l'Empereur, et qui condamne Origène en sacrifiant les Trois Chapitres.

Les évêques de Palestine, réunis à Jérusalem, acceptèrent tous les décisions du concile, sauf Alexandre d'Abyla, protecteur déclaré de la Nouvelle laure. Ce couvent résistait toujours et formait comme un petit gouvernement distinct et indépendant. Le patriarche voulut mettre fin à cette révolte : il commence par chasser l'évêque d'Abyla, puis, voyant toutes ses propositions repoussées par les Origénistes, il envoie, contre la Nouvelle laure, le gouverneur Anastase avec une troupe de soldats. La laure est prise, les moines déportés hors des frontières de la Province, et une colonie de moines orthodoxes, tirée des monastères les plus renommés, est établie dans ce vieux centre d'hérésie et d'opposition dont l'influence pernicieuse avait, pendant plus d'un siècle, troublé toute la Palestine.

Parmi ces nouveaux religieux, il s'en trouvait un nommé Cyrille de Scythopolis : c'est lui que l'on avait autrefois présenté, encore tout enfant, à saint Sabas lorsque l'illustre abbé vint apporter au métropolitain Théodose les ordres de Justinien pour la réduction de l'impôt. Il était entré depuis peu de temps dans le monastère de Saint-Euthyme et fut du nombre de ceux que l'on choisit pour repeupler la Nouvelle laure abandonnée par les Origénistes.

À la prière de l'évêque Eustochius, Cyrille recueillit les traditions et les souvenirs des moines et écrivit, dans sa cellule, la vie des deux célèbres abbés de Palestine qui avaient joué un si grand rôle dans l'histoire religieuse de l'Orient depuis Théodose II jusqu'à Justinien : saint Euthyme et saint Sabas. — Ses récits nous peignent la vie intérieure de la Palestine au cinquième et au sixième siècle, les grandes fondations religieuses, les révoltes des moines, les violences des hérétiques et les luttes des évêques contre les usurpateurs qui tentent d'envahir leurs sièges. Son style d'une élégance naturelle , la simplicité un peu familière de sa narration, sa complaisance pour les détails intimes de la vie de ses personnages, la rapidité claire et précise de ses résumés historiques, l'art avec lequel il dégage de son récit tous les faits secondaires pour grouper, autour de ses héros, les grands événements de l'Histoire, la poésie de ses descriptions, le rapprochent de Plutarque et assurent à ses biographies un rang distingué parmi les œuvres historiques du sixième siècle.


§ 3. — Les Trois Chapitres.

Nous croyons utile d'ajouter au texte de l'auteur quelques informations complémentaires concernant la problématique complexe des « Trois Chapitres » - informations qui sont de la plume de Vladimir Guettée, dans son ouvrage Histoire de l'Église depuis la Naissance de N. S. Jésus-Christ jusqu'à nous jours. Paris, Cherbuliez, Sandoz et Fischbacher (1869). Tome 5, p. 255 - 282.

L'avènement du pape Vigile :

Vigile était pape depuis une année. Bélisaire, qui représentait l'Empereur en Italie, l'avait fait ordonner après en avoir obtenu la promesse d'un riche présent, et d'une lettre dans laquelle il se déclarerait favorable aux ennemis du concile de Chalcédoine. L'impératrice, ennemie de ce concile, avait été l'âme de cette intrigue avec la femme de Bélisaire. Vigile, qui se trouvait à Constantinople à la mort d'Agapit, avait vu l'impératrice et s'était engagé à soutenir les ennemis du concile de Chalcédoine s'il devenait pape. De retour en Italie, il s'entendit avec Bélisaire qui le fit ordonner. Silverius fut exilé et mourut de faim selon les uns, assassiné selon les autres (538).

Vigile donna à Bélisaire et à sa femme les déclarations hérétiques auxquelles il s'était engagé, mais à condition qu'elles resteraient secrètes. En apparence, il se déclara pour l'Orthodoxie. Préoccupé de ses intrigues, Vigile n'avait point notifié à l'Empereur son avènement à la chaire papale et n'avait pas répondu à une lettre que le patriarche Mennas lui avait adressée. Justinien envoya en Italie le Patrice Dominicus avec des lettres dans lesquelles il montrait de la défiance au sujet de l'Orthodoxie de Vigile. Celui-ci, alors, écrivit à l'empereur une lettre pour le complimenter de sa foi, et l'assurer qu'il était orthodoxe comme ses prédécesseurs Célestin, Léon, Hormisdas, Jean et Agapit.

Lorsqu'il écrivit cette lettre, il était pape depuis deux ans. Arrivé à une dignité qu'il avait longtemps poursuivie, il feignit de se repentir de ses crimes et de ses engagements hérétiques. Il déclara à l'Empereur qu'il acceptait les quatre conciles œcuméniques, qu'il condamnait tous les hérétiques, et que l'empereur ne devrait lui envoyer, pour traiter des affaires de l'Église, que des personnes d'une irréprochable Orthodoxie. Il osa écrire au patriarche Mennas, pour le féliciter d'avoir été fidèle aux engagements qu'il avait pris au moment où le pape Agapit lui avait conféré la consécration. Quoiqu'il eût été fait pape d'une manière criminelle, il administra l'Église romaine comme s'il fut monté sur sa chaire d'une manière légitime jusqu'au moment ou il fut obligé de se rendre à Constantinople.

Les Origénistes et l'intervention de Justinien :

Le décret de l'Empereur contre Origène n'avait pas arrêté les discussions. Les origénistes de Palestine s'insurgèrent et ne consentirent à la paix qu'à la condition que le patriarche de Jérusalem ferait cette déclaration : « Tout anathème qui n'est pas agréable à Dieu est nul : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Une telle déclaration n'était certainement pas compromettante, mais elle fournissait aux origénistes un moyen d'échapper aux anathèmes de Justinien qui n'étaient pas, d'après eux, agréables à Dieu. Ils profitèrent si bien des dispositions pacifiques du patriarche qu'ils prêchèrent publiquement les doctrines qu'ils attribuaient à Origéne et qu'ils attaquèrent leurs adversaires à main armée.

Justinien, averti de ces désordres, dut intervenir. Mais il le fit d'une singulière manière, sous l'inspiration d'un évêque origéniste, Théodore de Cappadoce. Cet évêque dissimula, vis à vis de l'Empereur, ses véritables sentiments et lui parla seulement à titre d'Acéphale. On appelait ainsi ceux qui ne se rangeaient sous aucun des chefs reconnus pour ou contre le concile de Chalcédoine, et se contentaient d'élever certaines difficultés de détail contre ce concile. Justinien, qui se croyait très fort en théologie, écrivait contre les Acéphales, lorsque Théodore de Cappadoce se présenta devant lui avec quelques-uns de ses partisans, et à l'instigation de l'impératrice Théodora, qui appartenait à leur secte.

« II est inutile, dit-il à l'Empereur, que vous écriviez contre les Acéphales ; vous avez un moyen beaucoup plus simple de les ramener à l'Orthodoxie. Ce qui les choque dans le concile de Chalcédoine, c'est l'approbation qu'il a donnée à une lettre d'Ibas, qui est nestorienne, et qu'il a reçu les louanges de Théodore de Mopsueste, qui était nestorien. Si l'on condamne la lettre d'Ibas et les écrits de Théodore de Mopsueste, les Acéphales regarderont le concile comme rectifié et ils le recevront entièrement. Votre Piété les réconciliera sans peine à l'Église et elle acquerra ainsi une gloire immortelle ».

Les Trois Chapitres :

Justinien se laissa prendre à ces artifices accompagnés d'éloges qui flattaient sa vanité. Sur le conseil de Théodore, il résolut d'écrire contre les ouvrages de Théodore de Mopsueste et contre la lettre d'Ibas. On leur joignit comme également atteint de nestorianisme, l'écrit de Théodoret contre les douze anathèmes de saint Cyrille d'Alexandrie.

C'est ce qu'on appela les Trois Chapitres. Théodore de Cappadoce attachait d'autant plus d'importance à la condamnation de Théodore de Mopsueste que cet évêque avait beaucoup écrit contre Origéne, et qu'il était lui-même origéniste. Il se garda bien d'éclairer l'empereur à ce sujet. Justinien abandonna donc son ouvrage contre les Acéphales et se mit à écrire sur le sujet qui lui était indiqué. Théodore lui fournit les éléments de la discussion, et l'écrit impérial parut sous forme de décret ou de confession de foi.

Après avoir exposé sa foi sur la Trinité et l'Incarnation, Justinien édicta treize anathèmes. Les dix premiers ne concernent que la doctrine généralement admise ; les trois derniers sont dirigés contre les Trois Chapitres. Ils sont ainsi conçus :

« Si quelqu'un défend Théodore de Mopsueste et ne l'anathématise pas, lui, ses écrits et ses sectateurs, qu'il soit anathème !

« Si quelqu'un défend les écrits de Théodoret, faits pour Nestorius contre saint Cyrille et contre ses douze articles ; si quelqu'un les loue et ne les anathématise pas, qu'il soit anathème !

« Si quelqu'un défend la lettre impie que l'on dit avoir été écrite par Ibas à Maris, hérétique persan ; si quelqu'un la défend en tout ou en partie et ne l'anathématise pas, qu'il soit anathème ! »

Justinien s'étend sur les doctrines qui justifiaient ses anathèmes ; il discute l'approbation donnée par le concile de Chalcédoine à la lettre d'Ibas ; l'opinion de ceux qui soutenaient que l'on pouvait condamner les ouvrages de Théodore de Mopsueste sans condamner sa personne ; l'opinion de ceux qui prétendaient que l'on ne doit pas condamner les morts.

Justinien croyait avoir si bien démontré sa thèse qu'il la termine en disant que ceux qui n'adhèreront pas à ses doctrines en rendront compte au jugement de Dieu. Son décret fut publié en 546.

Nous avons remarqué que les partisans d'Eutychès avaient déjà soulevé ces difficultés, mais ce ne fut qu'à dater de l'édit de Justinien que la question des Trois Chapitres fut lancée dans la discussion publique. Théodore de Cappadoce avait eu pour appui dans son œuvre, Pélage, envoyé du pape à Constantinople.La question des Trois Chapitres excita un tel désordre en Orient que Théodore avouait que lui et Pélage méritaient d'être brûlés vifs pour l'avoir soulevée.

L'adhésion à l'Édit de Justinien :

Justinien obligea le patriarche Mennas à demander l'adhésion de tous les autres évêques d'Orient à l'édit impérial. Les patriarches d'Alexandrie, d'Antioclie et de Jérusalem se soumirent après quelques difficultés, et effrayés par les menaces qui leur étaient faites. Les évêques qui ne se soumirent pas furent exilés ou persécutés. Étienne qui avait remplacé Pélage à Constantinople, comme délégué du pape, reprocha au patriarche Mennas de s'être soumis avant de s'être entendu avec l'évêque de Rome. Mennas répondit que sa soumission n'était que conditionnelle et subordonnée à l'acquiescement du patriarche romain.

L'Église d'Afrique n'adhéra pas à l'édit de Justinien. Un de ses évêques nommé Pontianus écrivit à l'Empereur lui-même une lettre dans laquelle nous remarquons ce qui suit : « À la fin de votre lettre nous avons été fort affligés de voir que nous devons condamner Théodore, les écrits de Théodoret et la lettre d'Ibas. Nous ne connaissons pas ces écrits. S'ils viennent à notre connaissance, et si nous y trouvons quelque chose contre la foi, ils seront, de notre part, l'objet d'une sérieuse attention. Pour le moment, nous ne pouvons condamner des écrivains qui sont morts. S'ils vivaient encore, et si, après avoir été repris, ils ne condamnaient pas leurs erreurs, il serait très juste de les condamner. Maintenant, contre qui pourrions-nous prononcer notre jugement ? Je crains que, sous prétexte de les condamner on ne relève l'hérésie d'Eutychès.

« Nous vous supplions de conserver la paix sous votre règne de peur que, en voulant condamner des morts, vous ne lassiez mourir plusieurs vivants et que vous n'en rendiez compte à Celui qui viendra juger les vivants et les morts. »

Pour apaiser les discussions et mettre fin aux désordres, Justinien eut l'idée de réunir un grand concile auquel assisterait le pape de Rome. Il écrivit donc à Vigil de se rendre à Constautinople. L'impératrice Théodora lui écrivit également en le sommant de tenir les engagements qu'il avait contractés à son avènement à la chaire de Rome. Nous citerons à ce sujet le Liber Pontificalis :

« En ce temps, l'Impératrice Théodora écrivit au pape Vigile en ces termes : « Venez à Constantinople et exécutez la promesse que vous avez faite de vous déclarer en faveur du patriarche Authimos. » Vigile répondit : « Je ne veux pas commettre un tel crime. Autrefois j'ai parlé et agi témérairement ; aujourd'hui, je reconnais ma faute ; je ne consentirai jamais au rappel d'un hérétique canoniquement déposé. Tout indigne que je puisse être, je suis cependant le vicaire du bienheureux apôtre Pierre, comme le furent mes prédécesseurs, les bienheureux Silverius et Agapit qui ont adhéré à la déposition d'Anthimos. » Alors les habitants de Rome commencèrent à dénoncer Vigile à l'Empereur. C'est lui, disaient-ils, qui a fait injustement déposer le très bienheureux pape Silverius. Nous sommes obligés de déclarer à Votre Pitié qu'il agit d'une façon tyranniqne envers les Romains vos sujets. Nous l'accusons positivement d'homicide. Dans un mouvement de fureur, il s'est emporté un jour contre son notaire, et lui a donné un soufflet si violent que le malheureux est tombé mort à ses pieds. Pour marier Vigilia, sa nièce, à l'héritier du consul Asterius, il a fait expirer sous les verges un jeune Romain, fils d'une veuve de notre ville.

Le « kidnapping » du pape Vigile :

« L'Impératrice ayant eu connaissance de ces accusations, envoya à Rome le scribon Authemius avec cet ordre : Saisissez-vous de la personne de Vigile partout où vous le rencontrerez, excepté dans la basilique de Saint-Pierre. Faites-le embarquer sur un navire et amenez-le nous. Anthemius se saisit de Vigile dans la basilique de Sainte-Cécile le 10 des calendes de décembre (22 novembre 546). Les Romains aidèrent à son arrestation. Comme c'était le jour anniversaire de sa naissance, il se disposait à distribuer de l'argent lorsque la foule se jeta gur lui et le remit à Anthemius. Celui-ci le fit aussitôt embarquer sur le Tibre. Le peuple, en voyant le bateau s'éloigner, criait : Amen! Amen ! On lançait sur Vigile des pierres, des morceaux de bois, de vieux ustensiles de ménage en criant : C'est toi qui nous a amené la famine et la peste. Puisses-tu trouver là-bas une récompense digne de tes forfaits.

« Les clercs dévoués à Vigile l'accompagnèrent jusqu'en Sicile. À Catane, il fit une ordination et confia l'administration des biens de l'Église de Rome au prêtre Amplixius ; l'évêque Valentinus fut chargé par lui du gouvernement du clergé. Ces dignitaires revinrent à Rome avec les clercs qui avaient accompagné Vigile. Quant à celui-ci, il s'embarqua pour Constantinople, où il arriva la veille de la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »

Sur cette date, le Liber Pontificalis est dans l'erreur. Vigile n'arriva à Constantinople que le 25 janvier 547. Pendant la traversée, il avait reçu une lettre de l'Empereur qui l'engageait à vivre en paix avec le patriarche Mennas. Vigile saisit cette occasion pour écrire au patriarche que son intention était de vivre en paix avec lui, mais qu'il avait commis une faute et qu'il espérait qu'il la réparerait. Un pareil conseil était vraiment bien placé dans une telle bouche. Il osa, dès son arrivée à Constantinople, refuser d'entrer en communion avec l'Impératrice et Mennas et résister à l'Empereur. Il s'attira par là des désagréments assez graves devant lesquels il céda. Il entra en communion avec l'Impératrice et Mennas, puis il commit la faute qu'il reprochait au patriarche et condamna les Trois Chapitres. Il avait d'abord tenu des conférences avec les évêques qui se trouvaient à Constantinople. Mais voyant que le résultat ne lui serait pas favorable, il les rompit et publia un décret qu'il intitula Judicatum (Jugement, Arrêt). Ce document est perdu, mais on sait qu'il y condamna ce qu'il avait d'abord approuvé et qu'il se mit en opposition avec le concile de Chalcédoine, tout en insérant, dans ce Judicatum, cette clause qui le condamnait : sans préjudice du concile de Chalcédoine. Comment pouvait-il condamner ce que le concile avait approuvé, sans préjudice de ce concile ?

