Orthodoxie en Abitibi

Georges Florovsky : Création et Rédemption

Étude XIX - Georges Florovsky : Création et Rédemption

- P. Georges Florovsky -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

1 - L'incarnation et la rédemption
2 - Le mystère de la mort et de la Rédemption
3 - Immortalité, Résurrection et Rédemption
4 - Temps, éternité et Rédemption
5 - Grand-Prêtre et Rédempteur
6 - Crucifixion, Résurrection et Rédemption
7 - Symbolisme baptismal et réalité rédemptrice
8 - Eucharistie et Rédemption

Quels est l'objectif que nous nous proposons d'atteindre ?

Nous avons maintenant terminé la présentation générale du schéma de la Rédemption. Il nous paraît intéressant de mettre en dialogue ce que nous avons découvert, avec un texte remarquable de Georges Florovsky (1893 – 1979). Il s’agit d’une étude consacrée elle aussi, au thème de la Rédemption. Georges Florovsky fut tout d’abord professeur à l’Institut Saint-Serge à Paris, puis professeur à l’Institut Saint-Vladimir à New-York, et enseigna aux Universités de Harvard et de Princeton. Dans le texte dont nous communiquons ici la traduction française, la pensée de Florovsky se déploie avec la plus grande clarté, dans une constante fidélité à la Tradition de l’Église. La pensée de Florovsky est lumineuse et claire ; elle tranche sur le flou et la nébulosité que nous constatons habituellement chez les penseurs russes. Avec tout le respect que nous devons au Père Paul Florensky, le « Léonard de Vinci » de la pensée théologique russe, il faut bien avouer qu’après la lecture des innombrables pages de son ouvrage fondamental : « La colonne et le fondement de la vérité », on n’est pas plus avancé pour autant… Il en est de même pour le Père Serge Boulgakov : il est incontestablement un penseur d’une grande envergure, mais après avoir lu un bon nombre de ses œuvres, on n’est toujours pas en possession d’une définition claire de la « Sophia ». Comme chez Dostoïevski, dans cette pensée foisonnante, luisent les éclairs d’aperçus marqués par le génie. Dans les écrits de Florovsky, l’atmosphère est tout autre : sa pensée est tout aussi claire que celle de Vladimir Lossky. On a reproché à Vladimir Lossky des simplifications excessives : des distinctions abruptes effectuées sans opérer toutes les nuances nécessaires. C’était le prix de la clarté de l’exposition des idées. Nous nous permettons de préférer la clarté à l’exhaustivité, et nous sommes tout surpris de nous retrouver en une telle familiarité avec la pensée du Père Georges Florovsky, alors même qu’il est de culture slave. Au-delà des limites du temps et de l’espace, nous nous offrirons le rare privilège d’écouter les réflexions de ce penseur remarquable : c’est ce que nous donne la magie de l’écrit.

Le texte principal de Georges Florovsky est en noir.

Les passages secondaires du texte de Georges Florovsky sont en pourpre.

Les citations sont en vert.

Mes commentaires personnels sont en bleu.


La Rédemption

Creation and Redemption
Volume Three in the Collected Works of GEORGES FLOROVSKY
Nordland Publishing Company - Belmont Massachusetts 02178, 1976. pp. 95 - 159.


- 1 -
L'incarnation et la Rédemption

« Le Verbe s'est fait chair » : telle est la joie ultime de la Foi chrétienne. C'est la plénitude de la Révélation. Le même Dieu incarné est à la fois Dieu parfait et homme parfait. La signification plénière et le but ultime de l'existence humaine est révélée est réalisée dans et par l'incarnation. Il descendit des cieux et sauva la terre pour unir l'homme avec Dieu pour toujours. « Et il s'est fait homme ». Le nouvel âge a commencé. Nous comptons maintenant les « anni Domini ». Comme saint Irénée l'écrivait : « le Fils de Dieu devient le fils de l'homme afin que l'homme puisse devenir le fils de Dieu » (Adv. Haer. III, 10, 2 p. 302).

Telle est la raison pour laquelle le Verbe s'est fait homme, et le Fils de Dieu, fils de l'homme : c'est pour que l'homme, en se mélangeant au Verbe, et en recevant ainsi la filiation adoptive, devienne fils de Dieu. Nous ne pouvions en effet avoir part à l'incorruptibilité et à l'immortalité que si nous étions unis à l'incorruptibilité et à l'immortalité (…) afin que ce qui était corruptible fût absorbé par l'incorruptibilité, et ce qui était mortel, par l'immortalité, « afin que nous recevions la filiation adoptive » (Gal. 4 ; 5).

Irénée de Lyon Adv. Haer. III, 19, 1 p. 368.

… Le Verbe de Dieu, Jésus-Christ notre Seigneur, Lui qui, à cause de son surabondant amour, c'est fait cela même que nous sommes afin de faire de nous cela même qu'Il est.

Irénée de Lyon Adv. Haer. Préf. V. p. 568

Il s'est Lui-même fait homme, pour que nous soyons faits Dieu ; et Lui-même s'est rendu visible par son corps, pour que nous ayons une idée du Père invisible ; et il a supporté Lui-même les outrages des hommes, pour que nous ayons part à l'incorruptibilité.

St. Athanase. De Incarnatione 54, 3. S.C. 199 p. 459.

Ce n'est pas seulement la plénitude originelle de la Nature humaine qui est restaurée ou ré-établie dans l'Incarnation. La Nature humaine ne fait pas que retourner seulement avec à la communion avec Dieu qui avait été perdue. L'incarnation est aussi la nouvelle Révélation, un nouveau pas, qui porte plus loin. Le premier Adam était une âme vivante. Mais le dernier Adam est le Seigneur des Cieux (I Co. 15 ; 47). Et dans l'Incarnation du Verbe, la Nature humaine ne fut pas simplement ointe d'un débordement surabondant de grâce, mais fut assumée en une unité intime et hypostatique avec la divinité elle-même. En cette élévation de la Nature humaine en une perpétuelle communion avec la Vie divine, les Pères de l'Eglise ancienne virent unanimement l'essence elle-même du salut, et la base de toute l'œuvre rédemptrice du Christ. « Est sauvé ce qui est uni avec Dieu », dit saint Grégoire de Nazianze (Epist. CI ad Cledonium). Et ce qui n'était pas uni ne pouvait pas le moins du monde être sauvé. C'est la raison principale de l'insistance, contre Apollinaire, sur la plénitude de la Nature humaine, assumée par l'Unique-engendré, dans l'Incarnation. Ceci était le motif fondamental de toute la théologie ancienne, dans saint Irénée, saint Athanase, les Pères Cappadociens, saint Cyrille d'Alexandrie, et saint Maxime le confesseur. Toute l'histoire du dogme christologie fut déterminée par cette conception fondamentale : l'Incarnation du Verbe comme Rédemption. Dans l'Incarnation, l'Histoire humaine fut complétée. La Volonté éternelle de Dieu est accomplie, « le Mystère caché depuis l'éternité et inconnu des Anges ». Les jours de l'attente sont écoulés, Celui qui était promis et attendu est venu. Et désormais, pour s'exprimer en la phrase de saint Paul, la vie de l'homme « est cachée avec le Christ en Dieu » (Col. 3 ; 3.).

