Orthodoxie en Abitibi

Le dépassement de l'Être

Étude XII : Le dépassement de l'Être

- P. Georges Leroy -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

Un faussaire de génie
Les similitudes dissemblables
Le Grand Oubli

Quels sont les objectifs que nous nous proposons d'atteindre ?

Au cours de l'Étude précédente, nous nous sommes aperçus que la conception de Dieu en tant qu’Être risquait bien de ne laisser que fort peu de place à la liberté humaine. Curieusement, c'est un « faussaire » du sixième siècle qui nous donnera la clé de la question. - Le premier objectif de cette Étude sera de découvrir de quelle clé il s'agit ; par la même occasion, nous vérifierons quelle est la position de ce penseur, par rapport au platonisme. Généralement, un concept est considéré comme étant « vrai » lorsqu'il adhère parfaitement à la réalité qu’il doit représenter. - Le deuxième objectif de cette Étude sera de savoir si un tel critère de vérité est applicable aux réalités divines. Ce n'est pas seulement une question abstraite : puisque nous parlons de la liberté humaine par rapport à Dieu, il est important de savoir quelle est la validité de notre parole, dans ce domaine. Enfin, peut-il exister des « preuves de l'existence de Dieu » ?

Un faussaire de génie

En ce qui concerne la question de savoir si Dieu est l’Être, un moine du sixième siècle a eu, à cet égard, une immense influence. Il s’agit de Denys l’Aréopagite. Sa réputation est assez ambiguë.

Lisons ce qu’en dit Luther :

Il me déplaît entièrement que l’on ait tant d’égards pour ce Denys, quoi qu’il ait pu être, car il n’y a presque rien en lui qui relève d’une science solide (sic) (…). Dans sa Théologie mystique, dont certains faiseurs de théologie, fort ignorants, enflent tellement la réputation, il est même très pernicieux, plus platonisant que christianisant, tellement que je voudrais qu'aucune âme croyante ne s'occupât le moins du monde de ces livres. Tu n'y recevras pas la connaissance du Christ, au point même que si tu l'avais, tu l'y perdrais. Je parle en connaissance de cause ».

Luther, Œuvres. Gallimard 1999. Prélude sur la captivité babylonienne de l'Église, p. 807 - 808.

En effet, Denys a pris une fausse carte d’identité : il a mis ses œuvres sous le nom de l’illustre membre de l’Aréopage à Athènes, qui fut converti par saint Paul.

Après le discours de Paul devant l’Aréopage d’Athènes, l’auditoire réagit ainsi : « à ces mots de résurrection des morts, les uns se moquaient, les autres disaient : « nous t’entendrons une autre fois ». C’est ainsi que Paul se retira du milieu d’eux. Quelques hommes cependant s’attachèrent à lui et embrassèrent la Foi. Denys l’Aréopagite fut du nombre » (Actes 17 ; 32 – 34).

Ce moine mystérieux du sixième siècle fut un faussaire de génie… Ses œuvres ont acquis une audience pratiquement universelle, auprès des cercles mystiques chrétiens.

Diverses hypothèses ont circulé, afin de trouver les raisons de cette usurpation d’identité. L’auteur était certainement conscient de l’importance capitale de ce qu’il avait à dire. Il a pris les moyens pour se faire connaître, et il y a admirablement réussi. Personne ne peut prouver que l’auteur ne s’appelait pas Denys… La dénomination « l’Aréopagite » traduit sans doute la conviction de l’auteur : celui-ci était persuadé qu’il préservait et transmettait un point essentiel de l’enseignement des Apôtres. Quel est-il ? Nous allons le découvrir, après un très bref détour historique :

Les œuvres de Denys l’Aréopagite eurent une immense audience, tant en Orient qu’en Occident. En France, en 827, Louis le Débonnaire reçut un exemplaire des œuvres de Denys l’Aréopagite, volume envoyé de Constantinople par le Basileus Michel II. Cet exemplaire existe toujours, aujourd’hui ; au Moyen-Âge, il était réputé être miraculeux !