Justinien n'admit pas cette restriction insignifiante. Il avait fini sans doute par croire à son infaillibilité et il voulait que l'on se soumît purement et simplement à ce qu'il avait décidé. Mais les adversaires des Trois Chapitres condamnèrent hautement le pape et se séparèrent de sa communion. Un certain Mocianus ayant blâmé les évêques d'Afrique de cet acte, l'évêque Facundus lui répondit énergiquemcnt. Tous les évêques d'Afrique, d'Illyrie et de Dalmatie prirent la même résolution. Les évêques d'Afrique réunis en concile excommunièrent Vigile. Rusticus lui-même, diacre de Rome et neveu de Vigile, et qui avait accompagné son oncle à Constantinople, se sépara de lui, ainsi qu'un autre clerc romain de la suite du pape, Sebastianus. Vigil fut si irrité de leur opposition qu'il les excommunia. On ne croyait donc pas alors, même à Rome, que le pape fût le centre de l'unité catholique. Cet absurde système ne fut préconisé que depuis par la papauté qui l'imposa, peu à peu, et per fas et ne fas à quelques Églises occidentales.

Cependant les adversaires des Trois Chapitres et Justinien lui-même finirent par comprendre qu'il ne fallait pas se mettre en opposition directe avec le concile de Chalcédoine ; qu'on devait au contraire tourner la difficulté et feindre qu'on ne voulait porter aucune atteinte au saint concile. Mais ces hypocrisies ne séduisaient pas les défenseurs sincères du concile de Chalcédoine, et l'évêque Facundus ne craignit pas d'appliquer au Judicatum de Vigile l'épithète de Nefandum (Impie, Infâme).

Les discussions avaient duré, depuis l'arrivée du pape à Constantinople jusqu'en 550, c'est-à-dire environ trois ans. L'Orient tout entier en avait retenti et le métropolitain de Scythie, Valentinianus de Torni, en avait écrit à Constantinople au pape Vigile. Celui-ci lui répondit qu'il n'avait voulu porter aucune atteinte aux quatre conciles œcuméniques par son Judicatum, et que les troubles et les discussions n'avaient eu lieu que par la faute de ceux qui lui avaient fait opposition, surtout les clercs romains Rusticus et Sebastianus. Aurelianus, évêque d'Arles, écrivit à Vigile dans le même sens que l'évêque de Tomi ; Vigile répondit de la même manière. Il se donna comme très respectueux pour le concile de Chalcédoine. Mais, il savait bien au fond qu'il faisait opposition à plusieurs décisions de ce concile ; personne ne s'y trompait ; lui-même et l'Empereur comprirent enfin que le Judicatum ne pouvait être maintenu contre l'opposition qu'il avait soulevée. Il fut retiré (550) et l'on décida que la question des Trois Chapitres serait soumise à un grand concile qui en déciderait souverainement. En attendant que le concile fût réuni, les deux partis durent garder le silence et cesser toute discussion.

Justinien manqua le premier à cette résolution. À l'instigation de Théodore de Césarée il ordonna une enquête pour savoir si le nom de Théodore de Mopsueste avait été dans les dyptiques de son Église. L'enquête n'offrit pas de solution ; Justinien profita de ce résultat pour déclarer - dans un édit qui fut rendu public - que Théodore de Mopsueste avait été hérétique et qu'il fallait ôter des dyptiques de toutes les Églises les noms des évêques des Trois Chapitres, c'est-à-dire Théodore, Théodoret et Ibas.

Vigilius se plaignit de la violation des conventions arrêtées de commun accord.

La capture et l'évasion du pape Vigile :

On ne tint aucun compte de ses observations ; mais d'accord avec plusieurs autres évêques, Vigile lança une sentence de déposition contre Théodore de Césarée. Justinien irrité ordonna de saisir Vigile et de le jeter en prison. Vigile s'était retiré dans l'église Saint-Pierre, dans le palais d'Hormisdas. Justinien envoya des troupes pour le saisir. Vigile se mit sous l'autel et embrassa une des colonettes qui soutenaient la table. Le prêteur furieux le fit tirer par les pieds, par les cheveux et la barbe. Vigile qui était robuste, opposa une telle résistance que la colonne qu'il tenait embrassée s'ébranla. La table fut tombée sur lui et l'eût écrasé si les clercs présents ne l'eussent soutenue. À la vue d'un si horrible spectacle, les fidèles qui se trouvaient dans l'église poussèrent des cris et firent de telles menaces que le préteur fut obligé de se retirer avec sa troupe. Justinien fit adresser à Vigile des excuses hypocrites. Celui-ci n'y crut guère, et ne consentit à quitter l'église qu'à la condition que les représentants de l'Empereur feraient, dans l'église et publiquement, le serment solennel de le laisser en paix. Le serment fut fait, et Vigile retourna au palais de Placidie qu'il avait occupé jusqu'alors.

À peine y était-il entré que l'on plaça des gardes à toutes les portes pour l'empêcher de sortir. Il trompa leur surveillance pendant la nuit, escalada une muraille et se jeta dans une barque qui le conduisit de l'autre côté du Bosphore, à Chalcédoine. Il se réfugia dans l'église de Sainte-Euphémie, où il tomba dangereusement malade.

Justinien essaya en vain de le faire sortir de cette retraite. Les promesses et les serments restaient sans résultat. Le patriarche Mennas mourut sur ces entrefaites (552) en réputation de sainteté. Il fut remplacé par Eutychius qui était aussi un saint personnage. L'évêque d'Amasée l'avait envoyé à Constantinople pour tenir sa place au grand concile que l'on avait annoncé. Eutychius logea chez Mennas et prit part à une conférence où il parla de manière à mériter les suffrages de l'Empereur. Celui-ci le désigna au clergé et au sénat pour patriarche à la place de Mennas qui mourut sur ces entrefaites, et il fut élu à l'âge de quarante ans.

Aussitôt après son élection, il fit remettre au pape Vigile sa profession de foi, calquée sur celle de Mennas. Il déclare que, pour le bien de la paix, il accepte les quatre conciles œcuméniques et les lettres du pape Léon. Puis il ajoute : « Puisque nous sommes d'accord sur ces questions, nous demandons que, sous la présidence de Votre Sainteté, et en présence des saints Évangiles, les Trois Chapitres soient examinés, et que l'on en finisse avec cette question pour la paix des Églises ». Cette profession de foi fut apportée au pape Vigil au commencement de l'année 553. Il comprit qu'il s'entendrait parfaitement avec le nouveau patriarche et il retourna à Constantinople. Les patriarches d'Alexandrie et d'Antioche ainsi que le métropolitain de Thessalie signèrent la profession de foi d'Eutychius, et l'on put présager que la tempête allait enfin être apaisée.

La convocation au cinquième concile oecuménique :

Malgré les discussions, les lettres de convocation pour le grand concile avaient été adressées à tous les évêques et on se prépara sérieusement à le tenir. Vigil aurait voulu qu'il se réunît en Italie, ou du moins en Sicile ; que les évêques d'Afrique et des Églises occidentales y fussent appelés. Il ne put obtenir ce qu'il demandait et on lui accorda seulement qu'il ferait connaître à l'Empereur les noms des évêques des provinces latines qui viendraient l'aider de leurs conseils. On convint ensuite que les évêques, tant grecs que latins qui se trouvaient à Constantinople, formeraient, à nombre égal de chaque côté, une conférence préliminaire touchant les Trois Chapitres.

Les orientaux tinrent des conférences particulières à dater du 4 mai 553.

Vigile n'ayant pu obtenir ce qu'il demandait pour les évêques des provinces latines, se tint à l'écart de ces conférences.

On y voyait les quatre patriarches de Constantinople, d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem ; avec environ cent cinquante évêques tous Orientaux, excepté six Africains (à la fin du concile, on compta cent soixante-quatre évêques dont huit Africains).

Le cinquième concile oecuménique : première séance :

Lorsque les évêques étaient réunis pour la première conférence, Justinien leur envoya un édit qui les constituait en concile. Dans cette pièce il rappelle que ce sont ses prédécesseurs qui ont convoqué les quatre premiers conciles œcuméniques, et qu'il a suivi leur exemple en appelant les évêques à délibérer sur les écrits condamnables et hérétiques de Théodore de Mopsueste, de Théodoret et d'Ibas. Il parle ainsi du pape Vigile :

« Quant à Vigile, pape de l'ancienne Rome, nous lui avons tout expliqué quand il est arrivé ici. Il a condamné plusieurs fois et par écrit les Trois Chapitres. Il a même condamné les diacres Rusticus et Sebastianus qui ont voulu les soutenir après les avoir condamnés. Il a écrit dans ce sens à Valentinianus de Scythie et à Aurelianus d'Arles qui est la première Église des Gaules. Depuis que vous êtes arrivé dans cette ville, il y a eu des pourparlers entre vous et lui pour vous entendre au sujet du jugement qui devrait être porté. Nous lui avons mandé de s'unir à vous ; mais il a répondu qu'il donnerait son avis séparément.

« Nous vous exhortons a examiner les Trois Chapitres. Il n'y a en ces matières ni premier ni second ; celui qui fait la réponse la plus prompte est le plus agréable à Dieu. »

D'après de telles paroles, Vigile dut comprendre qu'on ne regardait pas sa présence comme nécessaire au concile. Il l'aurait présidé, s'il y eût assisté ; mais sa présidence n'était pas essentielle et l'on pouvait délibérer et juger sans lui.

Tel fut l'avis des membres de la conférence qui se trouva érigée en concile par l'édit de l'Empereur. Le concile jugea à propos de faire une nouvelle démarche auprès de Vigil. Les trois patriarches de Constantinople, d'Alexandrie et d'Antioche, et plusieurs métropolitains et évêques, au nombre de dix-huit, allèrent le trouver et rapportèrent cette réponse : « Le pape a dit qu'il ne pouvait nous répondre pour le moment, parce qu'il était indisposé ; mais qu'il nous ferait connaître demain sa résolution. »

Ainsi fut terminée la première conférence.

Deuxième séance :

On tint la seconde quatre jours après, le huitième jour de mai. Après la lecture du procès-verbal de la première séance, les évêques délégués au pape Vigil rendirent compte de leur mandat, de la manière suivante : « Nous sommes allés, il y a deux jours, chez le pape de l'ancienne Rome pour avoir la réponse qu'il nous avait promise. Il nous a répondu qu'il ne pouvait se rendre à notre assemblée parce qu'il y avait beaucoup d'évêques orientaux et peu des siens. Qu'il mettrait son avis par écrit et le remettrait à l'Empereur. Nous avons dit : Vous savez que dans les écrits qui ont été faits entre nous, vous avez promis de venir à l'assemblée des évêques qui sont en communion avec vous. Nous sommes dans votre communion, et il n'est pas opportun de différer le concile à cause des occidentaux. Dans les quatre conciles œcuméniques, il n'y a jamais eu un grand nombre de ces évêques, on n'y a vu que deux ou trois évêques et quelques clercs. Aujourd'hui, vous êtes présent et vous avez avec vous plusieurs évêques d'Italie, d'Afrique et d'Illyrie. Rien n'empêche donc de nous réunir pour terminer l'affaire avec charité. Si vous refusez de venir, nous nous assemblerons sans vous. Il n'est pas nécessaire qu'un nouveau délai scandalise l'Empereur et le peuple fidèle. »

Les délégués avaient ajouté qu'ils rendraient compte à l'Empereur de ce qu'ils avaient fait.

Justinien leur promit d'envoyer à Vigile des magistrats avec des évêques pour lui faire de nouvelles instances.

Ces magistrats et ces évêques rendirent compte de leurs démarches qui étaient restées sans résultat. On envoya des délégués aux évêques latins qui repondirent d'une manière peu satisfaisante. On passa outre.

Troisième séance :

Le lendemain, 9 mai, eut lieu la troisième séance. Elle fut consacrée à une profession de foi dans laquelle les évêques déclarèrent qu'ils acceptaient les quatre conciles œcuméniques et la doctrine des Pères orthodoxes, principalement des saints Athanase, Hilaire, Basile, Grégoire le Théologien, Grégoire de Nysse, Ambroise, Augustin, Théophile, Jean Chrysostome, Cyrille, Léon et Proclus.

Ils remirent à un autre jour l'examen des Trois Chapitres.

Quatrième séance :

On commença cet examen dans la quatrième séance qui eut lieu le 12 mai.

On y examina la doctrine de Théodore de Mopsueste d'après soixante-et-onze textes tirés de ses divers ouvrages. Cette doctrine, d'après ces textes, peut se résumer ainsi : « L'homme qui est né de la Vierge n'était pas le Verbe consubstantiel au Père, mais un temple qu'il perfectionnait peu à peu et qui est digne d'adoration à cause du Verbe qui s'était uni à lui. Les chrétiens ont pris leur nom du Christ comme les diverses sectes philosophiques, Platoniciens, Epicuriens, etc., ont pris leur nom des fondateurs de ces sectes. Le Christ n'est donc que l'image de Dieu ; il n'est que son fils adoptif comme les autres honmmes. Le Verbe seul est le vrai fils de Dieu. Le Christ eut à lutter contre les passions comme il lutta contre les souffrances. Il ne les vainquit que par l'influence du Verbe qui habitait en lui ».

Les Pères du concile arrêtèrent le lecteur en cet endroit et s'écrièrent : « Nous avons déjà condamné ces erreurs. Anathème à Théodore de Mopsueste et à ses écrits ! Sa doctrine est contraire à l'enseignement de l'Église et des Pères ; elle est pleine d'impiété. Théodore est un Judas ! »

On continua la lecture des textes dans lesquels Théodore disait :

« Il n'est pas plus merveilleux que le soleil se soit obscurci à la mort de celui qui était le Temple du Verbe, qu'il se soit arrêté pour Josué et pour Ézéchias. Quand nous examinons les Natures dans le Christ, nous disons qu'il y a une Nature parfaite, celle du Verbe qui est en même temps une personne parfaite ; nous ajoutons que l'homme a aussi une Nature parfaite, qu'il est une personne parfaite. Mais si nous considérons que le Verbe et l'homme sont unis, nous disons qu'il n'y a qu'une personne. C'est par l'opération du Saint-Esprit que l'homme, dans le Christ, a été purifié, justifié, transféré à l'immortalité et à l'incorruptibilité. Quand on demande si Marie est mère d'un homme ou d'un Dieu, il faut répondre qu'elle est l'un et l'autre. Elle est mère de l'homme, par Nature ; elle est mère de Dieu par relation, parce que Dieu était dans l'homme qui est né d'elle. L'homme né de Marie était fils de Dieu par grâce ; le Verbe l'est par Nature. Le fils de Marie n'est pas le Verbe ; le Verbe n'a pas deux naissances : l'une éternelle, l'autre temporelle. »

On lut encore quelques textes sur différents points de doctrine, et l'on termina les extraits par la profession de foi de Théodore condamnée au concile d'Éphèse.

Après cette lecture, les Pères s'écrièrent : « C'est Satan qui a composé cette profession de foi ! Anathème à son auteur ! Le concile d'Éphèse les a condamnés l'un et l'autre. Nous ne reconnaissons que le symbole de Nicée. Anathème à Théodore de Mopsueste ! Anathème à ceux qui ne le condamnent pas ! Ses partisans sont juifs ou païens ! Longues années à l'Empereur qui a purifié l'Église ! Nous anathématisons Théodore et ses écrits ! »

On remit à une autre séance l'examen des témoignages historiques et doctrinaux contre lui.

Le Constitutum de Vigile :

Entre la quatrième et la cinquième séance, Vigile fit remettre à l'Empereur son avis par écrit sur la question des Trois Chapitres. Cet avis est intitulé : Constitutum. Il est adressé à l'Empereur ; en tête se trouvent les deux professions de foi de Mennas et d'Eutychius. Vigile continue ainsi :

« Comme on ne m'a pas tenu la parole que l'on m'avait donnée d'assembler en nombre égal les évêques d'Occident et d'Orient, et comme on m'a pressé de donner mon avis dans le plus bref délai, j'ai demandé un délai de vingt jours à cause de l'indisposition que j'éprouvais, et j'ai prié les évêques d'attendre ce terme pour observer l'ancienne règle d'après laquelle on ne devait rien prononcer avant le jugement du siège apostolique.