L'incarnation du Verbe fut une manifestation absolue de Dieu. Et par-dessus tout, elle fut une révélation de Vie. Le Christ est le Verbe de vie, « ...car la Vie s’est manifestée, nous L'avons vue, nous en rendons témoignage, et nous vous annonçons cette Vie éternelle, qui était auprès du père, et qui nous est apparue (I Jn 1 ; 1-2).

Il n’existe qu'un médecin, le corps et esprit à la fois, engendré et non engendré, Dieu dans la chair, et au fond de la mort Vie véritable, né de Marie et de Dieu, d'abord soumis à la souffrance est maintenant délivré d'elle, Jésus-Christ notre Seigneur.

Saint Ignace d'Antioche. Ephes. 7,2. Trad. F. Quéré. Seuil 1980 « Les Pères apostoliques » p. 114.

L'incarnation est la vivification de l'homme, et comme telle, la résurrection de la nature humaine. Mais le climat de l'Évangile est la croix, la mort de l'incarné. La vie a été révélée en plénitude au travers de la mort. C'est le mystère paradoxal de la foi chrétienne : la vie au-travers de la mort, la Vie du tombeau et lors du tombeau, les mystères du tombeau porteur-de-vie. Et nous ne sommes nés à la vie réelle et éternelle que par notre mort baptismale et notre ensevelissement en Christ. Nous sommes régénérés avec le Christ dans la source baptismale. Telle est la loi invariable de la Vie véritable. « Ce que tu sèmes ne reprend vie s'il ne meurt » (I Co 15; 36).

« Grand est le mystère de la piété : Dieu a été manifesté dans la chair » (I Tim 3 ; 16). Mais Dieu ne se manifeste pas afin de recréer le monde immédiatement par l'exercice de sa toute-puissante volonté, ou pour l’illuminer ou le transfigurer par l'écrasante lumière de sa gloire. Ce fut dans la plus extrême humiliation que fut forgée de cette Révélation de la divinité. La volonté divine n’abolit pas le statut originel de la liberté humaine ou « libre arbitre », elle ne détruit ni n'abolit « l'ancienne loi de la liberté humaine ».

Cette parole : « Que de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et vous n'avez pas voulu ! » (Mt 23; 37) illustrait bien l'antique loi de liberté de l'homme. Car Dieu l'a fait libre, possédant dès le commencement sa propre faculté de décision, tout comme sa propre âme, pour user du conseil de Dieu volontairement et sans être contraint par celui-ci. La violence en effet, ne se tient pas aux côtés de Dieu, mais le bon conseil L’assiste toujours.

Irénée de Lyon Adv. Haer. IV, 37, 1.p. 545.

Sur ce point se révèle une certains autolimitation ou « kénose » de la puissance divine. Et plus que cela, une certaine « kénose » de l'Amour divin lui-même. L'Amour divin, comme tel, se restreint et se limite afin de maintenir la liberté de la Création. L'amour n'impose pas la guérison par contrainte, comme il aurait pu le faire. Il n'y avait pas d'évidence contraignante dans cette manifestation de Dieu. Tous ne reconnurent pas le Seigneur de gloire sous le vêtement du serviteur, qu’il prit délibérément sur Lui. Et ceux qui Le reconnurent ne le firent pas par quelque inspiration naturelle, mais par la révélation du Père (Mt 16, 17). Le Verbe incarné apparu sur Terre comme un homme parmi les hommes. Ce fut l'Assomption rédemptrice de la totalité de l'humain, non seulement de la nature humaine, mais aussi de la totalité de la vie humaine. L'incarnation devait se manifester dans la totalité de la vie, dans la totalité des âges humains, et tout cela devait être sanctifié. C'est l'un des aspects de l'idée de « récapitulation » de tout en Christ, qui fut mis en valeur avec une telle insistance par saint Irénée, qui le prit de saint Paul.

Lorsqu'Il s'est incarné et s'est fait homme, Il a récapitulé en Lui-même la longue histoire des hommes et nous a procuré le Salut en raccourci, de sorte que ce que nous avions perdu en Adam, c'est-à-dire d'être à l'image et à la ressemblance de Dieu, nous le recouvrions en le Christ Jésus.

Irénée de Lyon Adv. Haer. III, 18, 1.p. 360.

Il a sanctifié tous les âges par la ressemblance que nous avons avec Lui (…) C'est pourquoi Il est passé par tous les âges de la vie : en se faisant nouveau-né parmi les nouveau-nés, Il a sanctifié les nouveau-nés ; en se faisant enfant parmi les enfants, Il a sanctifié ceux qui ont cet âge (…) En se faisant jeune homme parmi les jeunes hommes, Il est devenu un modèle pour les jeunes hommes et les a sanctifiés pour le Seigneur ; c'est de cette même manière qu'il s'est fait aussi homme d'âge parmi les hommes d'âge, etc...

Irénée de Lyon Adv. Haer. II, 22, 4.p. 217).

Ce fut l’« humiliation » du Verbe (Ph. 2 ; 7). Mais cette « kénose » n’était pas réduction de sa divinité, qui dans l’Incarnation continue de façon inchangée. Ce fut au contraire une élévation de l’homme, la « déification » de la nature humaine, la « theosis ». Comme le dit Saint Jean Damascène, dans l’Incarnation « trois choses sont accomplies en même temps : l’Assomption, l’existence et la déification de l’humanité par le Verbe ( De Fide orth. III, 12 ). Il s’agit bien d’« Assomption » dans le sens d’« assumation » de la Nature humaine. Il faut mettre l’accent sur le fait que l’Incarnation du Verbe assume la Nature humaine originelle, innocente et libre du péché originel, sans aucune déformation. Cela ne viole pas la plénitude de la Nature, ni n’affecte la similitude du Sauveur envers nous, peuple pécheur. Car le péché n’appartient pas à la Nature humaine, mais est un développement parasite est anormal. Ce point fut vigoureusement souligné par saint Grégoire de Nysse et particulièrement par saint Maxime le Confesseur, en liaison avec leur enseignement sur la volonté et le siège du péché.

« Le mal, considéré en lui-même, n’existe pas en dehors du libre choix». (saint Grégoire de Nysse, « In Ecclesiastes » h. VII). Chez saint Maxime, la distinction entre « Nature » et « Volonté » fut le point principal de sa polémique contre les Monothélites. Il y a une « volonté naturelle » thélèma physikon, et elle est sans péché ; et il y a une « volonté sélective » thélèma gnômikon et en elle réside la racine du péché. Cette « volonté naturelle » est précisément ce qui fait de l’homme un être libre, et la liberté appartient à l’homme par Nature, aussi bien que la raison. Sans cette « volonté naturelle », ou liberté, l’homme serait tout simplement pas humain – « sans la volonté naturelle, la Nature humaine est impuissante ». « La volonté est la force naturelle de l’être désirant selon la Nature, et de ce qui s’approche substantiellement de la Nature, contenant toutes les propriétés » (saint Maxime le Confesseur « Ad Marynum » c. 5). Cette « volonté naturelle » n’est pas un choix défini ou une résolution, ni une intention proairesis, mais plutôt le présupposé de tout choix et décision, une impulsion innée de liberté, un désir orexis, pour un « appétit » et non point une conviction gnômè « sententia ». « Car personne n’enseigne alors à vouloir. Ainsi l’homme est par Nature volontaire. Et de plus, puisse l’homme être raisonnable ! Il est par Nature raisonnable et doué du libre-arbitre. Le libre-arbitre (…) est la volonté » (saint Maxime le confesseur, « Disputatio cum Pyrrho» c. 304).