Une ambassade provenant de Constantinople se rendit auprès de Louis le Pieux, à Rouen, en automne 824. Cette ambassade avait comme but de rallier le souverain franc à l’iconoclasme modéré, position qui était celle du Basileus : il estimait qu’il fallait garder les images, mais ne pas leur rendre un culte. L’ambassade visait à ce que Louis le Pieux fasse pression sur le Pape de Rome, en faveur de l’iconoclasme. Parmi les ambassadeurs, se trouvait Théodore, Grand Économe de l’église de Constantinople. Ce dernier était chargé d’un dossier qui comprenait divers textes patristiques sensés appuyer la position du Basileus, hostile à l’iconodulie, c’est-à-dire au culte rendu aux icônes. Parmi les pièces du dossier, se trouvaient deux passages de l’œuvre de Denys l’Aréopagite ; un extrait de la « Lettre à Jean, Apôtre et évangéliste, en exil dans l’île de Patmos », et un extrait de la « Hiérarchie céleste ». Ces textes grecs demandaient une traduction latine, ce qui fut fait par « le bon Jean », interprète de Théodore. Le projet de lettre des évêques francs au Pape de Rome comprenait ces textes, dont la traduction était donc antérieure à celle réalisée par Alcuin. Les ambassadeurs passèrent par Rome, en retournant à Constantinople. Une fois revenus chez eux, ils ont certainement annoncé que les restes de Denys, le célèbre converti de saint Paul, reposaient en Occident. - En septembre 827, une nouvelle ambassade se rendit, cette fois-ci à Compiègne, auprès de Louis le Pieux. Avec eux, ils apportaient le manuscrit grec des œuvres de Denys l’Aréopagite. Ce volume fut présenté à l’abbaye de Saint-Denis, près de Paris, le 8 octobre 827, en la Vigile de la fête du martyr. Lors de cette présentation, le volume fit dix-neuf guérisons réputées miraculeuses. Ce remarquable objet existe toujours : c’est le Parisinus 437 de la Bibliothèque Nationale de Paris.

Hilduin (770 - 855), Abbé de Saint-Denis, traduisit ce texte en latin. Suger, Abbé de Saint-Denis (de 1122 à 1151) réalisa dans l’architecture, baignée par la lumière des vitraux, la vision de la Lumière divine décrite par Denys l’Aréopagite. La Basilique de Saint-Denys fut l’un des points d’origine de l’art gothique.

Denys l’Aréopagite dépend du philosophe néo-platonicien Proclus (né à Byzance en 412, mort à Athènes en 485), dont il reprend nombre de termes et de notions. Proclus considère que l’Un est Cause de toutes choses, suivi par la série des Hénades, puis par celle de l’Être, de la vie et enfin de l’âme, le tout réparti en une vaste hiérarchie. Certains chercheurs ont reproché à Denys l’Aréopagite d’être un mauvais philosophe, qui aurait obscurci la clarté de l’enseignement philosophique de Proclus, et qui en aurait détruit la cohérence. En fait, Denys veut récupérer l’arsenal conceptuel de la philosophie grecque ; délibérément, il ne veut récupérer que « l’outillage » intellectuel, qui est précieux, assurément. Mais de façon tout-à-fait consciente, il dynamite le fondement même de cette philosophie, il fissure sa pierre angulaire, qu’est l’Être. Car Dieu est au-delà de l’Être :

Cette Bonté absolue,
dont procède le don même de l’existence,
et dont c’est trop peu dire qu’elle est la Bonté (…),
c’est d’Elle que procèdent
c’est en Elle que résident
l’existence elle-même,
les principes des êtres,
tous les êtres
et, en général, tout ce qui appartient au domaine de l’Être (…).
Car cette Cause est le Principe des êtres ;
c’est d’Elle que procèdent l’Être même
et tout ce qui existe sous quelque mode que ce soit.

Œuvres complètes du pseudo-Denis l'Aréopagite. Traduction de Maurice de Gandillac.
Aubier Montaigne 1943. Les Noms divins. Ch. V § 6 -7. P. 132 - 133.

Ce Dieu qui est au-delà de l’Être, quel est-Il, s’Il est au-delà de l’Être ?