« Nous avons donc examiné les Actes des conciles, les décrets des papes nos prédécesseurs, et les autres pièces nécessaires. Nous avons aussi examiné un volume qui nous a été présenté de votre part par Benignus, évéque d'Héraclée. Nous y avons remarqué des blasphèmes exécrables et des doctrines contraires à la foi catholique. Nous les avons condamnés ainsi qu'il suit. »

Le volume en question était le même qui avait été présenté au concile et qui contenait les extraits des ouvrages de Théodore de Mopsueste. C'était l'Empereur, ennemi déclaré de Théodore, qui avait fait ces extraits sans doute avec Théodore de Césarée et d'autres adversaires de l'évêque de Mopsueste. Comme on n'a plus les ouvrages de cet évêque, on ne peut savoir si ces extraits rendaient bien les sentiments de l'auteur. Vigile condamna les extraits comme le concile, mais il ne condamna pas la personne :

« Comme ces extraits - dit-il - portent le nom de Théodore de Mopsueste, nous avons examiné ce que les Pères ont dit de lui. Nous avons trouvé que saint Cyrille écrit à Proclus de Constantinople que le concile d'Éphèse, tout en condamnant le symbole attribué à Théodose, n'a pas fait mention de sa personne, par discrétion. Nous avons vérifié ce fait dans les Actes mêmes de ce concile, et nous avons remarqué que saint Cyrille a dit qu'il ne fallait pas mentionner la personne, parce qu'il ne faut pas attaquer les morts. Proclus a parlé de la même manière au sujet de Théodore, et il a condamné, sans le nommer, les erreurs qui lui étaient attribuées. Le concile de Chalcédoine n'a rien décidé non plus contre le mémoire de Théodore, et cependant on fit mention, dans ce concile, d'une lettre de Jean d'Antioche à l'empereur Théodose, dans laquelle il disait qu'il ne faut pas condamner Théodose après sa mort.

« Nous avons examiné si nos prédécesseurs avaient condamné après sa mort quelqu'un qui n'aurait pas été condamné de son vivant. Ils n'ont jamais agi ainsi, et Léon et Gélase ont agi d'une manière opposée. À Constantinople on suivait la même règle qu'à Rome. Jean et Flavien, quoique chassés de leur siège pendant leur vie, n'ont pas été condamnés. À Alexandrie, Denys refusa de condamner le Millénaire Népos, parce qu'il était mort. Nous n'osons donc point condamner Théodore de Mopsueste et nous ne permettons à personne de le condamner.

« Quant aux prétendus écrits de Théodoret, nous nous étonnons que l'on puisse élever des récriminations contre un évêque qui, il y a plus de cent ans, s'est soumis au jugement du concile de Chalcédoine et a accepté les lettres de saint Léon. Quoique Dioscore et les Égyptiens l'aient accusé d'hérésie, nos Pères, après avoir examiné ses doctrines, ne lui ont demandé que de prononcer anathème contre Nestorius et ses erreurs, ce qu'il fit à haute voix en présence de tout le concile. On ne peut donc l'accuser de nestorianisme sans incriminer le concile de Chalcédoine. Ce concile n'ignorait pas qu'il avait attaqué les douze anathèmes de saint Cyrille, mais il savait aussi qu'il avait reconnu ne les avoir attaqués que par l'erreur où il était sur le sens de ces anathèmes. Le concile imita donc saint Cyrille lui-même qui, par amour de la paix, passa sous silence ce que les Orientaux avaient écrit contre lui. Du reste, Théodoret lut lui-même dans le concile des lettres dans lesquelles il reconnaissait et louait l'orthodoxie de saint Cyrille.

« C'est pourquoi nous défendons à qui que ce soit d'avoir une opinion défavorable à la mémoire de Tbéodoret. Mais en respectant sa personne, nous condamnons les écrits nestoriens qui lui ont été attribués, quel qu'en soit l'auteur.

Vigile résume ces écrits en cinq propositions qu'il frappe d'anathème. Il aborde ensuite le Troisième Chapitre, c'est-à-dire, la lettre d'Ibas.

« Nous voyons - dit-il - dans les actes du concile de Chalcédoine, que la lettre d'Ibas fut lue et approuvée comme orthodoxe, parce qu'elle était conforme aux bases de la réconciliation de saint Cyrille avec Jean d'Antioche et les Orientaux.

« Les Pères du concile n'approuvèrent pas pour cela ce que cette lettre contient d'injurieux pour saint Cyrille. Ibas lui-même rétracta ces passages, après avoir reconnu qu'il s'était trompé relativement à la doctrine de saint Cyrille ; c'est pourquoi il fut regardé comme orthodoxe, après qu'il eût accepté formellement le concile d'Éphèse. Déposé par le conciliabule de Dioscore à Éphèse, il fut rétabli par le concile de Chalcédoine. Ce jugement du saint concile doit être respecté, quant à la lettre d'Ibas comme sur tout le reste ».

Vigile termine son Constitutum, en établissant l'autorité du concile de Chalcédoine et il révoque son Judicatum sur la question des Trois Chapitres. Il les avait en effet condamnés dans cette pièce, et il les approuvait dans son Constitutum. C'est à ceux qui croient en l'infaillibilité papale d'expliquer cette contradiction. Chaque opinion du pape est appuyée' sur un acte solennel. Vigile ne s'embarrassait pas de cette question qui n'existait pas alors. Il avait condamné les Trois Chapitres lorsqu'il ne les connaissait que d'une manière superficielle ; il les approuva lorsqu'il les connut mieux, et sans se douter que l'on pourrait lui reprocher ou chercher à nier cette flagrante contradiction.

Le Constitutum fut souscrit par seize évêques occidentaux et par trois diacres de l'Église romaine.

L'Empereur ne communiqua pas cette pièce au concile, qui continua ses séances sans se préoccuper du pape.

Cinquième séance :

La cinquième séance eut lieu le 17 mai. On passa en revue les documents historiques qui pouvaient faire connaître Théodore de Mopsueste. On lut plusieurs extraits des livres de saint Cyrille contre Théodore ; la requête présentée à Proclus de Constantinople par les clercs et les moines d'Arménie, et une pattie de la réponse de Proclus ; quatre lettres de saint Cyrille et une lettre de Rabbula, évêque d'Édesse à ce saint ; un passage de l'Histoire ecclésiastique composée par Hésychius, prêtre de Jérusalem, ouvrage qui est perdu aujourd'hui ; deux lois de Théodose II contre Diodore de Tarse, Théodore de Mopsueste et Nestorius ; une lettre de Théophile d'Alexandrie à Porphyre d'Antioche ; une lettre de saint Grégoire-le-Théologien à Théophile ; enfin plusieurs passages des oeuvres de Théodoret en faveur de Théodore, et quelques lettres de saint Grégoire-le-Théologien à un nommé Théodore, qui n'était pas celui de Mopsueste, comme cela fut établi d'une manière péremptoire.

Après avoir entendu la lecture de ces documents, on agita cette question : est-il permis de condamner les morts ? On cita des autorités et des exemples pour et contre.

On passa ensuite au deuxième Chapitre, c'est-à-dire à la cause de Théodoret. On cita des extraits d'ouvrages qui étaient de lui ou qui lui étaient attribués. On en conclut qu'il avait été favorable à Nestorius et à Théodore de Mopsueste ; qu'il avait été adversaire de saint Cyrille ; que le concile de Chalcédoine ne l'avait reconnu orthodoxe qu'après qu'il eut condamné Nestorius et ses erreurs. On remit à une autre séance l'examen du troisième Chapitre, c'est-à-dire la lettre d'Ibas.

Sixième séance :

Cette séance, qui est la sixième, fut tenue le 19 mai. On lut la lettre d'Ibas, traduite du syriaque en grec, et telle qu'on l'avait lue au concile de Chalcédoine. On lut également une lettre de Proclus de Constantinople à Jean d'Antiocbe, contre les erreurs contenues dans la lettre d'Ibas. Proclus priait Jean d'Antioche d'user de son autorité pour obliger Ibas à admettre la lettre qu'il avait écrite aux Arméniens et à condamner les erreurs qu'on lui imputait. Théodore de Césarée qui, dans le concile, remplissait le principal rôle d'accusateur contre Théodore, Théodoret et Ibas, attaqua ce dernier avec violence et prétendit que le concile de Chalcédoine ne l'avait ménagé qu'à cause de sa vieillesse. S'il n'eut pas été orthodoxe, le vénérable concile l'aurait-il considéré comme tel, malgré sa vieillesse ?

Le concile fit lire ensuite une partie des documents appartenant aux actes des conciles d'Éphèse et de Chalcédoine, spécialement les lettres de saint Cyrille et de saint Léon. On observa que, malgré la haute autorité de ces personnages, les conciles n'avaient admis leurs communications qu'après les avoir examinées et approuvées. On lut ensuite la définition de foi du concile de Chalcédoine et on compara avec cette définition les doctrines de Nestorius et d'Ibas. Cette comparaison terminée, on lut au concile cette décision : « La comparaison qui vient d'être faite montre avec évidence que la lettre d'Ibas est contraire à la définition du concile de Chalcédoine. C'est pour cela qu'on l'a obligé à anathématiser Nestorius et à souscrire à la définition du concile ». Tous les Pères s'écrièrent : « C'est notre avis à tous : la lettre est hérétique. Nous la condamnons. Celui qui ne la condamne pas est hérétique. Anathéme à Théodore et à Nestorius. Qui reçoit cette lettre rejette Cyrille et les Pères de Chalcédoine ». Ainsi se termina l'examen des Trois Chapitres.

Septième séance :

Le 26 mai eut lieu la septième séance. Le questeur Constantin, envoyé de l'Empereur, fit en son nom ces communications au concile : « Vous savez avec quelle sollicitude l'Empereur a poursuivi l'affaire des Trois Chapitres, afin de rendre à l'Église sa tranquillité. Il ne doutait point de votre orthodoxie, mais il pensait qu'une décision synodale pouvait seule procurer la paix. Il a engagé le très religieux Vigil à se rendre à votre assemblée, afin de donner sur la question agitée une décision conforme à la vraie foi. Celui-ci a souvent manifesté ses sentiments au sujet des Trois Chapitres soit par écrit, soit par des déclarations faites à l'Empereur en présence d'éminents personnages et de plusieurs membres du concile, ne faisant aucune difficulté de condamner les défenseurs de Théodore de Mopsueste, la lettre dite d'Ibas, et les écrits de Théodoret contre les douze anathèmes de saint Cyrille. Invité à faire ces condamnations de concert avec votre concile, il a promis son avis particulier qu'il remettrait au très pieux Empereur ».

Le questeur raconta ensuite que la veille, c'est-à-dire le 25 mai, Vigile avait envoyé sa réponse par le sous-diacre romain Servus-Dei. Des magistrats et des évêques qu'il avait mandés pour leur remettre son Constitutum avaient refusé cette mission. Lorsque le sous-diacre Servus-Dei se présenta devant l'Empereur, celui-ci refusa l'écrit de Vigile et donna cette réponse pour le pape : « Nous vous avons invité à l'assemblée des évêques ; vous avez refusé et vous dites que vous avez donné votre avis personnel sur les Trois Chapitres. Si c'est pour les condamner que vous avez écrit, nous n'avons pas besoin d'autres écrits que ceux que vous avez déjà faits. Si c'est pour les approuver, comment pouvons-nous attacher de l'importance à un écrit dans lequel vous vous condamnez vous-même ? »

Vigile ayant reçu cette réponse, ne jugea pas à propos d'insister pour faire recevoir son Constitutum.

Après avoir raconté cela au concile, le questeur continua ainsi :

« Afin que vous sachiez ce que le très pieux Vigile a fait pour la condamnation des Trois Chapitres, je vous communique deux mémoires qu'il a adressés à ce sujet à l'Empereur et à l'Impératrice ; la condamnation qu'il a prononcée contre les deux diacres romains Rusticus et Sebastianus, ses lettres au vénérable Valentinien, évêque de Scythie, et au vénérable Aurélien, évêque d'Arles, la première des saintes Églises de Gaule. Ces pièces sont traduites en grec, afin qu'il vous soit plus facile d'en apprécier le contenu, et d'être ainsi persuadés que le très pieux Vigile a toujours condamné les Trois Chapitres. Vous savez qu'il a fait un Judicatum adressé au patriarche Mennas, dans lequel il condamne les Trois Chapitres ; depuis, il l'a retiré, mais en faisant par écrit un serment redoutable de les condamner purement et simplement. L'Empereur vous communique ce serment, mais on devra me le rendre quand il aura été lu. Du reste, il est connu de plusieurs évêques occidentaux, des clercs de l'Église romaine et spécialement de Vincent, actuellement évêque de Claudiopolis, et qui, étant sous-diacre de l'Église romaine, avait travaillé à sa rédaction.

Comme Vigile et ses clercs ont souvent dit à l'Empereur qu'il devait marcher sur les traces de son père, l'Empereur vous envoie des pièces qui prouvent qu'il suit exactement ces traces. »

On lut toutes les pièces communiquées au nom de l'Empereur ; puis le questeur demanda, au nom de son maître, que le nom de Vigil fut rayé des Dyptiques, puisqu'il refusait d'assister au concile et de condamner avec lui les Trois Chapitres. Le pape fut ainsi condamné personnellement, mais le concile déclara qu'il restait en communion avec le siège romain (sur certaines copies des Actes du concile, on a biffé ce qu'il y avait de plus désagréable pour le pape Vigil).

Huitième séance :

La huitième séance eut lieu le 2 juin. On y lut une déclaration rédigée d'avance et dans laquelle on disait en substance :

« Les sectateurs de Nestorius s'étant efforcés de répandre ses erreurs sous les noms de Théodore de Mopsueste, de Théodorct et d'Ibas, nous nous sommes assemblés pour réprimer cet abus, par la volonté de Dieu et par ordre de l'Empereur.

« Le très pieux Vigile se trouvant en cette ville a connu tout ce qui à été dit touchant les Trois Chapitres, et les a condamnés plusieurs fois, soit de vive voix, soit par écrit. Il est ensuite convenu, par écrit, qu'il assisterait avec nous à un concile dans lequel nous ferions une définition commune à ce sujet. L'Empereur nous ayant exhortés à nous assembler, nous avons prié Vigile d'exécuter sa promesse. Nous lui avons représenté que les apôtres, quoique personnellement remplis du Saint-Esprit, n'avaient voulu cependant définir la question de la circoncision des gentils qu'en commun et dans un concile ; que les pères qui ont tenu les quatre conciles œcuméniques n'ont voulu également prendre de décision que dans des réunions conciliaires. C'est en effet l'unique moyen de connaître la vérité dans les questions de foi.

« Nous avons vainement invité le pape Vigile à se rendre au milieu de nous, et, lorsque l'Empereur lui eut envoyé des magistrats dans le même but, il répondit qu'il donnerait son avis en particulier. Ayant eu connaissance de cette réponse, nous avons pris en considération cette parole de l'apôtre : « Chacun est responsable pour soi devant Dieu », et nous avons craint le jugement dont sont menacés ceux qui scandalisent leurs frères. »

Le concile expose ensuite ce qui a été fait touchant les Trois Chapitres, et réfute sommairement ce que l'on pourrait dire en leur faveur. Voici sa conclusion :

« Nous recevons les quatre conciles de Nicée, de Constantinople, d'Éphèse et de Chalcédoine. Nous enseignons ce qu'ils ont défini sur la foi, qui est la même dans les quatre conciles, et nous regardons comme séparés de l'Église ceux qui ne les reçoivent pas. Mais, nous condamnons Théodore de Mopsueste et ses écrits impies, ainsi que les impiétés écrites par Théodoret contre la vraie foi, contre les douze articles de saint Cyrille, contre le concile d'Éphèse et pour la défense de Théodore et de Nestorius. Nous anathématisons aussi la lettre impie qui fut écrite - dit-on - par Ibas à Maris de Perse, et dans laquelle on nie que le Verbe se soit incarné et pris l'humanité de la Vierge Marie ; on accuse Cyrille dont on fait un hérétique et un Apollinariste ; on blâme le concile d'Éphèse d'avoir déposé Nestorius sans examen ; on défend Théodore et Nestorius ainsi que leurs écrits impies.

« Nous anathématisons ces Trois Chapitres et leurs défenseurs qui prétendent les défendre au nom des pères et du concile de Chalcédoine. »

Après cette déclaration, le concile prononça quatorze anathèmes, dans lesquels on trouve toute la doctrine sur l'Incarnation, contre les erreurs de Nestorius et d'Eutychès

Voici le texte de ces anathèmes :
1 - Si quelqu'un ne confesse pas que la nature ou substance divine est une et consubstantielle en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; qu'il soit anathème.
2 - Si quelqu'un ne confesse pas dans le Verbe de Dieu deux naissances, l'une incorporelle par laquelle il est né du Père avant tous les siècles, l'autre selon laquelle il est né dans les derniers temps de la Vierge Marie, Mère de Dieu ; qu'il soit anathème.
3 - Si quelqu'un dit que ce n'est pas le même Christ-Dieu-Verbe, né de la femme, qui a fait des miracles et qui a souffert ; qu'il soit anathème.
4 - Si quelqu'un ne confesse pas que la chair a été substantiellement unie à Dieu le Verbe et qu'elle était animée par une âme raisonnable et intellectuelle ; qu'il soit anathème.
5 - Si quelqu'un dit qu'il y a deux substances ou deux personnes en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qu'il ne faut en adorer qu'une seule, comme l'ont écrit follement Théodore et Nestorius ; qu'il soit anathème.
6 - Si quelqu'un ne confesse pas que la sainte Vierge est véritablement et réellement Mère de Dieu ; qu'il soit anathème.
7 - Si quelqu'un ne veut pas reconnaître que les deux Natures ont été unies en Jésus-Christ, sans diminution, sans confusion, mais que par ces deux natures il entende deux personnes ; qu'il soit anathème.
8 - Si quelqu'un ne confesse pas que les deux Natures ont été unies en Jésus-Christ en une seule personne ; qu'il soit anathème.
9 - Si quelqu'un dit que nous devons adorer Jésus-Christ en deux Natures, ce qui serait introduire deux adorations que l'on rendrait séparément à Dieu le Verbe et séparément aussi à l'homme ; et qu'il n'adore pas par une seule adoration le Verbe de Dieu incarné avec sa propre chair, ainsi que l'Église l'a appris dès le commencement par tradition ; qu'il soit anathème.
10 - Si quelqu'un nie que Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a été crucifié dans sa chair, soit vrai Dieu, Seigneur de gloire, l'un de la Trinité ; qu'il soit anathème.
11 - Si quelqu'un n'anathématise pas Arius, Eunomius, Macédonius, Apollinaire, Nestorius, Eutychès, Origène, avec tous leurs écrits impies ; qu'il soit anathème.
12 - Si quelqu'un défend l'impie Théodore de Mopsueste ; qu'il soit anathème.
13 - Si quelqu'un défend les écrits impies de Théodoret ; qu'il soit anathème.
14 - Si quelqu'un défend la lettre que l'on dit avoir été écrite par Ibas à Maris ; qu'il soit anathème.