Dans l’Incarnation, le Verbe assume la Nature humaine première-formée, créée « à l’image de Dieu », et de ce fait l’image de Dieu est de nouveau ré-établie en l’homme. Ceci n’était pas encore l’assomption de l’homme souffrant ou de l’humanité souffrante. Ce fut l’assomption de la vie humaine, mais pas encore de la mort humaine. La liberté du Christ face au péché originel constitue aussi sa liberté envers la mort, qui est « le salaire du péché ». Le Christ est intact de la corruption et de la mortalité depuis sa Naissance. Et comme le premier Adam avant la chute, Il était capable de de ne pas mourir du tout « potens non mori », mais évidemment Il pouvait toujours mourir, « potens autem mori ». Il était exempt de la nécessité de la mort, car son humanité était pure et innocente. Ainsi la mort du Christ fut - et ne pouvait être autre que volontaire, non par nécessité de la Nature déchue, mais par le choix libre et l’acceptation.

Il est d’une puissance infinie selon la liberté, et rien ne L’obligeait à se soumettre à une reddition de compte. Il était pas châtié comme c’est notre cas, mais il s’agissait de l’abaissement de Celui qui s’est incarné en notre faveur.

Saint Maxime : Ad Marynum presb. M.G. XCI, 129.

Voilà pourquoi Saint Maxime nia catégoriquement le caractère pénal de la mort et des souffrances de notre Seigneur.

Une distinction doit être faite entre l’assomption de la Nature humaine et la prise en charge du péché par le Christ. Le Christ est « l’Agneau de Dieu qui a pris le péché du monde (Jean 1 ; 29). Mais Il ne prit pas le péché du monde dans l’Incarnation. C’est un acte de la Volonté, et non une nécessité de Nature. Le Sauveur « porte » le péché du monde (plutôt que ne l’assume) par le libre choix de l’amour. Il le porte d’une manière telle que celui-ci ne devient pas son propre péché, ni ne viole la pureté de sa Nature et de sa Volonté. Il le porte librement ; dès lors, cette « prise » du péché a un pouvoir rédempteur, en tant qu’acte libre de compassion et d’amour.

« Prendre » semble être une meilleure traduction du verbe airôn que celle de « ôter », quoique les deux significations s’impliquent mutuellement. Le verbe airein peut signifier soit (1) prendre sur lui, soit (2) ôter. Mais l’usage de la LXX et le parallèle dans Jn. 3 ; 5 : « or vous savez que Celui-là a paru pour ôter les péchés » - penchent en faveur de la seconde traduction (Vulgate : « qui tollit »), et l’Évangéliste semble souligner cette signification en substituant un autre mot pour le terme ambigu des LXX (ferei, porte). Ce fut certainement en « prenant sur lui nos infirmités » que le Christ les enleva (Mt. 8 ; 17 : « ainsi devait s’accomplir l’oracle du prophète Isaïe : Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » - Is. 53 ; 5. Citation du quatrième chant du Serviteur). Cette idée est distinctement suggérée par un passage d’Isaïe (53 ; 11) : « par ses souffrances mon Serviteur justifiera les multitudes ». Le temps présent (dans le texte évangélique) donne le résultat futur comme assuré en le commencement de l’œuvre, et aussi comme continu - cfr I Jn. 1 ; 7 : « le sang de Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché ». Le singulier hamartian (le péché) est important, dans le fait qu’il déclare la victoire du Christ sur le péché considérée dans son unité, considérée comme la corruption commune de l’humanité, qui est personnellement réalisée dans les péchés des hommes individuels.

On peut parler aux ainsi de l’appropriation : l’appropriation essentielle, par laquelle chacun s’approprie par nature les propriétés qu’il a naturellement ; l’appropriation relative, par laquelle nous supportons et nous approprions les propriétés naturelles les autres, sans en être affectés ni influencés.

Saint Maxime : Ad Marynum presb. M.G. XCI, c. 220 - 221.

Saint Maxime traitait du problème de l’« ignorance » de notre Seigneur. Nous trouvons la même distinction chez Saint Jean Damascène :

« il faut savoir que l’acte d’appropriation (oikeiôsis) implique deux choses : l’une naturelle essentielle (fusikè kai ousiôdès), et l’autre personnelle et relative (prosôpikè kai schetikè). L’appropriation naturelle et essentielle et celle en laquelle le Seigneur dans son amour de l’homme a assumé notre Nature et tout ce qui lui appartient (tèn fusin kai ta fusika panta), étant devenu réellement et véritablement homme, et ayant expérimenté ce qui est afférent à la Nature. L’appropriation personnelle et relative est celle en laquelle quelqu’un pour quelque raison (par exemple, par amour ou compassion) prend sur lui la personne d’un autre (tou heterou hupoduetai prosôpon) à la place de celle-ci et à son avantage, quoiqu’elle n’ait pas du tout de relation avec lui. En ce sens le Seigneur s’appropria à Lui-même à la fois la malédiction et notre désertion, choses qui n’ont pas de relations avec sa Nature (ouk onta fusika) mais ce fut ainsi parce qu’Il prit notre personne, et se plaça lui-même en connexion avec nous (math’hèmôn tassomenos).

Saint Jean Damascène. De Fide orth. III, 25.

Cette « prise » du péché n’est pas seulement une compassion. En ce monde, qui « gît dans le péché », la pureté elle-même est souffrance, elle est une source de causes de souffrances. C’est pourquoi le cœur droit et peiné est douloureusement affecté de l’injustice ; il souffre de l’injustice de ce monde. La vie du Sauveur, en tant que vie d’un être juste et pur, comme une vie pure et sans péché, doit inévitablement avoir été dans ce monde la vie de celui qui souffre. Le bien est accablant pour ce monde, et ce monde est accablant pour le bien. Le monde résiste au bien et ne regarde pas la lumière. Il n’accepte pas le Christ, Le rejette à la fois Lui-même et son Père (Jn. 15 ; 23 – 24). Le Sauveur se soumet Lui-même à l’ordre de ce monde, le supporta patiemment ; Il couvrit de son amour qui pardonne tout, la réelle opposition de ce monde : « ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc. 23 ; 24). Toute la vie du seigneur et une croix. La croix est davantage qu’un Bien qui souffre. Le sacrifice du Christ n’est pas épuisé par son obéissance, son endurance, son indulgence, sa compassion et son pardon de toutes choses. L’œuvre rédemptrice du Christ ne peut être séparée en parties. La vie terrestre du Seigneur est un tout organique, et son action rédemptrice ne peut pas être mise en un rapport exclusif avec un moment particulier de cette vie. Néanmoins, le climat de cette vie fut sa mort. Et le Seigneur en porta pleinement témoignage lors de sa mort : « c’est pour cela que Je suis arrivé à cette heure » (Jn. 12 ; 27). La mort rédemptrice est le but ultime de l’incarnation.