La substance entière de la Théarchie, quelle qu’elle puisse être, les Écritures la célèbrent comme définie et manifestée par son caractère de bienveillance. Comment interpréter autrement l’enseignement de la sainte théologie, disant que la Théarchie elle-même s’est révélée en ces termes : « Pourquoi m’interroges-tu sur le Bien ? Nul n’est bon si ce n’est Dieu seul».[Mt. 19 ; 17. Citation du texte grec correspondant à celui de la Vulgate : « Quid me interrogas de bono ? »] (…) Il faut donc dire que ce Nom convient à l’entière Déité, car c’est ainsi qu’a parlé Lui-même ce Verbe essentiellement bon : « Je suis bon ».
Citation de Mt. 22 ; 15.

Op. cit. Les Noms divins. Ch. II § 1. p. 77 - 78.

C’est le Bien qui est le Nom propre de Dieu, bien plus que l’Être. Ce Bien est Rayonnant :

On appelle Lumière intelligible ce Bien qui est au-delà de toute lumière, car il est Source de tout rayonnement et Il répand le trop-plein de sa Lumière sur toute intelligence (…). Il est Principe de Lumière, et c’est pourtant trop peu que de l’appeler « Lumière », rassemblant en Soi et concentrant la totalité des êtres doués d’intelligence et de raison.

Op. cit. Les Noms divins. Ch. IV § 6. p. 99 - 100.

Ce Bien est inséparable du Beau, qui est tout aussi Rayonnant que le Bien :

Ce Bien, les saints théologiens le célèbrent aussi en l’appelant Beau, Beauté, Amour, aimable, et de tous autres Noms divins convenant à cette fraîcheur, qui est source de beauté et pleine de grâce (…). S’il s’agit du Beau suressentiel, on l’appelle aussi Beauté, à cause de cette puissance d’embellissement qu’Il dispense à tout être dans la mesure propre à chacun, et parce qu’à la façon de la lumière, Il fait rayonner sur toutes choses, pour les revêtir de beauté, les effusions de cette source rayonnante qui sourd de Lui-même.

Ibid. § 7. p. 100.

En fait, il existe deux sortes de beautés : la beauté de ce monde, et la beauté du Royaume. La beauté de ce monde est celle, par exemple, du « David » de Michel-Ange. C'est une beauté vulnérable : si la statue perd un fragment, ou si elle est salie par les intempéries, sa beauté est altérée. La beauté de ce monde apparaît dans l'harmonie d'un paysage. Mais si l'on coupe les arbres, si l'on installe une autoroute ou une usine en plein milieu de ce paysage, la beauté est disparue. C'est donc une beauté fragile. Ceci ne nous permet en aucune façon, de mépriser la beauté de notre environnement. La beauté est la trace du passage de Dieu dans sa création ; la beauté est un reflet en ce monde de la Sagesse divine. Certains ascètes se sont permis de mépriser le monde qui les entourait : tel Père du désert ne jetait jamais un coup d'œil sur le paysage qui s'offrait à sa vue. Sans nul doute, il aurait mieux fait de rendre gloire à Dieu pour la beauté de sa création.

La beauté du Royaume est celle des icônes : celle d'un monde où règne l'unité. Dans une icône, il ne saurait y avoir de profondeur ; il ne saurait y avoir d'ombre portée ; il ne saurait y avoir de perspective réaliste - car ces procédés graphiques reflètent un monde où règne la division, où existe un espace qui sépare les éléments du monde, qui marque leur mutuelle division. Méditons cette belle parole :

Dans tous les mondes possibles (...), il y a Vérité par ce que Dieu y met son image, il y a Bonté par ce que Dieu y répand son amour.

Baňes et Molina. Op. cit. p. 291.

Il existe deux sortes de bonté : la bonté de ce monde, et la bonté du Royaume. La bonté qui appartient à ce monde est la bienfaisance. Il s'agit de remédier, autant que possible, aux problèmes sociaux et aux malheurs de ce monde - et il existe la bonté du Royaume, qui consiste à proposer à l'être humain de connaître Dieu et de s'unir à Lui. Même si le Christ a fait preuve d’énormément de bienveillance lors de sa vie sur terre, en guérissant toutes sortes de maladies et d’infirmités, Il a dispensé la « bonté du Royaume » en nous donnant le chemin de notre adoption par Dieu.

Le Principe des choses est la Bonté ; la Fin est la Bonté ; et la force qui accomplit le circuit du Principe à la Fin, c'est l'Amour: Amour aimant, lorsqu'il disperse ses bienfait et manifeste sa Gloire ; amour aimant surtout, lorsqu'il recueille tout en Soi dans la communication de sa Gloire.