Cent soixante-cinq évêques signèrent les décrets de ce concile ; à leur tête est Eutychius de Constantinople qui l'avait présidé.

Les contradictions apparentes entre le concile de Chalcédoine et le cinquième concile oecuménique :

Il est certain que Théodore de Cappadoce, sous la protection de l'Empereur Justinien fut l'âme de ce concile, et qu'il avait l'intention, en faisant condamner les Trois Chapitres, de porter atteinte au concile de Chalcédoine et de donner satisfaction aux partisans secrets d'Eutychès. Mais le concile se prononça aussi bien contre cet hérétique que contre Nestorius, et il eut soin de déclarer qu'il ne voulait porter aucune atteinte au concile de Chalcédoine.

Les ruses de Théodore de Cappadoce furent donc déjouées par l'orthodoxie du concile. On doit admettre cependant que cette assemblée, en condamnant Théodore de Mopsueste, Ibas et Théodoret, contredit le concile de Chalcédoine qui les avait admis comme orthodoxes après avoir entendu leurs explications. Il faut donc distinguer, dans les décrets des quatrième et cinquième conciles œcuméniques, les questions doctrinales des questions de personnes. Les conciles oecuméniques ne sont infaillibles que sur les premières, parce que tous les évêques qui en font partie n'y parlent pas en leur nom personnel mais y attestent la foi toujours professée par leurs Églises. Sur toutes les autres questions, les évêques parlent et discutent en théologiens ; ils peuvent avoir tort ou raison ; les décisions du concile peuvent être justes ou contestables, sur ces questions secondaires.

Le concile de Chalcédoine avait eu raison d'accepter les explications orthodoxes de trois évêques respectables qui n'avaient dépassé certaines bornes dans leurs écrits que pour combattre l'astucieuse hérésie d'Eutychès.

On ne peut, d'un autre côté, contester que le concile de Constantinople ait eu tort de condamner des écrits dont les partisans de Nestorius pouvaient se prévaloir, en leur donnant un sens qui n'était pas celui de leurs auteurs.

Les quatrième et cinquième conciles ont défini des dogmes identiques, et la contradiction que l'on peut indiquer dans leurs décrets, à propos de questions secondaires, est plus apparente que réelle.

On a attribué au cinquième concile oecuménique la condamnation d'Origène, contenue dans quinze anathèmes qui correspondent à quinze propositions que l'on prétend extraites des œuvres de ce vénérable personnage.

D'autres ont attribué ces quinze anathèmes à un autre concile tenu à Constantinople en 543, c'est-à-dire dix ans avant le concile œcuménique et sous le patriarcat de Mennas.

Le seul fait certain, c'est qu'un concile de Constantinople reçut les dénonciations de moines anti-origénistes et condamna la doctrine qu'ils attribuaient à Origène. Cette doctrine était certainement répréhensible ; mais les extraits desquels on la tirait appartenaient-ils aux ouvrages authentiques du savant prêtre d'Alexandrie, ou à ses ouvrages falsifiés par des hérétiques ou par des disciples peu intelligents ? C'est une question qui ne fut pas discutée. Le concile qui condamna, sous le nom d'Origène, certaines doctrines qui lui étaient dénoncées, fut certainement orthodoxe ; mais on ne peut en déduire qu'Origène ait été réellement condamné, alors même que les quinze anathèmes seraient l'œuvre du cinquième concile œcuménique.

La question du onzième anathème :

Les érudits ont longuement discuté sur le onzième anathème du cinquième concile œcuménique dans lequel le nom d'Origène se trouve placé parmi ceux des hérétiques condamnés par les quatre premiers conciles œcuméniques et par la sainte Église catholique et apostolique. Il est certain que les doctrines d'Origène ne furent condamnées par aucun des quatre premiers conciles œcuméniques ; mais comme elles l'avaient été par le concile de Constantinople de 543, les Pères du cinquième concile pouvaient les considérer comme ayant été condamnées par l'Église, en prenant ce mot dans son sens le plus large. On peut donc croire que le nom d'Origène n'est pas une interpolation dans le texte de l'anathème onzième, comme plusieurs érudits l'ont pensé. L'insertion de ce nom dans le onzième anathème parmi ceux des hérétiques antérieurement condamnés prouverait que la condamnation n'était pas le fait du cinquième concile, mais doit être attribuée au concile de 543.

Cette condamnation, confirmée par le cinquième concile, fut mal accueillie des moines origénistes de Palestine ; ils se séparèrent de la communion des évêques qui acceptèrent ce concile, dans un synode de Jérusalem.

La réception du cinquième concile oecuménique :

Justinien adressa à tous les évêques orientaux les actes du cinquième concile œcuménique, et tous les acceptèrent sans réclamation, excepté Alexandre d'Abila qui fut déposé. Le concile eut aussi pour adversaires les Eutychiens ou Monophysites qui ne trouvaient pas suffisantes les condamnations portées contre leurs adversaires, et les défenseurs des Trois Chapitres qui regardèrent leur condamnation comme une atteinte portée au concile de Chalcédoine. Ces derniers adversaires se trouvaient surtout à Rome et en Afrique. Le diacre romain Rusticus s'étant ouvertement déclaré contre le cinquième concile, il fut exilé en Thébaïde avec ses partisans. L'Empereur avait alors la haute autorité à Rome que Nersès avait arrachée aux Barbares. En Afrique, les principaux adversaires du cinquième concile étaient Facundus d'Hermiane qui s'était caché pour éviter la persécution, depuis l'Infandum Judicatum de Vigil, et Victor, évêque de Tununum (cet écrivain attribue au cinquième concile un tremblement de terre qui eut lieu alors à Constantinople. Alexandre d'Abila étant mort dans ce tremblement de terre, Cyrille de Scythopolis prétend qu'il mourut ainsi parce qu'il s'était opposé au cinquième concile. L'un et l'autre attribuaient à Dieu leurs petites idées...).

L'opposition occidentale disparut peu à peu lorsque Vigile eut accepté les décrets du cinquième concile. Comment fut-il amené à les accepter ? Fut-il, avec les clercs romains qui étaient auprès de lui, condamné à l'exil et même aux travaux forcés, comme certains chroniqueurs l'ont avancé ? Les érudits sont partagés à ce sujet, et les chroniqueurs en question semblent très mal renseignés sur ce qu'ils affirment, puisqu'ils se contredisent dans les détails les plus essentiels de leur narration. Le fait en lui-même n'a pas grande importance, car Vigile, à son départ de Constantinople, n'a pas protesté Contre la violence qui lui aurait été faite. Il accepta d'abord les décrets du concile dans une lettre qu'il adressa à Eutychius, patriarche de Constantinople. Il y déclare qu'à l'exemple d'Augustin qui avait fait son livre des Rétractations, il n'avait aucune honte à avouer qu'il s'était trompé au sujet de la question des Trois Chapitres. Il avait fait mieux que se tromper ; il s'était contredit dans deux actes publiés avec solennité : Le Judicatum dans lequel il condamnait les Trois Chapitres, et le Constitutum dans lequel il les approuvait, et affirmait que le concile de Chalcedoine les avait approuvés.

Dans sa lettre à Eutychius, il condamne les Trois Chapitres dans les mêmes termes que le concile de Constantinople, et anathématise ceux qui diront qu'ils ont pu être approuvés ou défendus à une époque quelconque. Il déclare qu'il faut regarder comme sans valeur ce que lui ou d'autres peuvent avoir écrit en faveur des Trois Chapitres ; et il condamne ceux qui affirmeraient que les Trois Chapitres ont été approuvés par le saint concile de Chalcédoine.

Cette lettre était pour les orientaux. Vigile rédigea pour les occidentaux un nouveau Constitutum qui est la contrepartie de l'autre pièce qu'il avait faite sous le même titre. Il y soutient non seulement une doctrine opposée à celle qu'il avait enseignée précédemment, mais il se lance dans des appréciations historiques absolument contraires à la vérité, à propos de ce qui se serait passé à Chalcédoine au sujet de la lettre d'Ibas. Il y lance, sans hésiter, des anathèmes contraires aux anathèmes prononcés dans le premier Constitutum, et il se contredit avec une facilité qui porte à croire qu'au fond ce pape ne croyait pas un mot des choses que les circonstances lui dictaient.

Aujourd'hui que l'infaillibilité papale a été déclarée dogme [dans l'Église catholique-romaine], on pourrait être embarrassé des contradictions de Vigile, aussi officielles que les actes les plus solennels de tous les autres papes ; mais au sixième siècle, le pape lui-même ne croyait pas à son infaillibilité, et se croyait autorisé à se contredire si bon lui semblait.


Nous reprenons ici le texte de la Thèse de Mr. Alphonse Couret :


- TROISIÈME PARTIE -

Esquisse de Jérusalem et de la Palestine
vers le commencement du VIIe siècle, au point de vue religieux et commercial ;
et récit de la conquête des Perses et des Arabes (557-636).

- CHAPITRE I -
La Palestine au commencement du VIIe siècle.


§ 1. — Les dernières années (557-610).

L'expulsion des Origénistes est suivie d'une longue période de silence ; l'Histoire se retire de la Palestine et ne songe plus qu'aux révolutions de palais et aux interminables guerres de Justin, Tibère, Maurice et Phocas contre les Perses et contre les Avares. Les annales de la Palestine, depuis la fin du règne de Justinien jusqu'aux premières années d'Héraclius, ressemblent à ces chroniques stériles du onzième siècle, où quelque moine ignoré consignait sèchement la mort de l'abbé, le nom du successeur et les principales fêtes de son couvent.

C'est à peine si quelque bruit lointain vient apprendre aux chroniqueurs l'expulsion du patriarche Eustochius, chassé par le crédit de Théodore Ascidas, et remplacé par ce même Macaire élu autrefois par les moines de la nouvelle laure ; la dernière révolte des Samaritains et les exécutions sanglantes qui la réprimèrent ; l'élévation de Jean IV, d'Amos, d'Isaac, et de Zacharie qui occupent successivement le siège de Jérusalem jusqu'au commencement du septième siècle ; les présents d'or et d'encens faits par l'Empereur Maurice aux couvents des bords du Jourdain, l'arrivée à Jérusalem d'un moine bénédictin envoyé par le pape saint Grégoire le Grand pour fonder un hospice, et enfin une tentative de Phocas pour convertir les Juifs de ses États.

Le procédé fut digne du soldat féroce qui avait assassiné son maître et acheté l'Empire au prix de tant de crimes : par ses ordres, les gouverneurs de province réunissent les Juifs à Jérusalem, à Antioche et à Alexandrie et leur signifient d'embrasser sur le champ le christianisme ; sur leur refus, ils sont immédiatement plongés dans une piscine et baptisés de vive force. Cette injure amène un soulèvement : les Juifs d'Antioche et d'Alexandrie se révoltent, massacrent les deux patriarches et sont eux-mêmes écrasés par les troupes de Bonose, préfet d'Orient ; ceux de Palestine, plus prudents, attendent, pour se venger, l'arrivée des Perses : elle était proche.

Pendant que Phocas épuisait tous ses soins à déjouer les complots, les Perses, sous prétexte de venger la mort de Maurice, envahissaient l'Empire ; leur innombrable cavalerie pillait la Mésopotamie, la Phénicie, la Syrie, la Cappadoce et effleurait la Palestine. Au moment où leurs armées, suivies de près par les hordes Arabes, vont envahir la malheureuse province et n'y laisser que des ruines, essayons, à l'aide des documents épars et des itinéraires des pèlerins, d'esquisser le tableau de la Palestine chrétienne vers le commencement du septième siècle.


§ 2. — Jérusalem.

La Palestine se compose d'un épais réseau de montagnes et de ravins qui forme le centre de la contrée et ne laisse, de chaque côté, sur les rives de la Méditerranée et de la mer Morte qu'une lisière relativement étroite. Ce massif, formé d'une suite alternative de gorges profondes et de montagnes à pic, sépare le bassin des deux mers ; très élevé du côté de la Méditerranée, il descend, par un déclin rapide, jusqu'à la plaine intérieure au fond de laquelle coule le Jourdain et renferme dans son sein des bourgades célèbres, des ruines et la plupart des monastères de Palestine.

Au point culminant de ce massif, s'élève avec ses tours, ses remparts, ses basiliques et ses trois cents monastères, églises ou hôpitaux, Jérusalem embellie, depuis trois siècles, par Constantin, sainte Hélène, Eudocie, Justinien, et devenue, par la foule toujours croissante des pèlerinages, la plus riche et la plus célèbre ville de tout l'Orient.

À la cime de la montagne des Oliviers, se voit, planant au-dessus delà ville, la basilique de l'Ascension, bâtie en forme de tour, et dont les grandes fenêtres illuminées par les lampes de l'intérieur, rayonnent dans la nuit comme autant de fanaux. À côté, et sur toute la chaîne des Oliviers qui ferme l'horizon du côté de la mer Morte, une foule d'églises, d'oratoires, de monastères fondés par les deux Mélanie, par Bessa, par Tatienne, par Xena, par Eudocie, par Justinien, par Anastasie, nièce de l'Empereur Anastase, et dans l'un desquels vivent, dit-on , l'une des filles et la sœur de Maurice échappées à Phocas et qui ont trouvé à Jérusalem l'asile que leur refusait le reste de l'Empire.

Vis-à-vis, sur la montagne de Sion, la Tour de David, épargnée jadis par Titus, et qui devient plus tard la citadelle des Rois latins ; la basilique rectangulaire élevée par sainte Hélène, sur l'emplacement du Cénacle ; la prison de saint Pierre et la maison de Caïphe converties en églises ; le monastère de Néas dont les abbés étaient en lutte perpétuelle avec les patriarches de Jérusalem ; l'hospice de Saint-Sabas et de nombreux couvents remplaçaient les champs labourés vus avec tristesse par le pèlerin de Bordeaux. Plus loin, l'église de la Vierge, bâtie par Justinien, présente son porche soutenu par deux énormes colonnes et la galerie de portiques qui l'entoure de trois côtés ; enfin, un peu à l'écart, la basilique du Saint-Sépulcre, moins vaste peut-être, mais d'une pureté de lignes, d'une perfection de détails et d'une richesse d'ornementation inconnues aux siècles suivants, déploie ses vastes cours, ses propylées, son atrium, ses nefs et son abside à côté du palais épiscopal, bâti par Eudocie, du grand monastère fondé par l'évêque Hélias et de la fameuse bibliothèque réunie par l'évêque Alexandre.

Au pied de la montagne du Temple, dont la cime offre encore quelques pans de murailles, la basilique de Siloë, œuvre de sainte Hélène, enferme, dans une crypte, les eaux de la célèbre fontaine ; un peu plus loin, près de la piscine probatique, une église s'élève sur l'emplacement de la maison de sainte Anne ; et, au fond d'une rue écartée, se cache la petite église dissidente où se réunissent les Jacobites - secte Eutychienne, peu nombreuse à Jérusalem, mais toute-puissante à Alexandrie.

Entre les collines, et sur leurs pentes, se pressent, entrecoupés de monastères, d'hôpitaux et d'églises, les quartiers de la ville où se donne rendez-vous le commerce de tout l'Orient.

C'est surtout au milieu de septembre, à la fête de l'Exaltation, que les caravanes arrivent en longues files de l'Asie-Mineure, de la Perse, de l'Afrique et de l'Arabie. Les marchands de tous pays viennent offrir les produits les plus divers : ceux de Laodicée étalent leurs tapis ; Smyrne et Antioche envoient leurs étoffes de brocart ; Tyr apporte ses toiles et son beau verre colorié, dont, cependant, le prix a baissé, depuis qu'un marchand de Samarcande a révélé aux Chinois le secret de la fabrication.