Le mystère de la Croix est au-dessus de notre compréhension rationnelle. Ce « signe terrible » semble étranger et saisissant. La vie tout entière de notre bienheureux Seigneur fut un grand acte de longanimité, de miséricorde et d’amour. Et tout cela est illuminé par l’éternel rayonnement de la divinité, même si ce rayonnement est invisible au monde de la chair et du péché. Mais le salut est accompli sur le Golgotha, non sur le Mont-Thabor, et la croix de Jésus était prophétisée même sur le Thabor (Lc. 9 ; 31).

Le Christ ne vint pas seulement afin de pouvoir enseigner avec autorité et apprendre au peuple le nom du père, et pas davantage afin de pouvoir accomplir des offres de miséricorde. Il vint pour souffrir et mourir, et pour ressusciter ensuite. Lui-même plus d’une fois témoigna de cela devant les disciples perplexes et stupéfaits. Non seulement, Il prophétisa la Passion qui s’approchait et la mort, mais encore Il insistait fortement sur le fait qu’Il devait, et qu’il Lui fallait souffrir et être tué. Il disait clairement qu’Il « devait » et pas seulement qu’Il « était sur le point de » le faire. Il commença à leur enseigner que le Fils de l’homme devait souffrir bien des choses et être rejeté par les Anciens, les Grands-Prêtres, les Scribes, être tué, et après trois jours, ressusciter (Mc. 8 ; 31, aussi Mt. 16 ; 21, Lc. 9 ; 22, 24 ; 26). « Devoir » (idei) ne s’accorde pas précisément à la loi de ce monde, en lequel le bien et la vérité sont persécutés et rejetés, ni à la loi de la haine et du mal.

La mort de Notre-Seigneur s’accomplit en toute liberté. Nul ne Lui arracha sa vie. Lui-même offrit son âme par sa propre et suprême volonté et autorité : « j’ai le pouvoir » (exousian echô)(Jn. 10 ; 18). Il souffrit et mourut, « non parce qu’Il ne pouvait échapper à la souffrance, mais par ce qu’Il choisit de souffrir » comme il est écrit dans le Catéchisme russe. Il choisit, non seulement dans le sens d’une endurance volontaire et de la non-résistance, non simplement dans le sens de ce qu’Il permît à la rage du péché et de l’injustice de se déchaîner sur Lui ; non seulement Il le permit, mais encore Il le voulut. Il « devait mourir selon la loi de la vérité de l’amour. En aucun cas la crucifixion ne fut un suicide passif ou un simple meurtre. Ce fut un sacrifice et une oblation. Il devait mourir. Cela n’était pas selon la nécessité de ce monde. C’était la nécessité de l’Amour divin.

Le mystère de la croix commence dans l’éternité « dans le sanctuaire de la Sainte Trinité, inaccessible pour les créatures ». Le mystère transcendant de la Sagesse de l’Amour de Dieu est révélé et accompli dans l’Histoire. Ainsi, on parle du Christ comme de l’Agneau « discerné avant la fondation du monde (I P. 1 ; 19), et même comme de l’Agneau « égorgé dès l’origine du monde » (Apoc. 13 ; 8). « La Croix de Jésus, assemblée par l’inimitié des Juifs et la violence des Gentils, est certes l’image terrestre et l’ombre de cette Croix céleste de l’Amour » (Philarèthe, Métropolite de Moscou ; homélie du Vendredi-Saint). Cette « divine nécessité » de la mort sur la croix dépasse tout entendement. L’Église n’a jamais entrepris de donner aucune définition rationnelle de ce mystère suprême. Les termes scripturaires sont apparus, et apparaissent toujours, comme les plus adéquats. Et dans ce cas, de simples catégories éthiques ne le sont pas. Les conceptions morales, et plus encore légales ou juridiques, ne peuvent jamais être plus que de pâles anthropomorphismes.

Cela est vrai même de l’idée du sacrifice. Le sacrifice du Christ ne peut être considéré comme une simple offrande ou un abandon. Cela n’expliquerait par la nécessité de la mort. Car la vie entière de Celui qui s’est incarné fut un sacrifice continu. Pourquoi dès lors sa pure vie est-elle encore insuffisante pour la victoire sur la mort ? Pourquoi la mort fut-elle vaincue uniquement par la mort ? Et la mort fut réellement une terrifiante perspective pour le Juste, pour Celui qui s’est incarné, particulièrement selon la suprême connaissance à l’avance de la Résurrection le troisième jour, Résurrection qui s’approchait. Mais même les chrétiens ordinaires, des martyrs, ont accepté tous leurs tourments et souffrances et la mort elle-même, dans un calme complet et dans la joie, comme une couronne et un triomphe. Le Chef des martyrs, le Christ Lui-même, Protomartyr, n’était pas moindre qu’eux. Et, par le même « décret divin », par la même « divine nécessité », Il « devait », non seulement avoir été exécuté et insulté, et être mort, mais aussi avoir été ressuscité le troisième jour.

Quelque puisse être notre interprétation de l’Agonie dans le Jardin, un point est parfaitement clair. Le Christ ne fut pas une victime passive, mais le Conquérant, même dans sa pire humiliation. Il connaissait que son humiliation n’était pas seulement une épreuve ou le fait de l’obéissance, mais le chemin véritable de la gloire et de la victoire ultime. L’idée de la seule Justice divine, « Justicia vindicativa », ne révèle pas la signification ultime du sacrifice de la Croix. Le Mystère de la Croix ne peut être adéquatement présenté en termes de transaction, de vengeance ou de rançon.

L’argument scripturaire en faveur de la conception de la rançon est très faible. Lutron signifie certes « rançon », mais le mot n’est utilisé qu’une seule fois dans le Nouveau Testament, dans les passages parallèles de Marc 10 ; 45 et Matthieu 20 ; 28 (« le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude »). Mais l’accent principal semble porter davantage sur l’effet libérateur du ministère messianique du Christ, que sur la rançon dans le sens strict du terme. Le sens initial du verbe luô est très précisément « délier » ou « libérer ». Le mot antilutron ne figure dans le Nouveau Testament qu’une seule fois : I Tim. 2 ; 6 (« Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est livré en rançon pour nous »). Le verbe lutrousthai à la fois dans Lc. 24 ; 21 (« nous espérions, nous, que c’était Lui qui délivrerait Israël »), dans Tite 2 ; 14 (« le Christ Jésus qui s’est livré pour nous afin de nous racheter de toute iniquité… ») et dans I P. 1 ; 18 (« sachez que ce n’est par rien de corruptible (…) que vous avez été affranchis de la vaine conduite héritée de vos pères ») – n’implique pas nécessairement quelque « rançon » qui serve de motif. Lutrôsis en Lc. 1 ; 68 (« Béni soit le Seigneur, Dieu d’Israël, de ce qu’Il a visité et délivré son peuple ») n’est pas plus que le simple « Salut ». De même pour Hb. 9 ; 12 aiônian lutrôsin (« le Christ (…) entra une fois pour toutes dans le Sanctuaire (…) nous ayant acquis une rédemption éternelle ») n’implique aucune rançon. Apolutrôsis en Lc. 21 ; 28 (« votre délivrance est proche ») est le même que lutrôsis en 1 ; 68 ou 2 ; 38 («… ceux qui attendait la délivrance de Jérusalem ») comme l’accomplissement de la rédemption messianique. Ce mot est employé par Saint Paul en ce même sens général.