Baňes et Molina. Op. cit. p. 313 - 314.

Ainsi, se trouve brisé le moule de la philosophie : Dieu n'est plus l'Être, car Il est au-delà de tout Être. Il est le Beau-et-Bien. Loin d'être enfermé dans la perfection statique de l'absoluité, Dieu rayonne sa bonté et sa beauté sur toute créature, sans ressentir comme une concurrence la liberté de l'être humain :

Dans la surabondance de sa plénitude, Dieu n'a pas mené à l'être les créatures parce qu'Il avait besoin de quelque chose, mais pour que les créatures soient heureuses d'avoir part à sa ressemblance, et que Lui-même se réjouisse dans ses œuvres, en voyant ses créatures se rassasier dans une jouissance sans satiété, de Celui dont la jouissance rend insatiable.

Maxime le Confesseur. Centuries sur l’amour. Centurie III, § 46. Philocalie des Pères Neptiques. Tome A3. Éd. Bellefontaine 2004. P. 402.

Avec Denys l'Aréopagite, « la rigueur implacable, la stabilité rigide des innombrables distinctions conceptuelles qui déterminent l'ordonnance logique des structures métaphysiques procliennes [c'est-à-dire de Proclus, le philosophe néoplatonicien - on pourrait tout aussi bien dire : l'ordonnance logique des structures scolastiques et thomistes] se dissolvent dans le mystère insondable de la Tri-Unité théarchique et dans le fruit dynamique de la Procession des Noms divins»
(Formes théologiques et symbolisme sacré chez (Pseudo-) Denys l’Aréopagite. Daniel Cohen. Éd. Ousia 2010. P. 237.

Il serait possible d’objecter : « Denys l’Aréopagite est un penseur du VIème siècle… Nous sommes bien loin de l’enseignement apostolique ». Chronologiquement, oui. Mais saint Denys n’avait pas d’autre souci que de garantir la sauvegarde de l’intégrité du message apostolique, face à la menace envahissante de la philosophie. Il voulait s'emparer des outils conceptuels de la philosophie néoplatonicienne, tout en garantissant l'intégrité du message chrétien.

La philosophie platonicienne convient mieux à la pensée chrétienne que la philosophie d'Aristote : la philosophie d'Aristote est une pensée d'organisation du réel concret - l'ancêtre de la pensée scientifique actuelle ; tandis que la philosophie platonicienne est une pensée construite sur la notion de relation entre deux univers - le nôtre, celui de la « caverne », et le monde des Idées. C'est la pensée d'une relation existante entre deux Univers, relation que veut précisément mettre en évidence le christianisme, même si ce dernier parle de bien autre chose que de la « caverne » platonicienne et du monde des Idées...

Cette circulation entre Dieu et l’être humain, ce Rayonnement divin rencontrant la créature humaine capable elle-même de participer au projet divin, cette vision essentiellement dynamique de Dieu et de l’homme, cela remonte à saint Irénée, héritier de l’enseignement johannique, par son maître Polycarpe :

En la chair de notre Seigneur, a fait irruption la Lumière du Père, puis, en brillant à partir de sa chair, elle est venue en nous, et ainsi l'homme a accédé à l'incorruptibilité, enveloppé qu'il était par cette Lumière du Père.

Irénée de Lyon, Contra Haer. IV, 20, 2. Cerf 1984, p. 470.

Les similitudes dissemblables

Une des idées remarquables de saint Denys l’Aréopagite, est celle des « ressemblances dissemblables ». Nous aurions spontanément tendance à penser que plus une image est adéquate à son objet, mieux c’est. Et c’est généralement le cas pour les images qui appartiennent à ce monde : si l’on veut représenter un arbre, par exemple, l’idéal serait une photo, qui est aussi ressemblante qu’il est possible de l’être, avec l'objet représenté. Mais qu'en est-il pour Dieu ? Aucune image ne peut le circonvenir. Et c'est ici qu'intervient l'idée très originale de Denys l'Aréopagite: il remarque à quel point les figures données par les Écritures sont inadéquates, lorsqu'il s'agit de parler de Dieu ou des anges :