Alexandrie, toujours florissante, expédie ses pièces de fin lin, et les ballots de son papier frêle et soyeux, promptement enlevé par les nombreux copistes qui multiplient sans cesse les écrits ascétiques, à l'usage des monastères de Palestine. Les Arméniens orthodoxes viennent, par caravanes nombreuses, pour échanger les produits bruts de leurs mines contre les armes et les objets de luxe des pays plus civilisés. Les Éthiopiens, maîtres encore de la navigation intérieure de la Mer Rouge, apportent eux-rnêmes leur précieux ivoire, leur encens si nécessaire aux églises de Jérusalems, l'or en grains du Zingium dont les rois d'Éthiopie confisquent le monopole, leurs émeraudes taillées qui rivalisent avec les pierres fines et les perles de l'Inde ; le poivre de Malabar, le girofle et la noix muscade, condiments de ces longs festins contre lesquels tonnent les prédicateurs de Jérusalem.

Les étoffes de soie de l'Inde et de la Chine étalent leurs dessins fanslastiques en face des soieries, plus simples, des manufactures impériales qui cherchent, par leurs ornements réguliers, leurs scènes de chasse et leurs figures humaines, à lutter de séduction avec les tissus exotiques. Mais les soies étrangères obtenaient toujours, de la vanité des riches, une préférence marquée ; on les apportait à grand'peine, dans les ports de la mer Rouge ou du golfe Persique, et de là, les caravanes les amenaient à travers le désert. Le prix en augmentait sans cesse, à cause de la jalouse concurrence des rois de Perse, qui dominaient jusqu'à Ceylan, entrepôt général du commerce de l'Inde et de la Chine.

Les marchands arabes de Médine et de la Mecque arrivent avec leurs chameaux et remplissent la ville de tumulte et de bruit. Ils apportent les épices, les parfums et les étoffes de leur pays, en échange des bijoux d'or de Jérusalem, des dattes si renommées de Jéricho, des fruits secs de Palestine, et surtout des armes blanches de Moutha. Parmi eux, on remarquait un homme, jeune encore, à l'intelligence vive et curieuse ; il voyageait souvent pour son commerce jusqu'en Asie-Mineure et à Damas, et s'informait avec soin, auprès des Juifs, des Catholiques et des Nestoriens, des principes de leur religion. Ses compagnons racontaient qu'il était sur le point d'épouser, dans son pays, une veuve fort riche dont il gérait depuis lontemps les affaires, et qu'il allait devenir, par ce mariage, l'un des principaux habitants de la Mecque. II s'appelait Mahomet (la présence de Mahomet à Jérusalem était certaine puisque Théophane (A. C. 671); Cedren (col. 810), et Glycas (pars IV, col. 518) disent tous qu'il allait fréquemment pour son commerce en Palestine, et que le marché le plus important était celui de Jérusalem lors de la fête do l'Exaltation, mais un texte formel met hors de doute la venue de Mahomet à Jérusalem : c'est un fragment Grec sur la vie de Mahomet, publié par Migne, Patrol. gr., t. 158, col. 1078).

À quelques pas de là, les négociants francs de Marseille, de Verdun, d'Arles et de Narbonne, rangent leurs tonnes de l'huile de Provence, plus estimée que celle de l'Orient, leurs vins, leurs lourdes pièces de fer, et se gagnent, par leur probité, leur obligeance, leur esprit gai et ouvert, l'estime et la sympathie générales. Leurs principales affaires se concluent avec les négociants grecs desquels ils achètent les vins fins de Palestine et, avec les marchands africains, de soie, d'or et de pierreries ; ils regardaient avec colère les Juifs qui, malgré les édits tombés en désuétude, se glissaient de tous côtés, prêtant à tout le monde, intervenant dans les marchés et faisant aux Francs une rude concurrence, cause lointaine des soulèvements dont les Juifs étaient fréquemment les victimes dans les grandes ville de France.

Au milieu de la foule, les agents du fisc, insolents et avides, courent de tous côtés, leurs rôles à la main, poursuivis de sourdes malédictions, font ouvrir les ballots et prélèvent, avec rigueur, l'impôt général établi sur toutes les marchandises et dont la quotité variait de 50 à 1 et 2 %, suivant la nature des objets imposés (il y avait sur les marchandises un double impôt : le portorium - droit d'entrée dans les ports - et le vecligal rerum venalium - droit levé sur les marchandises étalées sur les marchés et dans les foires. Ce dernier seul devait se percevoir à Jérusalem. Il était perçu par des agents appelés Ducenaires, parce qu'ils recevaient pour solde 200,000 sesterces). Enfin les banquiers, assis à leurs petits comptoirs, prêtaient à gros intérêts et changeaient les monnaies informes des pays lointains en cette belle monnaie d'or romaine qui avait cours chez tous les peuples : brillante image de la suprématie que Rome avait pendant si longtemps étendue sur le monde.

Le luxe et les mœurs de la ville répondaient à ce développement commercial : Jérusalem avait toujours cet aspect qui avait soulevé l'indignation de saint Grégoire de Nysse et les anathèmes de saint Jérôme. En face d'un peuple de mendiants, les chars dorés de l'aristocratie administrative et financière sillonnaient les rues et entraînaient les hommes au théâtre qui retentissait, comme au temps de saint Cyrille, des applaudissements prodigués aux pantomimes - et les femmes à l'église, où elles faisaient assaut d'élégance et de richesse. Leurs vêtements de soie aux riches couleurs, leurs colliers, leurs bracelets, leurs ceintures d'or et de perles rivalisaient d'éclat et attiraient les regards. Les mendiants les attendaient aux portes, et, par l'étalage de leur misère, faisaient à leur charité des appels qui n'étaient pas toujours entendus. À côté passaient, sur leurs chevaux harnachés d'or et suivis de leurs coureurs, les élégants de Jérusalem, jetant sur les moines un regard de dédain, pendant que les riches citoyens , précédés de leurs esclaves qui écartaient insolemment la foule devant eux, allaient au tribunal solliciter les juges.

Les heures brûlantes de la journée s'écoulaient, pour cette société délicate et frivole, aux bains publics fondés jadis par Hadrien, avec la splendeur monumentale de ce siècle si grand encore ; et le soir ramenait les interminables festins, entremêlés de danses et de chœurs de musique, où l'on prodiguait à la gourmandise célèbre des Grecs, les mets et les vins les plus luxueux.

Ajoutons à ce mouvement l'affluence quotidienne des pèlerins de tout sexe, de toutes conditions : les uns, pauvres et malades reçus dans les hospices, les autres dans les monastères ou les hôtelleries ; ceux de condition moyenne se faisant admettre, en vertu de l'espèce de confraternité établie par l'identité de métier, chez les divers artisans de Jérusalem où ils recevaient, pour prix de leur travail quoditien, une hospitalité bienveillante. Les évêques étrangers, les seigneurs francs ou byzantins descendaient au palais du gouverneur ou à celui du patriarche ; les abbés ou les moines des monastères lointains devenaient les hôtes des abbés de Jérusalem.

Il n'y avait pas encore longtemps qu'un moine de Sicile nommé Grégoire, plus tard évêque d'Agrigente, avait reçu dans la basilique du Saint-Sépulcre l'ordination des mains de l'évêque Macaire ; le prêtre franc Réovald était venu, de la part de sainte Radegonde - femme de Clotaire Ier, mais alors religieuse dans le couvent de Sainte-Croix de Poitiers - demander au patriarche de Jérusalem des reliques et un morceau du bois de la vraie croix ; l'abbé de Sicée, saint Théodose, dont l'Histoire conserve les nobles réponses au tyran Phocas, arrivait, pour la troisième fois, à Jérusalem et passait l'hiver dans la laure de Saint-Sabas. Presque en même temps, Rusticia, patricienne de Rome, déterminée par le pape saint Grégoire le Grand, partait pour le mont Sinaï, et du fond de la Perse arrivait sainte Golinduch, sortie de l'aristocratie sacerdotale des Mages ; elle quittait son pays où elle avait subi le martyre, visitait Jérusalem et la Palestine et allait mourir de ses blessures dans la ville d'Hiéraple. Enfin un pèlerin obscur, dont le nom même est à peine connu, parcourait, en ce moment, avec quelques compagnons, Jérusalem et toute la Palestine depuis Panéas jusqu'au Sinaï dont il admirait le monastère élevé par Justinien. Sa présence dut passer alors inaperçue, mais aujourd'hui, son voyage est, de tous, le plus considérable : le pèlerin a écrit son itinéraire, et la Palestine, qui ne l'a pas même remarqué, lui doit un curieux tableau de sa situation vers les premières années du septième siècle (Antonin de Plaisance, Itinéraire Patrol. lat., t. 72, col. 897, et sq.).


§ 3. — Sophrone et Jean Moschius.

Aux alentours de Jérusalem, dans le labyrinthe de montagnes et de ravins qui forme la longue chaîne de la Palestine, les monastères et les églises s'étendaient de proche en proche, jusqu'à la mer Morte et aux rives du Jourdain. Sur la route de Césarée, la grande basilique de Saint-Étienne, théâtre de la révolte de saint Sabas contre Anastase, renfermait le tombeau des deux Eudocie et la crypte où la fondatrice avait déposé le corps du martyr ; un peu plus loin , la chapelle de Sainte-Marie d'où les pèlerins commençaient à apercevoir, à l'horizon, la cime de la Tour de David ; le couvent d'Eustorge et celui d'Anastase qui servit plus tard d'asile aux moines de Saint-Sabas chassés par les Arabess, et, au fond de la chaîne des Oliviers, l'église de Béthanie avec les tombes de plusieurs évêques de Jérusalem.

Dans la gorge du Cédron, une église à demi-souterraine s'élève sur le tombeau momentané de la Vierge ; à côté, le monument de Josaphat, et bien loin au-delà, en suivant toujours le lit du torrent, la haute tour de Saint-Sabas entourée des hôpitaux, des églises et des cellules isolées de la célèbre laure. Aux environs, les monastères de Castellium et de la Caverne dessinent, avec la laure, un vaste triangle que domine, du côté de l'est, le beau monastère des Schollarii, disposé au pied de la tour bâtie par Eudocie sur la plus haute cime du désert. Plus loin le monastère de Chosiba, taillé tout entier dans le roc et d'où était sorti un évêque de Césarée ; la laure de l'Heptastome sur les bords d'un petit lac, celle de Succa avec le tombeau de saint Cyriaque, le couvent de Firmin qui s'était allié aux moines de Saint-Sabas contre les Origénistes ; le monastère autrefois si célèbre de saint Euthyme, au-dessous le couvent de saint Théoctiste affaibli par une scission, et plus haut, l'église de Saint-Pierre, bâtie par Eudocie et où elle reçut, de saint Euthyme, l'annonce de sa mort prochaine. Enfin le plus grand monastère de toute la Palestine, celui de Saint-Théodose, au sommet d'une colline, avec ses quatre églises, sa redoutable enceinte et sa cathédrale, au centre, élevée sur un monticule artificiel.

Dans ce monastère, l'un des plus illustres de l'Asie, se trouvaient alors deux Syriens de Damas qui visitaient les couvents depuis l'Asie-Mineure jusqu'à l'Égypte , recueillant, sur leur passage, les traditions monastiques et les usages religieux. Le plus âgé était Jean Moschus, qui se fait plus tard l'analyste soigneux, mais trop crédule, des moines et des anachorètes ; l'autre, son ancien élève, esprit vaste et perçant, poète et théologien, savant dans la dialectique et les Écritures, avait enseigné avec éclat l'éloquence à Damas ; il avait quitté sa chaire pour suivre, dans ses voyages, son vieux maître Jean Moschus et finit par embrasser, comme lui, l'état monastique : il s'appelait Sophrone. Après un long séjour dans le monastère de Saint-Théodose, il voulut achever sa visite aux établissements religieux de la Palestine, et passa successivement, avec son compagnon, dans le couvent de Saint-Euthyme, dans celui de Saint-Sabas et dans la Nouvelle laure, désormais paisible et orthodoxe.

Il n'y trouva plus le moine Cyrille ; le biographe des grands abbés était mort, laissant pour souvenir, un des plus curieux et des plus remarquables ouvrages du Bas-Empire ; mais Sophrone y put rencontrer un ancien avocat de Constantinople, Léonce, qui, vers le commencement du septième siècle, s'était retiré dans ce monastère et composait un corps de traités destinés à réfuter les quatre grandes hérésies qui avaient troublé l'Orient : celle de Nestorius, d'Appollinaire, d'Eutychès et de Sévère, le chef des Acéphales. Parmi ces dissertations, où brillaient la science théologique de l'auteur, son esprit fin, ingénieux, subtil, on remarquait une histoire rapide des hérésies écrite d'un style simple et clair (Léonce de Byzance, De Sectis); elle précise nettement l'erreur dogmatique et la réfutation de chaque hérésiarque, les conciles où ils ont été condamnés et les grands docteurs qui les ont combattus. Très brève pour les hérésies antérieures au quatrième siècle, cette histoire s'arrête, avec une sorte de méfiance, sur l'Arianisme encore mal éteint, et surtout sur les erreurs de Nestorius et d'Eutychès au sujet desquels elle nous donne les plus précieux détails.

Les deux moines voyageurs, remontant le cours du Jourdain, visitèrent, sur les rives boisées du fleuve, le monastère de Saint-Gérasime soutenu par la renommée de son fondateur, le couvent des moines Thraces qui étaient venus à Jérusalem au secours des orthodoxes chassés par les Origénistes ; le grand monastère de Calamon, fortifié plus tard contre les Arabes, celui de Saint-Jean, bâti sur un rocher au-dessus de la chapelle élevée au point où Jésus-Christ était entré dans le fleuve ; le monastère des Tours fondé par un disciple de saint Sabas, l'église de Galgala où se voyaient les douze pierres dressées par les Hébreux lors du passage du Jourdain ; le couvent de l'abbé Pierre qu'Euthyme avait autrefois arraché au parti de Théodose ; le monastère fondé dans la plaine de Jéricho pour les eunuques de Juliana Anicia, arrière petite-fille de la Grande Eudocie, et à peu de distance, au milieu des palmiers et des champs de roses, l'hospice desservi par les moines de Saint-Sabas, l'église de Sainte-Marie rebâtie sous Justinien ; les couvents de l'évêque Hélias, celui de Martyre et, plus loin, dans les montagnes, la vieille laure de Pharan, la première communauté religieuse de la Palestine et dont l'origine se perdait dans le lointain à demi-fabuleux qui précède Constantin.

De là, revenant sur leurs pas, Sophrone et Jean Moschus visitèrent Bethléem et sa magnifique église avec ses cinq nefs, ses colonnes corinthiennes, ses lambris de marbre et sa crypte de la Nativité ; ils purent voir encore le couvent de Sainte-Paule qui, au seizième siècle, n'offrait plus que quelques pierres éparses (Pallade, Hist. Lausiaque, c. 126. — Anselme, Descriptio Terrae Sanctae p. 1292), le monastère de Saint-Jérôme et la tombe de ces illustres émigrés dans la crypte de la basilique. Mais ces souvenirs, si chers aux Occidentaux, attirérent peu l'attention des deux Grecs ; ils s'arrêtèrent, de préférence, au couvent de Saint-Serge ; au monastère de l'abbé Jean, fortifié sous Justinien, à celui de l'abbé Marcien qui termina en Palestine le schisme de Théodose, et, sur les plateaux de Bethléem, à l'église et au monastère d'Ader élevé au lieu où les anges apparurent aux bergers, et dans lequel avait autrefois vécu Possidoine, Pallade, auteur de l'Histoire Lausiaque, et Cassien, fondateur de l'abbaye de Saint-Victor en Provence.

Nous ne suivrons pas plus loin les deux moines : de Bethléem ils se dirigèrent sur l'Égypte ; Jean Moschus s'enferma dans le couvent des Éliotes, près du Sinaï, et Sophrone, s'attachant à l'évêque d'Alexandrie Jean l'Aumônier, devint, par sa science et ses lumières, le conseiller et le soutien du célèbre patriarche ; nous le retrouverons plus tard évêque de Jérusalem.

Après Jérusalem, la ville la plus considérable de la Palestine était Gaza : peuplée de Grecs, riche par le commerce qu'elle entretenait avec l'Arabie, l'Asie-Mineure, la Grèce et même les Gaules, elle était demeurée longtemps le centre de la résistance païenne ; mais enfin, convertie par saint Porphyre, elle avait élevé sur les débris du temple de Marnas la fameuse basilique Eudoxienne et cultivait, avec assez d'éclat, les lettres et l'éloquence.