Si la valeur de la mort du Christ était infiniment rehaussée par sa personnalité divine, la même chose s’applique aussi à l’ensemble de sa vie. Tous ses actes ont une valeur infinie, et une infinie signification, en tant qu’actes du Verbe incarné de Dieu. Ils couvrent certes surabondamment - à la fois tous les méfaits et toutes les insuffisances pécheresses de la race humaine déchue. Finalement, il pourrait difficilement exister quelque justice rétributive dans la Passion et la Mort du Seigneur - ce qui aurait été possible dans la mort d’un homme juste. Mais ce n’était pas la souffrance et la mort d’un simple homme, généreusement assisté par l’aide divine à cause de sa foi et de sa constance. Cette mort était la souffrance du Fils incarné de Dieu Lui-même, la souffrance de la Nature humaine inaltérée ,d’ores et déjà déifiée en son assomption en l’Hypostase du Verbe.

Rien dans tout cela ne peut être expliqué par l’idée d’une satisfaction substitutive, la « satisfactio vicaria » des scolastiques. Non point parce que la substitution n’aurait pas été possible. Le Christ prit certainement sur Lui le péché du monde. Mais parce que Dieu ne demande les souffrances de personne. Il s’en afflige. Comment la mort pénale de l’Incarné, très pur et non souillé, pourrait-elle être l’abolition du péché, si la mort elle-même est le salaire du péché, et si la mort n’existe que dans un monde pécheur ? Est-ce que la justice entrave réellement l’amour et la miséricorde, et la crucifixion était-elle nécessaire pour dévoiler l’amour de Dieu qui pardonne, qui serait sinon empêché de se manifester par l’obstacle d’une justice vindicative ? S’il y avait quelque contrainte, c’était plutôt une contrainte d’amour. Et la justice fut accomplie en ce Salut qui fut donné par condescendance, par une « kénose », et non point par une Volonté toute-puissante.

Sans doute, la recréation de l’humanité déchue par la puissante intervention de la toute-puissance divine nous aurait semblé plus simple et plus miséricordieuse. Étrangement, la plénitude de l’amour divin, qui veut préserver notre liberté humaine, nous apparaît davantage comme l’exigence sévère d’une justice transcendante, simplement parce que cela implique un appel à la coopération de la volonté humaine. Ainsi le Salut devient une tâche pour l’homme lui-même également, et ne peut être réalisé que dans la liberté, avec la réponse de l’homme. L’« image de Dieu » est manifestée dans la liberté. Et la liberté elle-même est trop souvent un fardeau pour l’homme. En un certain sens, c’est certes un don surhumain et une exigence, un chemin surnaturel, la voie de la « déification, « theosis ». N’est-ce pas cette « theosis » elle-même qui est un fardeau pour un être emprisonné en lui-même, égocentrique et autosuffisant ? Et ainsi ce don sous forme de fardeau est la marque ultime de l’Amour divin et de sa bienveillance envers l’homme. La Croix n’est pas un symbole de justice, mais le symbole de l’Amour divin. Saint Grégoire de Nazianze exprima tous ces doutes avec grande insistance dans son remarquable sermon de Pâques :

Pourquoi ce Sang inappréciable, ce glorieux Sang divin qui appartient à la fois au prêtre et à la victime, a-t-il été répandu pour nous ? Nous étions au pouvoir du Malin, vendus par le péché et adonnés au mal avec volupté. Si le prix du rachat n’appartient qu’au possesseur des captifs, à qui, je le demande, ce prix reviendra-t-il, et pour quelle raison ? Si c’est au Malin qu’il est dû, quelle offense ! Et si le voleur obtenait comme rançon, non pas seulement un bien venant de Dieu, mais aussi Dieu lui-même, ce prix ne surpasserait-il pas tellement le bénéfice de sa tyrannie, que le ravisseur jugerait bon de nous épargner, même nous ? Si la rançon était donnée au Père - mais comment cela pourrait-il se faire ? - ce n’était pas Lui qui nous maintenait dans les chaînes. Et puis pourquoi le Sang de son Fils unique réjouirait-il le Père, Lui qui n’a même pas agréé l’offrande d’Isaac par son père, mais qui a transformé le sacrifice, mettant un bélier à la place de la victoire raisonnable ?

Par toutes ces raisons, Saint Grégoire essaie de clarifier le caractère inexplicable de la Croix en termes de justice vindicative. Et il conclut :

Il est bien évident que le Père a accepté cette offrande, non parce qu’Il l'avait demandée ou qu’Il en avait besoin, mais par Économie, et parce qu’il fallait que l’humanité soit sanctifiée par un Dieu qui ait assumé la Nature humaine.

Sermon pour la sainte Pâques 45,22.

La Rédemption n’est pas seulement le pardon des péchés, n’est pas seulement la réconciliation de l’homme avec Dieu. La Rédemption est à la fois l’abolition du péché, et la délivrance du péché et de la mort. Et la Rédemption fut accomplie sur la Croix, « par le sang de sa croix ».

Dieu s’est plu à faire habiter en Lui toute la Plénitude, et par Lui à réconcilier tous les êtres pour Lui, aussi bien sur la terre que dans les Cieux, en faisant la paix par le Sang de sa Croix.

Col. 1 ; 20.

Prenez garde à vous-mêmes, et à tout le troupeau dont l’Esprit-Saint vous a constitué intendants pour paître l’Église de Dieu, acquise par Lui au prix de son propre Sang.

Act. 20 ; 28.

Le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous. Combien plus, maintenant justifiés dans son Sang, serons-nous par Lui sauvés de la colère.

Rm. 5 ; 9.

En Lui nous trouvons la Rédemption, par son Sang la rémission des fautes.

Éph. 1 ; 7.

Il nous a en effet arrachés à l’empire des ténèbres et nous a transférés dans le Royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous avons la Rédemption, la rémission des péchés.

Col. 1 ; 14.

Selon la Loi, presque tout est purifié par le sang, est sans effusion de sang il n’y a point de rémission.

Hb. 9 ; 22.

Si nous marchons dans la lumière comme Il est Lui-même dans la Lumière, nous sommes en communion les uns avec les autres, et le Sang de Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché.

I Jn. 1 ; 7.

Il nous aime et nous a lavés de nos péchés par son Sang.

Apoc. 1 ; 5.

(Les vingt-quatre vieillards) chantaient un cantique nouveau : « Tu es digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux, car Tu fus égorgé et Tu rachetas pour Dieu, au prix de ton Sang, des hommes de toutes race, langue, peuple et nation.

Apoc. 5 ; 9.