Notre intelligence ne va-t-elle pas s'imaginer, en effet, que l'au-delà du ciel est rempli de troupeaux de lions et de chevaux, que les louanges saintes y sont mugies, qu'on y conduit des bandes d'oiseaux, ou d'autres animaux, qu'elles sont peuplées de ces matières tout à fait viles qu'elle nous décrivent, au risque de nous conduire à l'absurdité, à la corruption, à la passion - ces allégories parfaitement inadéquates que nous présentent les Écritures ? (...) Les Écritures ont pris soin, de façon parfaitement providentielle, (...) de nous épargner à nous-mêmes les risques d'un attachement excessif à tout ce que de tels symboles peuvent avoir de bas et de vulgaire. (...) C'est pourquoi il arrive à ces mêmes Écritures de célébrer la Théarchie en la représentant, selon un mode qui n'est pas de ce monde, par des images qui ne lui ressemblent d'aucune façon. (...) La haute sagesse des saints théologiens a simplement condescendu à user de métaphores sans ressemblance. Ce faisant, elle empêche notre tendance vers la matérialité de se contenter paresseusement d'images insuffisantes.

Œuvres complètes du pseudo-Denis l'Aréopagite. Traduction de Maurice de Gandillac. Aubier Montaigne 1943. La Hiérarchie céleste. Ch. II § 2 et 3. pp. 189 - 190.

Paradoxalement, les images sont d'autant meilleures qu'elles ne sont pas totalement adaptées à leur objet :

Le caractère inadéquat et paradoxal (des similitudes dissemblables) favorise la perception de l'infinie distance entre l'homme et Dieu, tout en manifestant la mystérieuse proximité qui demeure entre les pôles extrêmes de l'univers hiérarchique.

Formes théologiques et symbolisme sacré chez (Pseudo-) Denys l’Aréopagite. Daniel Cohen. Éd. Ousia 2010. P. 246.

En parlant des réalités divines, un concept qui serait parfaitement adéquat à ce qu'il représente, est en fait une idole.

Cette inadéquation indispensable se voit plus particulièrement en ce qui concerne l'icône. Si l'icône est parfaitement identique à son modèle, elle doit être adorée comme celui-ci, et ce n'est rien d'autre que de l'idolâtrie. C'était d'ailleurs le grand argument des iconoclastes : ils concevaient que l'icône donnait une parfaite adéquation avec son modèle et posaient la question suivante : qu'est-ce qu'une icône du Christ représente ? La Nature ou la Personne du Christ ? Si elle représente la Personne, il existe autant de Personnes qu’il y a d'icônes : il y aurait des milliers de Christs... Si elle représente la Nature, de quelle Nature s'agit-il : de la Nature humaine ou de la Nature divine ? Si l'icône représente la Nature humaine, elle est incapable de représenter la divinité du Christ ; elle est donc arienne. Si l'icône représente la Nature divine, elle est tout-à-fait divine et demande une adoration totale, tout comme Dieu, ce qui est bien sûr de l'idolâtrie. On ne peut sortir de cette problématique que si l'on affirme que l'icône ne fournit pas une représentation parfaitement adéquate de son modèle. Par rapport à son modèle, elle présente une dissemblance.

En quoi consiste cette dissemblance ? Une icône du Christ représente la Personne du Christ, et non pas sa Nature. La Nature de l'icône reste toujours celle d'un objet appartenant au monde créé. Par contre, la Nature du Christ est à la fois divine et humaine. La dissemblance existante entre l'icône et son modèle se situe au niveau de la Nature. La notion de dissemblance est donc essentielle pour comprendre une icône.

Elle est également essentielle pour comprendre tout autre concept traitant de la Divinité. Nous pouvons ainsi affirmer que le concept d'Être, s'il est parfaitement adéquat à la réalité divine, n'est rien d'autre qu'une idole. Il est indispensable que le concept d'Être soit dissemblable par rapport à Dieu, pour que la notion d'Être puisse paraître dans la doctrine chrétienne, sans présenter le danger de devenir une sorte de fétiche philosophique. Nous voyons maintenant de quelle façon Denys l'Aréopagite a « torpillé » la dictature de la philosophie.