Plusieurs rhéteurs, sortis de ses écoles, s'étaient fait un nom célèbre parmi les lettrés de l'Orient : Œnée de Gaza, connu par un dialogue où les vérités chrétiennes sont défendues par les arguments de la philosophie ; Zozime, mis à mort par Zenon pour avoir pris part à la conspiration d'Illus ; Procope, auteur d'un panégyrique d'Anastase et de commentaires sur la Bible, précieux par la comparaison de la Palestine sous les Juifs et dans le Bas-Empire ; Choricius, son disciple et son panégyriste, dont les déclamations d'une exquise élégance rivalisent, pour la délicatesse de la forme, avec ce que l'Antiquité nous a laissé de plus choisi, mais où la décadence se trahit par une certaine faiblesse dans la composition et dans la pensée ; enfin, ce dernier professeur de l'école d'Athènes, Isidore de Gaza, dont les illusions savantes crurent trouver dans la Perse du sixième siècle la république de Platon ou les royaumes austères de la Cyropédie - et qui alla, avec six autres philosophes, à la Cour de Chosroës... Il y était à peine depuis quelques mois, qu'il réclamait à grands cris de Justinien, la permission de revenir sur les terres de l'Empire.

La petite ville épiscopale de Majume, si célèbre dans la persécution de Julien l'Apostat, servait de port à Gaza ; elle avait une église bâtie sous Théodose par saint Zénon, et, dans ses alentours, s'espaçaient le couvent où Sévère d'Antioche avait rencontré Pierre d'Ibérie, le monastère de l'abbé Dorothée qui venait de composer ses Traités ascétiques remarquables par leurs expressions imagées et leurs brèves anecdotes ; et enfin, du côté de l'Égypte, le tombeau de saint Hilarion dans son couvent perdu au milieu des sables et des marais du littoral.

Césarée, l'ancienne métropole, montrait ses églises de Saint-Corneille et de Saint-Procope ; son hippodrome ensanglanté deux fois par les Samaritains et dont les gradins ruinés se voient encore ensevelis sous les buissons et les ronces ; et sa grande bibliothèque, riche de trente mille volumes, parmi lesquels on gardait les Hexaples d'Origène, écrits de sa propre main, et le texte original de l'évangile de saint Mathieu.

Joppé, Ascalon, Panéas, Tibériade, Emmaüs, Bethsaïde, Cana, Capharnaüm, avaient reçu des basiliques et, près du lac de Génézareth, au pied de la montagne de la Multiplication, sainte Hélène avait bâti la grande église de Saint-Pierre qu'un pèlerin du douzième siècle vit encore debout, mais silencieuse et abandonnée. À Diospolis s'élevait, depuis Justinien, l'église de Saint-Georges ; les tombeaux de saint Jean-Baptiste à Sébaste et des prophètes Élie et Elisée s'étaient transformés en églises ; Sichem, foyer de l'insurrection samaritaine, avait vu rebâtir, par les évêques d'Ascalon et de Pella, ses cinq églises, dont l'une s'élevait au sommet du Garizim, et dont l'autre, située hors des portes, déployait au-dessus du puits de Jacob ses quatre branches égales surmontées du dôme byzantin.

Scythopolis, métropole de la deuxième Palestine, offrait, à côté du palais de l'évêque, ses deux églises dédiées, l'une à saint Thomas, l'autre à saint Basile et, à quelque distance dans la plaine, le couvent d'Enthénaneth et les eaux thermales, toujours fréquentées, de Gadare. Plus près du lac de Tibériade, Nazareth et ses deux grandes basiliques, objets du pèlerinage de saint Louis, s'étendaient au pied du Thabor, dont la cime boisée portait les trois églises de sainte Hélène et le grand monastère qui, relevé plus tard par Tancrède, repoussa les assauts de Saladin.

Au fond des montagnes de la Judée, au-delà de Jérusalem, le vaste plateau de Mamré soutenait la basilique solitaire bâtie, près du tombeau des patriarches, par Constantin et l'évèque saint Macaire ; et enfin, dans les déserts de l'Arabie, près de la mer Rouge, le mont Sinaï portait, suspendu à ses flancs, le beau monastère élevé par Justinien. Mais trois de ses moines lui avaient donné plus d'éclat que toutes les munificences impériales : Anastase, dit le Sinaïte, devenu évêque d'Antioche, avait résisté à Justinien, partisan de l'hérésie des Incorruptibles, et entraîné tous les évêques d'Orient par l'éclat de sa parole et de sa sainteté ; Grégoire, abbé du Sinaï, après avoir soutenu dans le monastère un siège victorieux contre les Arabes, avait été nommé par Justinien II, évêque d'Antioche ; Choroës, auprès duquel il négociait la paix, séduit par cette âme ardente et sympathique, lui avait rendu une partie des dépouilles de l'Asie, et l'armée d'Orient, révoltée contre son chef, s'était laissé ramener par la voix du grand évêque. Son successeur au Sinaï, Jean Climaque se place, par ses oeuvres ascétiques, au premier rang des écrivains ascétiques grecs, et, par l'austérité de sa vie, au nombre des saints les plus vénérés de l'Orient. On montra longtemps au Sinaï la petite grotte où il composa son Echelle Sainte. Ce livre, écrit à la prière de l'abbé de Raïthou, devint le manuel et la règle de tous les solitaires et de tous les couvents de l'Égypte et de l'Asie.


- CHAPITRE II -
Les invasions en Palestine.


§ 1. — Les Perses (610-629).

Telle était au commencement du septième siècle la situation intérieure de la Palestine : pendant que les autres provinces se voyaient, comme l'Égypte et la Cyrénaïque, déchirées par les troubles religieux, ou, comme la Syrie, la Cappadoce, la Bythinie, l'Illyrie et la Thrace, envahies par les Perses et les Avares, la Palestine se reposait dans une prospère et féconde tranquillité. Le flot toujours croissant des pèlerinages y maintenait - malgré la ruine du commerce, la lourdeur des impôts et l'appauvrissement général de l'Empire - une abondance et une sécurité privilégiées.

Mais cette prospérité était déjà menacée : les rois de Perse rêvaient, depuis près d'un siècle, le pillage de Jérusalem ; ils voyaient avec une jalouse colère affluer dans une ville étrangère les richesses du monde et le commerce qu'ils retenaient avec tant de soin dans leurs États. Les Mages, ennemis implacables des chrétiens, attisaient encore par le fanatisme cette soif de pillage, et montraient dans la ruine de Jérusalem le coup le plus fatal à la religion chrétienne et à l'Empire Grec. Chosroës le Grand, appelé par les Samaritains, avait tenté de surpendre Jérusalem ; l'arrivée soudaine de Bélisaire l'avait prévenu et, jusqu'à l'avènement d'Héraclius, les succès avaient été trop partagés pour renouveler l'entreprise. Mais quand la tyrannie de Phocas, les défaites multipliées de ses généraux, la ruine des plus belles provinces, le soulèvement des Avares, la pénurie du Trésor et le découragement profond où l'absence de toutes ressources plongea Héraclius, dès son avènement, eurent amené la ruine imminente de l'Empire, les rois de Perse reprirent, cette fois, à coup sûr, leurs projets sur Jérusalem. La route était ouverte ; Crispe, retranché en Cappadoce avec quelques troupes, était trop faible et trop timide pour se jeter à la rencontre des Perses, et le sort de Jérusalem était irrévocable.

Les Perses, conduits par Rasmiz, général de Chosroës, abandonnent les ruines de Damas, franchissent, aux environs de Panéas, les derniers rameaux de l'Anti-Liban, côtoient jusqu'à Scythopolis le Jourdain et le lac de Tibériade, puis, s'engageant dans les montagnes de la Judée, marchent sur Jérusalem par la ligne de voies militaires qui reliait cette ville avec le nord de la Palestine. Sur leur passage, les Juifs de Tibériade, de Sepphoris, de Nazareth, de la Galilée, de la Judée, les Samaritains de Césarée, de Sébaste et de Naplouse se soulèvent, se joignent à eux et leur servent de guides. Les Arabes des frontières, profitant de l'effroi général, se jettent sur la laure de Saint-Sabas et massacrent quarante moines qui avaient préféré la mort à l'abandon de leurs cellules : les autres s'étaient enfuis dès qu'on avait signalé, du haut des tours, l'apparition des brigands.

Les bourgs incendiés, les monastères détruits, les églises dévastées, signalent la marche des Perses; les populations épouvantées fuient à leur approche, et l'armée, affamée de pillage, arrive devant Jérusalem.

Le siège est court : les longues guerres de Maurice et de Phocas avaient dégarni toutes les villes du centre ; les Perses franchissent les remparts bâtis par Eudocie et sont maîtres de Jérusalem...

Une scène affreuse suit leur entrée : la ville entière est mise à sac, les moines, les religieuses, les habitants, poursuivis de tous côtés, sont égorgés au fond de leurs cellules et jusque dans les églises ; les trois cents monastères, hospices ou oratoires, disséminés dans Jérusalem et sur la montagne des Oliviers, sont incendiés, les églises du mont Sion, les plus anciennes de Jérusalem, la basilique de Sainte-Marie, bâtie par Justinien, celle de l'Ascension, élevée par sainte Hélène, les couvents fondés par les deux Mélanie, par Bessa, par Tatienne, par l'évêque Hélias sont renversés, les tombeaux des deux Eudocie, dans la basilique de Saint-Étienne, hors des portes, sont détruits, et l'immense église s'écroule sur la tombe violée de ses bienfaitrices. L'église du Saint-Sépulcre, objet spécial de la haine des Juifs et des Perses idolâtres, est incendiée ; la flamme dévore les portiques, les colonnades, les cinq nefs de marbre, les parvis de mosaïques, les plafonds de cèdre doré, et, quelques heures après, il ne restait plus que des ruines fumantes de cette basilique qui fut si longtemps la gloire de l'Asie et le refuge de tous les malheureux.

On pille le Trésor, où depuis trois cents ans s'accumulaient les offrandes de la chrétienté : les présents de Constantin, de sainte Hélène, d'Eudocie, de Maurice, la croix de diamants placée par Théodose II sur la chapelle du Calvaire, la croix de perles, offrande de Théodora ; le calice d'onyx avec lequel, disait-on, Jésus-Christ avait célébré la Cène et dont le souvenir, transmis par les pèlerins, inspira au douzième siècle plusieurs des plus célèbres épopées du cycle d'Arthur ; la couronne de pierreries envoyée par le roi d'Ethiopie Elisbaan, lorsqu'à la fin de sa glorieuse vie il quitta le trône pour le monastère ; les vases d'or de Salomon, dont l'antique et massive splendeur avait ébloui Justinien, deviennent la proie des Perses. On brise les colonnes de l'abside pour enlever les chapiteaux d'argent, on arrache la toiture d'argent du Saint-Sépulcre, les ornements d'or et de pierres précieuses incrustés dans les parois ; la sainte Croix, enfermée dans un étui d'or et scellée du sceau du Patriarche, fait partie du butin ; le patriarche Zacharie et les principaux habitants sont emmenés captifs au fond de la Perse, le menu peuple et la foule des prisonniers, qui eussent embarrassé la retraite de l'armée, sont vendus aux Juifs qui en massacrent quatre-vingt mille.

Cette catastrophe consterna tout l'Orient ; les historiens la racontent en quelques mots d'une profonde tristesse, sans détail et presque sans plainte. Le peuple de Jérusalem était plongé dans cet affaissement, suite fatale des grands désastres, et qui rend la chute sans remède. Pourtant, un simple moine entreprit de l'en retirer. Modestus, abbé de Saint-Théodose, ramène les fugitifs, célèbre les funérailles des victimes, les ensevelit avec l'aide de quelques habitants dans la caverne de Mamillah, rétablit les moines dans les couvents déserts, sollicite des aumônes par tout l'Orient, nourrit le peuple affamé, rassemble dans le monastère abandonné d'Anastase aux portes de Jérusalem, une partie des moines de Saint-Sabas qui redoutaient le séjour de leur laure trop voisine des Arabes ; et, en face de la haine triomphante des Juifs (c'est à ce moment qu'il faut placer la révolte des Juifs à Tyr et leur tentative sur Jérusalem, dont parle Eutychius dans ses Annales), des garnisons Perses échelonnées sur toute la frontière et du retour imminent de leurs armées, il entreprend de rebâtir les basiliques incendiées et de relever Jérusalem. Pour le seconder, le moine Antiochus, fameux alors par son éloquence, sort du couvent d'Anastase, vient à Jérusalem et se fait l'auxiliaire ardent de l'intrépide abbé ; il console le peuple, le rassure et cherche par ses exhortations à ranimer en lui le courage et l'espoir.

Tant d'efforts et de dévouement ne demeurent pas inutiles : les aumônes arrivent de toutes parts ; malgré les ravages des Perses, l'Orient tout entier contribue ; le patriarche d'Alexandrie, Jean l'Aumônier, se rend célèbre par sa munificence, et le prêtre Chrysippe vient, au nom de ce patriarche, offrir à Jérusalem mille pièces d'or, mille ouvriers, mille barres de fer pour les basiliques, mille mesures de blé, mille amphores de vin, mille bêtes de somme. Enfin, grâce à des prodiges de constance et d'énergie, Jérusalem sort de ses ruines ; les églises les moins endommagées sont réparées, la basilique circulaire de l'Ascension, rebâtie de fond en comble, reparaît comme une tour au sommet du mont des Olives, et la basilique du Saint-Sépulcre commence à s'élever au-dessus du sol.

Mais, pour le nouvel édifice, on ne put suivre les plans de Constantin et réaliser une seconde fois le suberbe projet que l'Empire, dans toute sa splendeur, avait mis dix années à exécuter. La modicité des ressources fit scinder en quatre parties la grande basilique qui enveloppait dans sa vaste et somptueuse enceinte toutes les stations consacrées : quatre églises distinctes prirent la place du superbe édifice. À peine était-il achevé, que l'on y vit entrer - demandant le baptême - un soldat perse qui avait quitté l'armée de Chosroës et venait se faire moine à Jérusalem ; Modestus le baptisa lui-même et le fit recevoir parmi les religieux de Saint-Sabas établis dans le monastère d'Anastase. Le néophyte prit le nom du couvent, et après un séjour de quelques mois, il alla volontairement subir à Césarée d'abord, puis à Bethsaloë, un glorieux martyre que la Palestine inscrivit dans ses annales.

Ces travaux ramènent dans la ville appauvrie le commerce et la prospérité : les ateliers se rouvrent, les fabriques de bijouterie, l'une des principales industries de Jérusalem, rappellent leurs ouvriers, les pèlerins reparaissent ; et Jérusalem, trop tôt consolée, reprend sa vie légère et désordonnée. Le moine Antiochus quitte son monastère pour s'élever contre cet entraînement et, du fond de la Perse, le patriarche Zacharie, captif et presque martyr, adresse aux habitants une lettre sévère où il leur reproche d'oublier, dans les plaisirs, ceux de leurs frères qui souffrent en exil.

Modestus, auteur de cette renaissance inespérée, était regardé par toute la Palestine comme le représentant légitime et le successeur désigné du patriarche, mais ce choix si juste blessa les prétentions jalouses de l'un des évêques de la province ; Sergius, évêque de Joppé, soutenu par la cour de Constantinople, s'arroge le titre de vicaire du patriarche et d'administrateur intérimaire du siège métropolitain ; il ordonne des évêques, nomme des titulaires aux sièges vacants et se crée, par ces actes illicites, un parti considérable. Mais les moines et la majorité des évêques, à la tête desquels se place Étienne de Dor, refusent de le reconnaître et soutiennent les droits de Modestus : plus tard, l'évêque de Dor alla jusqu'à Rome dénoncer au pape Honorius les entreprises ambitieuses et l'hérésie de l'évêque de Joppé.

Le retour du patriarche Zacharie apaisa ces démêlés : l'Empire venait d'éprouver un de ces brusques revirements qui furent toujours le caractère distinctif de son étrange fortune.

Après la ruine de Jérusalem, les Perses s'étaient avancés, d'un côté, jusqu'en Égypte - et, de l'autre, jusqu'à Chalcédoine sur le détroit des Dardanelles ; ils couvraient, de leurs détachements, toutes les provinces intermédiaires et se disposaient à terminer la lutte, par la prise de Constantinople. De l'autre côté du détroit, les Avares, excités par la faiblesse des Grecs, étendaient sans cesse le cercle de leurs courses et venaient piller, sans obstacle, jusqu'aux faubourgs de cette grande ville qui maintenant constituait à à elle seule presque tout l'Empire d'Orient.

Héraclius implorait la paix, les conditions étaient implacables : il avait tenté de fuir en Afrique, les vaisseaux qui emportaient ses derniers trésors avaient sombré dans la Méditerranée et il se trouvait comme désarmé au milieu de ce double et formidable courant d'invasion : révolté de tant d'abaissements, il sort de sa longue inertie et se précipite, en désespéré, dans une lutte suprême où il épuise à la fois toute l'énergie de son âme et les ressources de l'Empire.