Non par la souffrance de la Croix seulement, mais précisément par la mort sur la Croix. Et l’ultime victoire est remportée, non par les souffrances et les épreuves, mais par la mort et la Résurrection. Nous entrons ainsi dans les profondeurs ontologiques de l’existence humaine. La mort de Notre-Seigneur fut la victoire sur la mort et la mortalité, et non point seulement la rémission des péchés - ni même la justification de l’homme, et pas davantage la satisfaction d’une justice abstraite. Et la clé véritable du mystère ne peut être donnée que par une doctrine cohérente de la mort humaine.

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Le mystère de la mort et de la Rédemption

Dans la séparation de Dieu, la Nature humaine est troublée, désaccordé, et en quelque sorte, se décompose. La véritable structure de l’homme devient instable. L’unité de l’âme et du corps devient incertaine. L’âme perd son pouvoir vital, et n’est plus capable de vivifier le corps. Le corps se tourne vers la tombe et emprisonne l’âme. Une mort physique devient inévitable. Le corps et l’âme ne sont plus, comme ils étaient, en paix, et adaptés l’un à l’autre. La transgression du commandement « ramena (les hommes) à leur nature » - dit Saint Athanase - « pour que, issus du néant, ils supportassent de même à juste titre dans le cours du temps la corruption tournée vers le néant » (De Inc. 4 ; 4, S.C. N°199, p. 277). Car, faite de rien, la créature existe aussi au-dessus d’un abîme de néant, et toujours prête d’y tomber.

La Nature créée - dit Saint Athanase - est mortelle et infirme, « elle s’écoule et est sujette à la décomposition ». Et elle est seulement sauvée de sa corruption naturelle par le pouvoir de la grâce divine, « par l’inhabitation du Verbe ». Ainsi la séparation de Dieu mène la créature à la décomposition et à la désintégration.

Il se corrompaient au gré de leurs pensées et la mort établit sur eux son empire… En effet, si leur Nature était autrefois le néant, et s’ils furent rappelé à l’Être par la présence et la philanthropie du Verbe, il s’ensuit que les hommes, privé de la connaissance de Dieu et se détournant vers le néant – car le mal et du néant, mais le bien est l’Être, puisqu’il est issu de Dieu qui Est, sont aussi privés de l’Être qui serait éternel. Voilà ce que signifie qu’une fois décomposés, ils restent dans la mort et la corruption.

De Inc. p. 279, § 4-5.

Car « nous sommes mortels comme les eaux qui s’écoulent à terre et qu’on ne peut recueillir » (II Sam. 14 ; 14).

Nous pouvons aisément pardonner à Saint Athanase, le fait qu’il ne distingue pas entre l’espace-temps où nous vivons - marqué par l’entropie - et l’espace-temps paradisiaque. Cette absence de distinction mène à l’élaboration de cette étrange notion qu’est la « corruption naturelle ». Au Paradis, Adam et Ève aurait été épargnés de cet « corruption naturelle » par le pouvoir prévenant de la grâce divine. Cette « corruption naturelle » aurait été une sorte de trace laissée dans la Création, du fait de sa provenance du néant. Le néant aurait inscrit un manque originel dans la substance même de la Création. Nous pouvons mesurer ici le fait que nous ne sommes séparés que d’un cheveu de l’idée que Dieu aurait mené à l’Être une création imparfaite. Selon cette sonception, il aurait fallu que Dieu préserve constamment ses créatures de la « corruption naturelle » qui les aurait menaçés par Nature.
Dans notre description de la rédemption, nous avons vu que Dieu a mené à l’Être une création parfaite, qui n’était nullement inclinée vers la mort. Penser le contraire mène immédiatement à la conclusion que Dieu aurait laissé une semence de mal au sein de sa création, ce qui est de toute évidence incompatible avec la Nature divine. La mort était un mécanisme de limitation des espèces qui n’étaient pas faites à l’image de Dieu, et à ce titre la mort n’était pas « programmée » pour atteindre l’être humain. La mort « qui n’était pas faite pour l’homme » a atteint la créature humaine après la récapitulation de la création, suite au Refus Originel.

Dans l’expérience chrétienne, la mort se révèle d’abord comme une profonde tragédie, comme une douloureuse catastrophe métaphysique, comme un échec mystérieux dans la destinée humaine. Car la mort n’est pas la fin normale de l’existence humaine. C’est bien le contraire. La mort de l’homme est anormale, est un échec. Dieu ne créa pas la mort ; il créa l’homme pour l’incorruptibilité et pour l’Être véritable, afin que nous puissions Être.

Obéir aux lois (de la Sagesse), c’est s’assurer l’incorruptibilité, et l’incorruptibilité donne place auprès de Dieu.

Sg. 6 ; 19.

Oui, Dieu a créé l’homme vers l’incorruptibilité ep’aftharsia ; il en a fait une image de sa propre Nature. C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde : ils en font l’expérience, ce qui lui appartiennent !

Sg. 2 ; 23.

La mort de l’homme est le « salaire du péché » (Rm. 6 ; 23). C’est une perte et une corruption. Et depuis la Chute le Mystère de la Vie se trouve évincé par le mystère de la mort. Que signifie pour un homme le fait de mourir ? Ce qui meurt réellement est-il le corps visible, du seul fait que le corps est mortel et que nous parlons d’une âme « immortelle » ? Dans les systèmes de pensée habituels, l’« immortalité de l’âme » est soulignée un tel point que la « mortalité de l’homme » est presque perdue de vue. Dans la mort, cette existence extérieure, visible, terrestre et corporelle cesse. Mais néanmoins, par quelque instinct prophétique, nous disons que c’est l’« homme » qui meurt. Car la mort brise certainement l’existence humaine, malgré le fait que l’on admette que l’âme humaine soit « immortelle » et que la personnalité soit indestructible. Ainsi la question de la mort est d’abord la question du corps humain, ou de la corporéité de l’homme. Et le christianisme proclame non seulement la vie d’outre-tombe de l’âme immortelle, mais aussi la résurrection du corps. L’homme devient mortel dans la chute, et meurt réellement. Et la mort de l’homme devient une catastrophe cosmique. Car, dans la mort de l’homme, la nature perd son centre immortel et elle même, en tant que tel, meurt en l’homme. L’homme fut pris de la nature, fut fait de la poussière du sol. Mais dans un sens, il fut tiré hors de la nature, car Dieu insufla en lui le souffle de vie. Saint Grégoire de Nysse commente l’histoire de la Genèse en ce sens.

Car Dieu – dit-il – prend de la poussière du sol, façonna l’homme et par son propre souffle planta la Vie dans la créature qu’il forma, afin que l’élément terrestre puisse être élevé par l’union avec le divin, et qu’ainsi la divine grâce en un même mouvement puisse s’étendre uniformément sur toute la création, la nature inférieure étant mêlée avec ce qui est au-dessus du monde.

Saint Grégoire de Nysse, Oratio cat. 6.