Cette dissemblance ne concerne pas seulement l’Être : tout concept se révèle inadéquat, lorsqu’il parle de Dieu :

Chaque sens appliqué aux idées, chaque interprétation de termes et de noms, peuvent bien présenter quelque majesté et être dignes de Dieu, il leur est impossible, par nature, de saisir l'essence même (...). Nous pouvons penser à n'importe quel nom pour définir précisément le parfum de la divinité, le sens de nos paroles ne désignera jamais le parfum lui-même ces noms, qui visent la connaissance de Dieu, se contentent de trouver quelques restes des effluves du parfum divin.

Grégoire de Nysse. Le Cantique des Cantiques. Migne 1992. p. 53 – 54.

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il soit inutile de penser quelque chose à propos de Dieu : avec nos concepts humains, nous cernons progressivement la réalité divine, par approximations successives. En quelque sorte, l’accumulation des insuffisances des concepts trace progressivement la silhouette de Dieu :

Les théologiens louent (la Cause universelle) à la fois de n’avoir aucun nom et de les posséder tous. (…) À cette Cause de tout - qui dépasse tout - conviennent à la fois l’anonymat et tous les noms de tous les êtres, afin d’assurer sa royauté universelle, pour que toutes choses dépendent d’Elle et se fondent en Elle comme en leur Cause, comme en leur Principe, comme en leur Terme. Afin qu’Elle soit, comme il est écrit, toute en tous ».

Œuvres complètes du pseudo-Denis l'Aréopagite. Traduction de Maurice de Gandillac. Aubier Montaigne 1943. Les Noms divins. Ch. I § 6 -7. pp. 74 - 75.

Le vrai blasphème consiste dans la volonté de limiter Dieu par un concept, fût-il même celui de l’Être. À cet égard, d’éventuelles « preuves de l’existence de Dieu » doivent être comprises comme étant des tentatives de suppression du Christianisme : s’il existe une connaissance objective et « scientifique » de Dieu, il ne reste plus de place, ni pour la Foi, ni pour la liberté. Symétriquement, le blasphème de l’athéisme - ou plutôt sa naïveté - réside en la conviction que sa définition de Dieu comme étant un objet étranger à l’être humain, un objet qui est à la source de son aliénation - que cette définition atteint adéquatement Dieu Lui-même.

Dieu excède tout concept, qu’il soit affirmatif ou négatif – tout autant les éventuelles et improbables « preuves » de son existence, que les constructions de l’athéisme. En aucun cas, Dieu ne peut être soumis à la dictature de la raison discursive, comme le dit saint Grégoire de Nysse :

Tout concept formé par l’entendement pour essayer d’atteindre et de cerner la Nature divine ne réussit qu’à façonner une idole de Dieu, non à Le faire connaître.

Grégoire de Nysse. La Vie de Moïse. S.C. N°1ter Cerf 1968. II § 64 in fine p. 213.

La philosophie sort des limites de son domaine, en voulant imposer à Dieu la notion d’Être. Si tous les concepts sont inadéquats en face de Dieu, pourquoi seul l’Être ferait-il exception, alors qu’il est la plus pauvre, la plus abstraite et la plus répandue des notions ? La philosophie répond que rien ne peut échapper à l’Être, puisque tout, et même le Rien, en relève. C’est soumettre Dieu à la nécessité de raison, et affirmer du même souffle que Dieu n’est pas inconditionné, qu’Il passe sous le même étalon que n’importe quel objet de l’univers. Une fois que nous avons pris conscience de cela, nous ne pouvons désormais plus « aplatir » la notion de Dieu sur la notion philosophique de l’Être.

De son côté, la science elle aussi sort de son domaine, lorsqu’elle en vient à vouloir expliquer le pourquoi des choses, alors qu’elle est compétente - et elle l’est remarquablement - pour démonter les mécanismes du comment. La théologie authentique, qui est connectée à la prédication apostolique initiale, veillera à garder son sens critique vis-à-vis des empiètements - à la fois de la philosophie et de la science discursive. La pensée théologique passera au feu de la critique tout concept qui prétend s’approcher de Dieu, et en particulier le premier d’entre eux : l’Être.