Feignant d'accepter les propositions de Chosroës, il demande un délai pour y satisfaire, obtient du patriarche un emprunt sur les biens du clergé, et sous prétexte de préparer la paix, dispose tout pour la guerre. Les vieux soldats de Maurice et de Phocas avaient péri, il fallait une nouvelle armée ; mais où la réunir, Constantinople était cernée : du côté de l'Asie, les Perses gardaient tous les passages, et du côté de l'Europe, les Avares ravageaient la campagnes. Puis cette armée de conscrits ne pouvait se mesurer, sur le champ, avec les Perses : elle eût été dissoute au premier choc et eût entraîné, par sa défaite, la chute irrévocable de l'Empire ; il fallait l'exercer, la rompre à la discipline, aux manœuvres, au maniement des armes.

Dans cette extrémité, les vaisseaux qui avaient autrefois servi d'asile à la Grèce envahie furent encore son salut : Héraclius avait une flotte, seul débris de la prospérité passée ; il achète, pour un instant, la neutralité des Avares, met à la voile avec quelques troupes, traverse la Propontide, à la vue des Perses rangés sur les hauteurs de Chalcédoine, brave une tempête furieuse et cingle à travers l'Hellespont, la mer Egée et la Méditerranée, jusqu'au petit golfe de Scandéroun sur les frontières de la Syrie et de la Cilicie.

La position était admirable, Héraclius se trouvait au milieu des plaines fertiles de la Cilicia campestris - enfermées, comme un champ clos, d'un côté par la mer, et des trois autres par la longue chaîne du Taurus et les rameaux inférieurs de l'Amanus et de la Cilicie trachéenne. Les Perses n'avaient pas de vaisseaux ; leurs détachements, disséminés dans l'Asie-Mineure, n'étaient pas de force à lutter contre les Grecs, et si l'armée campée à Chalcédoine voulait se mettre à la poursuite d'Héraclius, elle avait à franchir la Bythinie, la Galatie, la Cappadoce, à traverser le Sangarus, l'Halys, deux chaînes de montagnes et enfin le Taurus, rempart de la Cilicie, du côté du nord. Là Héraclius fait un dernier appel aux provinces les moins décimées par la guerre, il rallie les soldats de Crispe retranchés en Cappadoce, dépeuple la Cilicie, la Lycie, la Pamphylie et les provinces du littoral, lève quelques milliers d'hommes, et, par des travaux continuels, transforme ces troupes de recrues en légions de vétérans.

La fortune se déclarait pour Héraclius : Constantinople tint bon contre les Perses et contre les Avares qui avaient rompu le traite, et les Perses, craignant une invasion du côté de l'Euphrate, se décidèrent à marcher contre les Grecs. Leur marche dura trois mois, enfin leur avant-garde débouche des gorges profondes du Taurus : l'Empereur s'engage, à son tour, dans les montagnes, prend les Perses en flanc, leur livre une grande bataille et les met en déroute.

Dans six campagnes successives, Héraclius anéantit cinq armées perses, franchit l'Euphrate, le Tigre, s'avance jusqu'à Ctésiphon et va enfin prendre à Tauris ses derniers quartiers d'hiver. Là il voit arriver des ambassadeurs perses qui lui annoncent le meurtre de Chosroës assassiné par les grands de sa cour, et lui apportent les propositions du nouveau roi Siroës.

La paix est conclue, les Perses abandonnent leurs conquêtes, rentrent dans leurs anciennes limites, délivrent les prisonniers, rendent leur butin et restituent le bois de la Croix. Héraclius revient en triomphe à Constantinople et, le printemps venu, part pour la Palestine.

Bien avant Jérusalem, il rencontre le patriarche Zacharie, l'abbé Modestus et tous les moines sortis à sa rencontre, avec les cierges et les encensoirs ; suivi de ce cortège, Héraclius arrive à la porte Dorée, met à pied à terre, dépose sa couronne et son manteau impérial et s'achemine vers l'église nouvelle du Saint-Sépulcre, portant sur ses épaules le bois de la Croix. Il le remet au Patriarche qui vérifie l'intégrité du sceau apposé autrefois par lui-même, monte sur l'Ambon et présente au peuple le sublime trophée. Mille acclamations lui répondent : Jérusalem était consolée de ses désastres, et ce retour de la sainte Croix est consacré par un anniversaire qui se confond bientôt, dans la mémoire du peuple et des pèlerins, avec celui de la Découverte et de la Dédicace (c'est probablement à ce retour de la Sainte-Croix que se rapportent les croix potencées, portées sur des degrés, qui figurent sur plusieurs médailles d'Héraclius et de ses successeurs).

L'Empereur parcourut ensuite Jérusalem et put constater, par lui-même, les ravages des Perses : les moines lui montrèrent la grotte où reposaient les victimes et les ruines qui marquaient la place de tant de florissants monastères ; ils se plaignirent des Juifs et révélèrent le secours qu'ils avaient donné à l'invasion. Héraclius, indigné, remit en vigueur l'ancien édit d'Adrien : il bannit les Juifs de Jérusalem et d'un rayon de cinq mille à l'entour ; il déchargea la Palestine de tout impôt et remit au Patriarche de grandes aumônes pour les églises.


§ 2. — Sophrone et les Monothélites (629-635).

Peu après, le patriarche Zacharie mourut, et le grand abbé de Saint-Théodose, Modestus, monta sur le siège de Jérusalem. Les quelques années de son pontificat rendirent à Jérusalem sa prospérité disparue et cet aspect qui portait - nous dit le moine Adaman - la paix et la joie dans le cœur des pèlerins. Le séjour des Perses avait été court ; à part les grandes basiliques dont la beauté attirait les ravages, la foule des monastères et des édifices incendiés confusément étaient faciles à rétablir. Modestus les relève, termine les quatre églises du Saint-Sépulcre, restaure la basilique de Sion, la chapelle du Tombeau de la Vierge dans la vallée de Josaphat, la basilique de Sainte-Marie bâtie par Justinien et fonde, à l'entrée de la grotte qui servait de tombeau aux victimes de l'invasion, une église fameuse, lors des croisades, sous le nom de Charnier du Lion.

Sa douce et prévenante administration repeuple les couvents, rétablit l'ancienne liturgie, ranime dans les monastères les études littéraires et religieuses. Un moine du couvent d'Anastase écrit la vie de ce soldat perse baptisé par Modestus et dont le récent martyre illustrait ce même couvent où il avait passé les premiers mois de sa conversion ; un autre, inspiré par la restitution de la sainte Croix, en décrit la première découverte par sainte Hélène ; enfin le moine Sophrone, revenu au couvent de Saint-Théodose avec le corps de son ancien maître Jean Moschus, compose, sur d'anciens documents, la vie de sainte Marie l'Égyptienne, morte pénitente sur les rives du Jourdain. Il déplore, dans des odes grecques au rythme entraînant - imité d'Anacréon - les ravages des Perses, et célèbre la renaissance de Jérusalem.

À la prière du Patriarche, il cherche à recomposer l'ancien livre de la liturgie monastique codifié par saint Sabas et qui contenait la liste des fêtes et le détail des offices que devaient célébrer, chaque anniversaire, tous les monastères de Palestine : ce livre avait disparu dans l'invasion, Sophronius met tous ses soins aie rétablir : il réunit les traditions monastiques, recueille les souvenirs des moines et restitue le précieux texte qui, revu plus tard par saint Jean Damascène, nous est parvenu sous le nom de Typique de Saint-Sabas.

Mais Sophrone ne jouit pas longtemps de la studieuse paix du monastère ; il fut appelé à Alexandrie par les négociations du patriarche Cyrus avec les Théodosiens, secte Eutychienne séparée, depuis Pierre Mongus. Le Patriarche leur proposait de les réunir à l'Église, à la seule condition d'admettre en Jésus-Christ deux Natures et une volonté. C'était la distinction imaginée depuis quelques années par Théodore, évêque de Pharan, et à laquelle s'étaient d'abord ralliés Serge de Constantinople, Cyrus, alors évêque de Phasis, et Athanase, chef des Jacobites d'Asie.

Cette doctrine ramenait, sous une autre forme, l'hérésie d'Eutychès, c'est-à-dire la confusion des Natures divine et humaine de Jésus-Christ en une seule essence mixte et composite. L'Empereur Héraclius, séduit par leurs arguments, avait élevé Cyrus au siège d'Alexandrie et Athanase à l'évêché d'Antioche : l'hérésie s'étendait sourde et à demi-ignorée et gagnait peu à peu l'Orient ; Sophrone la démasque.


La compréhension actuelle du mot « volonté » vient obscurcir à nos yeux la compréhension de la problématique du monothélisme. Aujourd'hui, il est difficile d'imaginer qu'une personne puisse avoir « deux volontés ». Cela ressemble à une sorte de dédoublement de la personnalité. On a beau affirmer que, dans la personne du Christ, les « deux volontés » restent en parfait accord, ce type de notion laisse planer un soupçon de schizophrénie… Il paraît plus opportun de parler d'« agir », que de « volonté ».

Une personne humaine a un « agir » humain, en ce sens que son humanité possède son dynamisme propre. Notre humanité n'est pas passive comme l'est le numéro qui est inscrit dans notre passeport : le numéro de notre passeport est sans influence sur notre qualité et notre mode de vie. Notre humanité est animée par la force agissante, provenant de notre psyché et de notre âme.

Si nous reconnaissons dans le Christ deux Natures, la Nature humaine et la Nature divine, mais un seul « agir », cela veut dire que le Christ en tant qu'homme est en réalité, un corps animé uniquement par la divinité. La Nature humaine du Christ reste passive, étrangère à toute action effectuée par Jésus. Cette Nature humaine n'existe qu'à titre purement documentaire… Dans cette optique, le corps de Jésus est « utilisé » par la divinité, exactement comme un outil est utilisé par l'artisan.

Maintenant, nous pouvons comprendre pourquoi Sophrone percevait clairement qu'une telle conception de la Personne de Jésus venait ruiner totalement l'union de la divinité et de l'humanité, réalisée dans le Christ - et donc, par là-même, toute possibilité de divinisation pour l'être humain.


Soupçonnant un piège dans la prompte soumission des Théodosiens, il vient à Alexandrie où vivait toujours son ancienne renommée ; le Patriarche, se flattant de gagner ce célèbre auxiliaire, lui présente l'acte de réunion où d'habiles détours dérobaient le point constitutif de l'hérésie : Sophrone lit, se jette aux pieds du Patriarche, et le supplie d'effacer une distinction qui ramène l'hérésie d'Eutychès et soumet aux hérétiques l'Église d'Alexandrie. L'évêque refuse, et, quelques jours après, signe, avec les chefs de la secte, l'acte de réunion.

Sophrone part à l'instant pour Constantinople, révèle au patriarche Serge le compromis hérétique d'Alexandrie et le conjure d'opposer son autorité à la faiblesse de l'évêque : Serge, partisan secret des mêmes doctrines, blâme Sophrone et l'accuse de chercher à troubler l'Église. Le moine vaincu revient tristement à Jérusalem... Il se voit salué du titre de patriarche : Modestus venait de mourir, et la voix commune du peuple et des moines proclamait Sophrone, évêque de Jérusalem.

Le nouveau patriarche réunit aussitôt les évêques et les abbés de Palestine, dénonce à ce concile l'hérésie des Monothélites, la fait condamner, et adresse à l'évêque de Constantinople une lettre synodale pour lui apprendre son élévation et la sentence des évêques. Dans cette lettre - véritable chef-d'œuvre dogmatique - le grand théologien résout, d'une manière définitive, la question de la divinité de Jésus-Christ : il la prend à son origine dans la sainte Trinité, renverse, sous son argumentation victorieuse, les hérésies de Nestorius et d'Eutychès, et, arrivant comme de conquête en conquête, au monothélisme, il l'accable de sa puissante logique et de sa science admirée de tout l'Orient. Il terminait en demandant à Serge et au clergé de Constantinople leurs prières contre une invasion de Sarrasins plus nombreuse et plus opiniâtre que les précédentes.

L'évêque de Constantinople ne répondit pas, mais il adressa immédiatement au pape Honorius une lettre habile et fausse où il annonçait la pacification religieuse de l'Égypte et se plaignait de Sophrone, qui refusait de l'acheter au prix d'une simple concession de mots, indifférente au point de vue du dogme. Le Pape, trompé, comble d'éloges l'évêque de Constantinople, blâme la résistance de Sophrone et s'exprime au sujet des deux volontés, en termes dont l'obscurité révèle sa complète ignorance de la question.

Il ne fut pas éclairé par la lettre synodale de l'évêque de Jérusalem et enjoignit à tous les partis de garder le silence. Sophrone désobéit : Serge l'avait défié de produire, en sa faveur, un seul texte ecclésiastique ; il réplique par un recueil de six cents textes extraits des Écritures ou des livres des Pères. Tout le cycle immense des écrits théologiques depuis les Évangiles jusqu'aux traités contemporains de saint Fulgence et d'Anastase le Sinaïte étaient mis en œuvre, et comme passés au creuset dans ce vaste résumé devant lequel s'incline plus tard le concile de Latran.


- CHAPITRE III -
Les Arabes (633-636).


Pendant qu'il réunissait contre les Monothélites les textes des Pères de l'Église, Sophrone armait Jérusalem, réparait les murailles et mettait des gardes sur les tours (à celle époque de décadence et de désorganisation, les évêques avaient dû prendre en main l'administration matérielle et la défense des cités). Les bandes arabes dont il se plaignait, à la fin de sa lettre synodale, grossissaient de jour en jour et se rapprochaient de Jérusalem (ce fut l'arrivée des Arabes qui empêcha Sophrone de porter lui-même ce Traité à Rome : il y envoya l'évêque Stéphane de Dor. Ce n'était plus, comme on le croyait d'abord, une de ces courses passagères et vagabondes dont la Palestine avait été si souvent le théâtre et où les Arabes passaient comme un ouragan, courant au pillage et fuyant le combat : c'était une invasion régulière et déterminée, une conquête définitive, une guerre ouverte où des batailles rangées, des sièges en règle et des victoires sanglantes transformaient les bandits en conquérants.

Mais surtout ces brigands arabes, si connus par leur féroce avidité et leur amour du pillage, apparaissaient cette fois avec un caractère inattendu : de bandits, devenus apôtres, ils prêchaient une religion nouvelle, invitaient les peuples à la fraternité religieuse et marchaient, disaient-ils, à la conquête du monde dans le seul but de le soumettre à l'Islamisme.

Les Arabes chrétiens, qui avaient la garde des frontières, s'étaient joints aux nouveaux venus parce qu'Héraclius, appauvri par la guerre des Perses, leur avait retiré leur solde annuelle ; ils servaient de guides aux ennemis, et l'armée d'invasion, partagée en trois corps, s'avançait vers l'intérieur de la Palestine et de la Syrie. Les deux premiers, sous les ordres de Jezid et de Schorabhil, marchaient sur Bostra, par les montagnes de l'autre rive du Jourdain, et venaient d'être renforcés par les troupes qu'Abou-Obéïda avait amenées du fond de l'Arabie ; le troisième corps, commandé par Amr, s'approchait de Gaza, en suivant la grande voie romaine qui reliait cette ville avec le port d'Aïla sur la mer Rouge, et avait successivement battu deux détachements de l'armée grecque (le premier, à Araba; le second, près de Gaza). Cette armée se rassemblait, au nombre de quatre-vingt mille hommes, dans la plaine d'Esdrélon, entre Scythopolis et Césarée ; elle était commandée par le frère d'Héraclius, Théodore, qui avait vaincu les Perses près de Sébaste.

À l'approche de cette formidable armée, Amr, bien que vainqueur, se replie vers le Sud et demande des renforts au Calife. Le Calife fait partir aussitôt le célèbre Khalid, surnommé l'Épée de Dieu, qui accourt des bords de l'Euphrate, surprend, près de Damas, la tribu chrétienne des Gasshanites, redescend jusqu'à Bostra, fait sa jonction avec les autres chefs, oblige la ville à capituler et rallie, au sud de la Mer Morte, le corps en retraite d'Amr.

Les cinq chefs, dont les forces montaient à vingt-quatre mille hommes, marchent, du côté de Gaza, à la rencontre des Grecs ; de peur d'être enveloppés, ils côtoient la longue chaîne de montagnes qui forme le centre de la Palestine, dépassent Eleuthéropole et livrent à l'armée impériale, près du petit village de Jarmuth, une sanglante bataille (Jarmuth est un petit village à dix milles d'Eleuthéropole du côté de Jérusalem ; il est situé dans la plaine, mais très près des montagnes).