L’homme est une sorte de « microcosme »; chaque sorte de vie est combinée en lui, et en lui seul le monde entier vient en contact avec Dieu (Saint Grégoire de Nysse, De anima et resurr. M.G. XLVI c. 28; La Création de l’homme, ch. 2 – 5). En conséquence, l’apostasie de l’homme sépare de Dieu l’entière création, la dévaste est ainsi la prive de Dieu. La chute de l’homme brise en éclats l’harmonie cosmique. Le péché est désordre, discorde, anarchie. Strictement parlant, seul l'homme meurt. La mort est certes une loi de la nature, la loi de la vie organique. Mais la mort de l’homme signifie précisément cette chute ou cette embrouillement du mouvement cyclique de la nature - précisément ce qui n’aurait jamais dû arriver. Comme Saint Grégoire le dit : « de la Nature des animaux sans raison, la mortalité est transférée à la Nature créée pour l’immortalité ». Pour l’homme seul, la mort est contraire à la Nature, et la mortalité est mauvaise. Seul l’homme est blessé et mutilé par la mort.

La potentialité de la mort, qui était la marque distinctive des créatures sans raison, est passée de la vie animale à la nature humaine.

Saint Grégoire de Nysse, Oratio cat. 8.

Ce qui était conféré à la vie sans raison pour sa conservation, cela fut transféré à la vie humaine, et devint les passions.

Saint Grégoire de Nysse, La Création de l'homme. 11.

L’interprétation des « tuniques de peau » du récit biblique et de la mortalité du corps est en relation avec cela ; cfr. St. Grégoire de Nazianze,Oratio 38, n.12 P.G. XXXVI col. 324.

Les gnostiques Valentiniens semblent avoir été les premiers à suggérer que les « tuniques de peau » en Gn. 3 ; 21, signifient le corps charnel – voir St. Irénée. Adv. Haer. I, 5, 5 Cerf 1984, p. 47 supra : « en dernier lieu, disent-ils, l’homme fut enveloppé de la tunique de peau : à les en croire, ce serait l’élément charnel perceptible par les sens ». Clément d’Alexandrie cite dans le même sens Julius Cassianus, de l’école valentinienne (citation lacunaire – Excerpta ex Theodoto 55, 125) : « le quatrième (Incorporel) revêt de ce qui est fait de terre, sur Adam : les tuniques de peau ». Clément d'Alexandrie, Stromates. III, 14. Dodds suggère que cette interprétation était liée avec l’ancien usage orphique du mot chitôn. « Le mot chitôn semble avoir été originellement un terme orphico-pythagoricien pour le corps charnel. En ce sens, il est employé par Empédocle (fragment 126 : sarkôn allognôsti peristellousa chitôni, auquel on peut comparer Platon : Gorg. 523c. où le corps est décrit comme un amphiesma que l’âme quitte lors de la mort). La pure tunique de lin du culte orphique symbolise peut-être la pureté de ce « vêtement de chair ».

Dans la vie de l’espèce des animaux sans raison, la mort est plutôt un moment naturel du développement de l’espèce ; c’est davantage l’expression du pouvoir générateur de la vie, que d’une infirmité. Néanmoins, avec la chute de l’homme, la mortalité, même dans la nature, assume une signification mauvaise et tragique. La nature elle-même, en tant que telle, est empoisonnée par le venin fatal de la décomposition humaine. Avec les animaux sans raison, la mort n’est que l’interruption d’une existence individuelle. Dans le monde humain, la mort frappe une personnalité, et la personnalité est bien plus grande que l’individualité même. C’est le corps qui devient corruptible et qui est relié à la mort par le péché. Seul le corps peut se désintégrer. Mais ce n’est pas le corps qui meurt, mais l’ensemble de l’homme. Car l’homme est organiquement composé de corps et d’âme. Ni l’âme, ni le corps séparément ne représentent l’homme. Le corps sans âme est seulement un cadavre, une âme sans corps est un fantôme. L’homme n’est pas un fantôme a-corporel, et un cadavre n’est pas une partie de l’homme. L’homme n’est pas un « démon sans corps », simplement confinés dans la prison du corps. Comme l’est certainement l’union de l’homme et du corps, mystérieusement, la conscience immédiate de l’homme témoigne de l’intégrité organique de sa structure psycho-physique. Cette intégrité organique du composé humain fut, depuis le tout début, fermement souligné par tous les docteurs chrétiens.

Cfr. Athénagore, De resurr. 15.
Pseudo-Justin, De resurr. XX, 2.

L’âme et l’esprit peuvent être une partie de l’homme, mais nullement l’homme : l’homme parfait, c’est le mélange et l’union de l’âme qui a reçu l’Esprit du Père et qui a été mélangée à la chair modelée selon l’image de Dieu. (…) Si l’on écarte la substance de la chair, c’est-à-dire l’ouvrage modelé, pour ne considérer que ce qui est proprement esprit, une telle chose n’est plus l’homme spirituel, mais l’« esprit de l’homme » ou l’« Esprit de Dieu ». En revanche, lorsque cet Esprit, en se mélangeant à l’âme, s’est uni à l’ouvrage modelé, grâce à cette effusion de l’Esprit se trouve réalisé l’homme spirituel et parfait.

Saint Irénée ; Adv. Haer. V, 6, 1. p. 582 - 583.

Un homme est dit en toute vérité n’être selon la nature, ni un esprit sans corps, ni d’autre part un corps sans esprit, mais la réunion en un, sous forme de beauté, du rassemblement de l’âme et du corps.

St. Méthode, De resurr. I, 34, 4.

Plus tard, certains Pères adoptèrent néanmoins la définition platonicienne de l’homme ; cfr. p. ex. Augustin : De moribus ecclesiæ I, 27, 52. In Joan. Evang. Tr. XIX, 5, 15.

C’est pourquoi la séparation de l’âme et du corps est la mort de l’homme lui-même, l’interruption de son existence, de son intégrité, c’est-à-dire de son existence en tant qu’homme.

En conséquence, la mort et la corruption du corps sont une sorte d’effacement de l’« image de Dieu » en l’homme. Saint Jean Damascène, en l’une de ses fameuses antiennes du service des funérailles, dit à ce propos :

Je pleure et me lamente quand je pense à la mort, lorsque je vois, gisant dans les tombeaux, sans forme, sans gloire et sans attrait, la grâce qui nous fut donnée à l’image de Dieu.

Funérailles – Diaconie apostolique 1979 – trad. P. Denis Guillaume. p. 22.

Saint Jean ne parle pas du corps de l’homme, mais de l’homme lui-même. « Notre beauté à l’image de Dieu », ce n’est pas le corps, mais l’homme. Il est certainement une « image de l’incommensurable gloire » de Dieu, même lorsqu’elle est blessée par le péché.

Beaucoup, parmi les Pères, considéraient que l’« image de Dieu » n’est pas seulement dans l’âme, mais bien plutôt dans la structure tout entière de l’homme. Il est au-dessus de toutes choses, selon sa prérogative royale, en sa vocation de régner sur le Cosmos, qui est en rapport avec l’ensemble de son composé psycho-physique. Cette idée fut avancée par Saint Grégoire de Nysse dans son œuvre sur la Création de l’homme ; plus tard, ce fut fortement souligné par Saint Maxime le Confesseur. Probablement sous l’influence de Saint Maxime, Saint Grégoire Palamas souligna la plénitude de la structure humaine, en laquelle un corps humain est uni à une âme raisonnable, comme étant le titre prééminent de l’homme à être considéré comme « image de Dieu ».