Le Grand Oubli

En fait, la connaissance authentique de Dieu consiste en l’affirmation qu’on ne Le connaît pas, tout en sachant pourquoi on ne peut Le connaître. Ce « pourquoi » est l’inadéquation fondamentale des concepts qui s’adressent à la Divinité. Toujours et en tout temps, dans l’Histoire humaine, le danger fondamental a été l’idolâtrie, c’est-à-dire de croire connaître Dieu, et de penser pouvoir L’utiliser, Lui et sa puissance. L’idolâtre pense - d’une part, que Dieu correspond aux concepts que nous fabriquons à son sujet, concepts qui sont confectionnés à l’exacte mesure de notre esprit - et d’autre part, que Dieu serait la concrétisation de tout ce que nous désirons, désir gonflé à l’infini.

Par contre, le théologien authentique, c’est-à-dire l’être humain priant, pense qu’au niveau de notre esprit, il n’existe pas de définition de Dieu qui soit satisfaisante, par rapport à la réalité. Cela n’empêche nullement que nous puissions parler à Dieu, mais nous ne pouvons pas en parler sans rester conscients des limites de la signification des mots et des concepts que nous employons. L’être humain priant pense que c’est Dieu qui parle, et qui prend l’initiative de la Parole. Dans le meilleur des cas, si nous sommes à l’écoute, nous pouvons commencer à Lui répondre.

Tout ceci se résume à cette question cruciale : à partir de quel moment le Dieu de la métaphysique a-t-Il cessé d’être le Dieu des Chrétiens ? - À partir du moment où Dieu n’a plus été considéré comme étant le Bon et le Beau, l’Amour et la Charité, tel qu’Il est révélé par le Christ, mais qu’on est revenu à la métaphysique de l’Exode - de l’ancienne Loi, où Dieu est décrit comme Celui qui Est, et sa création comme étant la hiérarchie des Causes. C’est le Grand Oubli. À un moment de l’Histoire, la pensée chrétienne a cessé de nous décrire la grande circulation de la Lumière divine entre le Créateur et l’être humain conscient, libre et progressant dans son accomplissement. Cette circulation évolutive, cette progression est décrite en ces paroles de saint Grégoire de Nysse :

Au fur et à mesure des progrès qu’elle (la Fiancée du Verbe) accomplit vers ce qui ne cesse d’apparaître en avant d’elle, son désir s’accroît lui aussi, et la supériorité des biens qui se trouvent dans le Transcendant fait que la Fiancée a l’impression de commencer seulement son ascension (…). Celui qui se lève ainsi ne cessera jamais de se lever et celui qui court vers le Seigneur ne viendra jamais à bout du vaste espace qu’il doit parcourir vers le Divin.

Grégoire de Nysse. Le Cantique des Cantiques. Migne 1992. p. 130.

L’obtention d’un bien devient commencement d’une découverte de biens plus élevés, pour ceux qui progressent. Celui qui monte ne s’arrête jamais, allant de commencement en commencement, et le commencement des biens toujours plus grands n’a jamais de fin.

Ibid. p. 179.

L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?

Nous avons fait connaissance avec un penseur très remarquable : Denys l'Aréopagite. Celui-ci a pris les grands moyens pour s'assurer de la pérennité de son œuvre... Nous savons désormais qu'il existe un « livre miraculeux » dans la Bibliothèque Nationale de Paris ! En tout cas, c'est un objet historique étonnant, si l'on songe à ceux qui l'ont tenu entre leurs mains, et à la postérité spirituelle et intellectuelle que ce texte a eue. Denys nous révèle que Dieu est au-delà de l'Être. Par là, il sape la base de la philosophie platonicienne, dont il reprend les outils conceptuels. Denys nous donne la notion de Tri-Unité, qui neutralise l'immuable conception hiérarchique des êtres, de Proclus. L'apport original de la pensée Denys est de nous révéler les richesses de la dissemblance : envers Dieu, un concept sera bien adapté à sa fonction s'il marque sa dissemblance par rapport à son objet. Nous avons étudié le fait que la dissemblance est ce qui permet de faire la différence entre une image et une icône, et ce qui écarte de l'icône toute tentation d'idolâtrie. Tout ceci nous a donné la possibilité de construire une critique du langage. Celle-ci nous permet de parler validement de Dieu, tout en connaissant les limites de notre langage. Une fois ces limites connues, toute « preuve de l'existence de Dieu » se révèle être à la fois une prétention insoutenable, et une menace fatale pour la Foi et pour la liberté de l'esprit humain.


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