Jérusalem, peu éloignée du théâtre du combat, en attendait impatiemment l'issue : sur le soir, elle vit arriver, épuisé de fatigue, l'un des chefs de l'armée grecque, et successivement de nombreux fuyards couverts de blessures et éperdus de terreur. Les Arabes avaient mis en déroute l'immense année ; vingt mille Grecs étaient demeurés sur le champ de bataille, Théodore s'était enfui jusqu'à Émèse, le reste de l'armée s'était débandé dans toute la province ; Khalid, vainqueur, se portait sur Damas pendant que Amr et Schorabhil devaient soumettre la Palestine. Gaza, Eleuthéropole, Sébaste, Sichem tombent, en peu de jours, au pouvoir des Arabes ; les murs de Bethléem, bâtis par Justinien, ne les arrêtent pas9, et les nombreux couvents de ce district deviennent la proie de ces bandes forcenées qui avaient pour consigne de n'épargner jamais ni prêtres ni moines.

On était alors au mois de décembre, et depuis l'évêque Juvénal, les habitants de Jérusalem avaient coutume de célébrer, dans l'église de Bethléem, la fête de Noël, mais les Arabes couvraient la campagne et massacraient tous ceux qui se hasardaient hors des portes ; le patriarche Sophrone réunit le peuple dans la grande basilique de Sainte-Marie, élevée à si grands frais par Justinien, et prononce un discours demeuré célèbre parmi les œuvres historiques de l'époque.

La marche de Khalid fut retardée, près de Scythopolis, par les débris de l'armée grecque qui avait fermé les écluses et coupé les canaux de ce canton fertile et irrigué : tout le pays était transformé en un vaste marécage derrière lequel les fuyards s'étaient ralliés. Mais la fortune de l'islamisme l'emporta, Khalid franchit les marais, se mit à la poursuite de Grecs et les atteignit sur l'autre rive du Jourdain, près de Pella où il les tailla en pièces. La route de Damas était libre, cependant avant de l'atteindre, Khalid qui s'était, avec quelques centaines de cavaliers, trop éloigné du gros de l'armée, fut enveloppé par un corps de quatre mille Grecs, et éprouva, sur le Pré-aux-Oiseaux, une défaite d'où il échappa presque seul.

Après six mois de siège, Damas tombe aux mains des Arabes qui s'avancent jusqu'à Balbeck et à Émèse, mais là il fallut battre en retraite : une nouvelle armée, bien plus nombreuse que la première, sortait d'Antioche où se trouvait alors Héraclius. Elle était commandée par Théodore le Vicaire et Djabalhah, chef des Arabes Gasshanites. En avant marchait, avec quarante mille hommes, Vahan l'Arménien, de cette grande maison souveraine qui avait secoué, avec tant d'éclat, le joug des Perses ; il était chargé de livrer aux Arabes une série de petits combats, d'embuscades, de les harceler sans cesse, de leur couper les vivres et de les affaiblir en détail, jusqu'à la grande bataille. Khalid, effrayé, abandonne Émèse, Balbeck, Damas, rappelle Amr et Schorabhil, se rejette sur l'autre rive du Jourdain, où il se trouvait plus voisin du désert, et, se voyant serré de près, se retourne et fait tête aux Grecs, près du confluent du Jarmouk et du Jaçouça. Le front de son armée se trouvait ainsi couvert par le lit profond et desséché du Jarmouk, rendu plus abrupt encore par sa jonction avec le Jaçouça.

La bataille s'engage avec fureur : les Grecs franchissent plusieurs fois le ravin et pénètrent même jusqu'aux tentes des Arabes ; mais la trahison de quelques chefs, la mésintelligence de Théodore et de Vahan, les tourbillons de sable et de poussière que soulevait contre les Grecs le vent du Sud, et surtout cette inexplicable et sinistre fatalité qui plane sur les Empires en décadence, donnèrent la victoire aux Arabes : soixante-dix mille Grecs périrent dans les précipices et sous les coups des vainqueurs, la cavalerie prit la fuite et se dispersa dans toutes les villes d'Orient, depuis Jérusalem jusqu'à Antioche.

Héraclius n'avait plus d'armée, son trésor était vide ; il se trouvait en face des Arabes, comme dix ans auparavant, vis-à-vis des Perses, mais il n'avait plus le courage et l'audace qui lui avaient alors donné tant de victoires ; son âme était usée, il ne sut pas rassembler les fuyards, lever de nouvelles troupes chez ses alliés de l'Arménie et du Caucase (ces peuples du Caucase étaient une branche des Turcs appelés Khozars. Cette politique était si naturelle que les successeurs d'Héraclius ne manquèrent pas de s'allier aux Khosars contre les Arabes qui ne purent jamais franchir définitivement le Caucase défendu par ces hordes), se mettre lui-même à leur tête, et écraser Khalid et ses vingt-quatre mille hommes, dans quelqu'une de ces gorges profondes de l'Asie-Mineure où les Turcs de Noureddin anéantirent plus tard les armées de Conrad et de Louis le Jeune.

Il fit enlever de Jérusalem la Sainte-Croix qu'il y avait lui-même si glorieusement rapportée, et abandonna pour jamais la Syrie : « Adieu - dit-il en partant - adieu pauvre Syrie, ma belle province, te voilà pour toujours à l'ennemi. »

De ce moment, tout était perdu : pendant que Khalid et Abou-Obëida se dirigent sur Antioche, Amret et Schorabilh rentrent en Palestine et soumettent définitivement toute la province : quelques villes résistaient encore, sur le littoral, Césarée et Ascalon, et au sommet de la région montagneuse, Jérusalem.

L'évêque Sophrone l'avait mise en état de défense, avait armé le peuple, les pèlerins et les moines ; rappelé dans la ville les couvents d'alentour et recruté partout les fuyards du Jarmouk et les paysans sauvages de la Judée. Bientôt apparurent les bandes victorieuses ; elles arrivaient, comme les Perses et Héraclius, par la route de Panéas et de Scythopolis. Les Perses venaient de Damas ; ils ont dû prendre la route de Damas à Panéas, et de là, suivre la route de Tibériade à Jérusalem par Scythopolis et Néapolis. Il est vrai que les Perses occupèrent Césarée et qu'une route menait de Césarée à Jérusalem par Diospolis - mais ils ont dû prendre la route plus centrale de Césarée à Jérusalem par Maximianopolis, Scythopolis et Néapolis, car l'historien Théophane prouve qu'ils ont pris la ligne la plus voisine du Jourdain. Héraclius se rendant à Jérusalem, s'arrête à Tibériade, donc il a dû, comme les Perses, prendre la route de Tibériade à Jérusalem. Enfin les Arabes venant du chanp de bataille du Jarmouck près du lac de Tibériade, ont suivi cette même route, car celle de Damas à Bostra et Jérusalem était trop éloignée du centre de la province à reconquérir.

Ils vinrent camper aux portes de Jérusalem, sur les ruines de la basilique de Saint-Étienne. Les Arabes avaient dédaigné Césarée et Ascalon pour soumettre d'abord Jérusalem à laquelle se rattachait, pour eux, l'extase de Mahomet et le souvenir des anciens prophètes dont le fameux imposteur se déclarait le successeur et le coryphée. Le siège dura longtemps : la haine des Arabes et l'énergie du patriarche soutenaient les habitants, et les remparts d'Eudocie, garnis de défenseurs, résistaient à tous les assauts. Abou-Obéïda dut quitter Antioche pour amener des renforts aux assiégeants et, lorsqu'il alla rejoindre Omar qui arrivait en Palestine pour organiser le droit fiscal et foncier des provinces conquises.

Khalid le Fatimite vint le remplacer avec de nouvelles troupes. Il fallut capituler. Le patriarche exigea la présence d'Omar ; le Calife accourut de Djabia, où il se trouvait alors, et signa le célèbre traité qui assurait aux habitants de Jérusalem : liberté civile et religieuse au prix d'un tribut annuel ; les églises, les croix, les monastères étaient respectés ; les soldats grecs, les étrangers, les pèlerins devaient quitter la ville ou, s'ils s'y fixaient, se soumettre, comme les habitants, à la taxe personnelle. Les Juifs demeuraient, comme sous les Empereurs grecs, bannis de Jérusalem, mais les Samaritains, en récompense de leurs services, étaient affranchis de l'impôt foncier et soumis seulement à la taxe personnelle.

Alors Omar franchit le seuil de Jérusalem ; il entra, sur son chameau, avec son manteau usé, parcourut tous les sanctuaires, et exigea du patriarche un terrain libre pour bâtir une mosquée. Sophrone le conduisit sur l'emplacement du Temple de Salomon où s'élevaient encore quelques restes de murs et une antique porte à demi-ensevelie sous les décombres. On dit qu'en voyant l'Arabe debout sur ces ruines fameuses, le patriarche se détourna et répéta en pleurant les paroles désolées du prophète Daniel : L'abomination de la désolation est dans le lieu saint.

On jeta aussitôt les fondations de la mosquée et bientôt la montagne du Temple se couronna d'édifices ; l'entrée en fut interdite aux chrétiens3 et les sombres bâtiments se dressent encore aujourd'hui, hostiles et inaccessibles. La peste suivit de près les victoires des Arabes ; on l'appela la peste d'Emmaüs, du nom de la bourgade où elle semblait avoir pris naissance, et elle élendit bientôt ses ravages dans toute l'Asie. Abou-Obéïda, qui avait reçu d'Omar le gouvernement de la Syrie et Schorabhil, l'un des principaux chefs de l'expédition, succombèrent à l'épidémie, et leurs tombes devinrent, l'une près d'Amathus, l'autre vis-à-vis de Scythopolis, le but des visites assidues des pèlerins musulmans. Césarée et Ascalon, derniers boulevards de la domination grecque, ouvrirent leurs portes à Moawia et la Palestine entière, réduite en province musulmane, fut soumise à la double taxe personnelle et foncière établie par Omar sur le sol et sur les habitants.

Le patriarche Sophrone ne survécut pas longtemps à la prise de Jérusalem ; il mourut de douleur... Après lui, le siège patriarcal demeura vacant pendant près de soixante années (l'hérétique Sergius de Joppé, qui avait disputé à Modestus le siège de Jérusalem, obtint des Arabes le titre de patriarche, mais il ne fut jamais reconnu par le clergé orthodoxe) : quelques évêques voisins et des prêtres du Saint-Sépulcre prirent l'administration et comme la tutelle de l'Église abandonnée.


- CHAPITRE IV -
Charlemagne (636-1099).


La domination musulmane, d'abord prudente et modérée, s'appesantit à mesure que les victoires des Arabes affermirent leurs conquêtes : les impôts devinrent écrasants, les croix furent abbatues, les bourgs dépeuplés, les églises, toujours menacées, durent être sans cesse rachetées par les chrétiens ; et les monastères, mis régulièrement au pillage, devinrent le tombeau sanglant de leurs moines. Chaque révolution de l'Empire des Califes se traduisait par un redoublement d'oppression, et les chrétiens abandonnés, courbaient sans espoir, sous le joug des Arabes, leur tête à chaque instant proscrite. On peut notamment citer le Martyre de Pierre de Majume, la destruction des remparts de Jérusalem, le meutre de ses principaux habitants, le meurtre des chrétiens d'Antipatris, le supplice infligé aux chrétiens par Abdallah, et l'exil du patriarche Hélias.

Enfin une nouvelle étrange parvint jusqu'en Palestine et fit entrevoir un meilleur avenir. L'empire d'Occident semblait ressuscité ; une main puissante avait ressaisi le sceptre abandonné des Césars, et Rome, déchue depuis tant de siècles, avait vu couronner un nouveau maître du monde.

Le patriarche Georges envoya un messager vers ce conquérant inconnu - et un jour, après un long voyage, un moine de Palestine se présenta dans cette fameuse cour d'Aix-la-Chapelle - tant célébrée dans les épopées du douzième siècle ; il offrit à Charlemagne les humbles présents du patriarche et l'implora au nom des chrétiens d'Outre-Mer. L'Empereur acceuillit le moine : un Capitulaire spécial établit à perpétuité l'envoi régulier d'aumônes considérables en Palestine, et lorsque le moine reprit le chemin de Jérusalem, il était accompagné des envoyés Francs porteurs des largesses impériales.

Les aumônes de Gharlemagne consolèrent les chrétiens de Palestine : on vit s'élever à Jérusalem, non loin de la basilique du Saint-Sépulcre, l'église de Sainte-Marie-Latine, et, tout auprès, un monastère et un hospice pour les pèlerins d'Occident. Les prédilections littéraires du grand Empereur y ajoutèrent une bibliothèque dont la richesse fit oublier la perte de celle que l'évêque Alexandre avait réunie cent ans avant Constantin. Mais là ne se borna point l'intervention de Charlemagne : alors régnait à Bagdad le chef des Abassides Aaroun-al-Raschid, si renommé dans les fastes de l'Orient. Les envoyés francs allèrent lui demander - au nom de Charlemagne - la liberté des chrétiens. Aaroun était digne d'accorder une telle demande, et, en signe d'adhésion, il envoya à l'Empereur les clefs du Saint-Sépulcre et de Jérusalem.

La plupart des Chroniques prétendent que ce furent les moines de Jérusalem qui apportèrent les clefs et l'étendard, mais, au moins pour les clefs, c'est tout à fait impossible : comment l'évêque de Jérusalem eût-il pu disposer des clefs de la ville possédée et gouvernée par les Musulmans ? Et l'on ne peut même dire qu'il s'agit ici seulement des clefs du quartier chrétien dont le patriarche avait l'administration et presque le gouvernement, car l'origine de ce quartier ne remonte qu'aux Califes Fatimides d'Égypte, bien postérieurs à Aaroun et à sa race. Les envoyés Franks, députés à Aaroun, revinrent d'Orient avec les moines délégués par le patriarche pour remercier Charlemagne ; les présents d'Aaroun apportés par les Franks arrivèrent en même temps que les moines de Jérusalem - de là la fausse croyance que ces moines les avaient eux-mêmes apportés.

En reconnaissance de ces bienfaits, deux moines, l'un de Saint-Sabas, l'autre du mont des Olives, revinrent avec les envoyés Francs et présentèrent à l'Empereur, comme signe de dépendance et de gratitude, un fragment de la sainte Croix et une ancienne bannière appelée l'Étendard du Saint-Sépulcre, qu'Héraclius avait peut-être laissée à Jérusalem en reconnaissance de ses victoires (Héraclius avait emporté de Constantinople un étendard célèbre qu'il garda pendant toute la durée de la guerre de Perse).

Cette intervention de Charlemagne eut sur les destinées de la Palestine une influence sans égale : la grande figure de Charlemagne semble désormais étendre sur Jérusalem son ombre protectrice. Sa pacifique médiation, transformée par le génie belliqueux des poètes, devient dans le cycle Carolingien une croisade victorieuse où le grand Empereur, arrachant sur son passage la couronne dégradée de Constantinople, va délivrer Jérusalem du joug des Sarrasins. Ce glorieux devancier, dont les croisés du onzième siècle croyaient suivre les traces, fut l'un des principaux mobiles de la première croisade.

Du reste, jusqu'à leur complète décadence, les Carolingiens témoignèrent de leur sollicitude pour la Terre-Sainte : si les bornes de ce récit nous le permettaient, nous verrions Charlemagne tenir, en 809, un concile à Aix-la-Chapelle pour juger les débats théologiques des moines latins du mont des Olives avec les religieux grecs de Saint-Sabas ; Louis le Débonnaire mettre sur la Germanie un nouvel impôt destiné aux monastères de Jérusalem et construire, pour les pèlerins, l'hospice du Mont-Cenis. Malgré la pénurie du Trésor, Louis II ordonne de réparer tous les édifices destinés aux voyageurs d'Outre-Mer et, quand les indignes successeurs d'Aaroun, rétractant les promesses de leur chef, recommencent à opprimer les chrétiens, c'est encore à un descendant de Charlemagne, à Charles le Chauve, que le patriarche Hélias III adresse un appel désespéré... L'appel demeura sans réponse ; la race de Charlemagne allait rejoindre dans une décrépitude précoce les derniers héritiers de Clovis, et la France, pillée par les Normands, ravagée par les Hongrois, démembrée par la féodalité, sentait tomber une à une sur elle les larmes de Charlemagne.

Cependant, peu à peu, les pèlerinages se multiplient : au lieu de voyages partiels et isolés où les pèlerins étaient livrés à la merci des Arabes, ce sont des expéditions solidaires et collectives, des troupes nombreuses et comme de petites armées qui tirent l'épée contre les Arabes - se fraient, de vive force, la route de Jérusalem, et, en attendant les croisades, commencent à venger sur les Sarrasins le bûcher du patriarche Jean VI, le massacre des moines de Saint-Sabas, de Saint-Euthyme et de Saint-Théodose, le meurtre de l'évêque Jérémie et l'incendie de l'église du Saint-Sépulcre par le Calife Hakem.

ligne ornementale


T. des Matières

Page précédente

Retour haut de page

Page suivante