En la mort, on découvre que, de l’homme, cet « statue raisonnable » façonnée par Dieu, selon l’expression de Saint Méthode (to agalma to logein. De Resurr. I, 34, 4) ne reste plus qu’un cadavre. « L’homme n’est plus que des os desséchés, une puanteur et la nourriture des vers ». Tel est l’énigme est le mystère de la mort. « La mort est certes un mystère : car l’âme par violence est coupée du corps, est séparée, par volonté divine, de l’union et du mélange naturel… Ô merveille ! Pourquoi avons-nous été soumis à la corruption, et avons-nous été unis à la mort ? » Dans la crainte de la mort, souvent tellement dérisoire et pusillianime, révèle une profonde anomalie métaphysique, et non simplement un attachement pécheur à la chair terrestre. En la crainte de la mort, le pathétique de l’intégrité humaine se manifeste. Les Pères usèrent, pour comprendre l’unité de l’âme et du corps en l’homme, d’une analogie de l’indivisible unité des deux Natures dans l’hypostase du Christ. Cette analogie peut être trompeuse. Mais pourtant on peut parler par analogie de l’homme comme d’un être composé précisément « d’une hypostase EN deux Natures » (Nature spirituelle et Nature corporelle) - non seulement composé DE deux Natures, mais composé précisément EN deux Natures. En la mort, cette unique hypostase humaine est brisée. D’où la justification du deuil et des larmes. La terreur face à la mort ne peut être surmontée que par l’espoir de la résurrection et de la Vie éternelle.

Cependant la mort n’est pas seulement l’auto-révélation du péché. La mort elle-même est d’ores et déjà, en tant que telle, l’anticipation de la résurrection. Par la mort, Dieu, non seulement punit, mais encore guérit la Nature humaine déchue et ruinée. Ce n’est pas seulement ce sens qu’il coupe court à la vie pécheresse par la mort, et ainsi prévient la propagation du péché et du mal. Dieu retourne la mortalité véritable de l’homme en un moyen de guérison. En la mort, la Nature humaine est purifiée, pré-ressuscitée. Tel était l’opinion commune des Pères.

Cette conception fut mise en avant avec une très forte insistance par Saint Grégoire de Nysse. « La Providence divine introduisit la mort en la Nature humaine avec un dessin précis » - dit-il - « afin que, par la dissolution du corps et de l’âme, le vice puisse être chassé et l'homme refaçonné de nouveau par la résurrection, sain, libre des passions, pur et sans aucun mélange de mal ». C'est en particulier une guérison du corps. Selon l'opinion de saint Grégoire, le voyage de l'homme outre-tombe est un moyen de purification. La structure corporelle de l'homme est purifiée et renouvelée. En la mort, Dieu épure le vaisseau de notre corps comme en un creuset. Par le libre exercice de sa volonté pécheresse l'homme entra en communion avec le mal, et notre structure consentit au poison du vice. Dans la mort, l'homme tombe en pièces, comme un vase de terre, et son corps est décomposé de nouveau en la terre, afin que par purification de l'ordure accumulée, il puisse être restauré selon sa forme normale par la résurrection. En conséquence, la mort n'est pas un mal, mais un bénéfice (euergesia). La mort est le salaire du péché, mais en même temps, c'est aussi un processus de guérison, un remède, une sorte de trempe dans le feu, de la structure altérée de l'homme. La terre est ensemencée des cendres humaines afin qu'elle puisse germer au dernier jour, par la puissance de Dieu ; telle était l'analogie paulinienne. Les restes humains sont confiés à la terre jusqu'à la résurrection. La mort implique en elle-même une potentialité de résurrection. La destinée de l'homme ne peut être réalisée que dans la résurrection, et dans la résurrection générale. Mais seule la résurrection de Notre Seigneur ressuscite la nature humaine et rend la résurrection générale possible. La potentialité de résurrection inhérente en chaque mort fut réalisée seulement en Christ, « les prémices de ceux qui se sont endormis » ( I Co. 15; 20).

Cfr. St. Grégoire de Nysse, Oratio cat. 35; De mortuis P.G. XLVI, col. 520, 529; Orat. fun. de Placid. XLVI 876-877.
Saint Grégoire se fait ici l'écho de St. Méthode, et le parallèle se retrouve même dans les termes utilisés. L'analogie de l'affinement est prise de St. Méthode: cfr. De resurr. I, 43, 2-4 ; 42, 3; Méthode reproduit la tradition d'Asie mineure. Voir dans Théophile d'Antioche Ad Autolicum II, 26. C'est presque mot pour mot ce que dit saint Irénée:

C'est aussi pour ce motif qu'il le chassa du Paradis et qu'il le transféra loin de l'arbre de Vie: non qu'il lui refusât par jalousie l'arbre de Vie, comme d'aucuns ont l'audace de le dire, mais Il le fit par pitié, pour que l'homme ne demeurât pas à jamais transgresseur, que le péché qui était en lui ne fût pas immortel et que le mal ne fût pas sans fin ni incurable. Il arrêta ainsi la transgression de l'homme, interposant la mort et faisant cesser le péché, lui assignant un terme par la dissolution de la chair qui se ferait dans la terre, afin que l'homme, cessant enfin de vivre au péché et mourant à ce péché, commençât à vivre pour Dieu.

Adv. Haer. III, 23, 6. p. 391.

Nous trouvons la même chose dans Hyppolyte: Adv. Graecos 2 frg. 353. St. Épiphane inclut de larges parties de Méthode dans son Panarion: Haeres. 54, cap. 22 – 29. Saint Basile soutint également la conception de la mort comme processus de guérison: Que Dieu n'est pas l'auteur du mal 7; P.G. XXXI, 345. Voir aussi St. Jn. Chrysostome: De resurr. mort. 7.

La Rédemption est par-dessus tout le fait d'échapper à la mort et à la corruption, la libération de l'homme de la « servitude de la corruption » ( Rm. 8; 21) , la restauration de l'intégrité originelle et de la stabilité de la Nature humaine. L'accomplissement de la rédemption se trouve dans la résurrection. Elle sera accomplie dans la « ranimation » générale lorsque « le dernier ennemi sera détruit, la mort » . (I Co. 15 ; 26 : eschatos echthros). Mais la restauration de l'unité dans la Nature humaine n'est possible que par la restauration de l'union de l'homme avec Dieu. La résurrection est possible uniquement en Dieu. Le Christ est la résurrection et la Vie. « Tant que l'homme n'a pas été joint à Dieu, il ne pouvait pas devenir participant à l'incorruptibilité », dit saint Irénée. La voie et l'espoir de la résurrection n'est révélé que par l'Incarnation du Verbe. Saint Athanase exprime ce point d'une façon encore plus accentuée. La miséricorde de Dieu n'aurait pas permis « que les créatures constituées en tant qu'êtres rationnels, et ayant part au Verbe, allassent à la ruine et retournent à la non-existence par la voie de la corruption". (De Inc. 6 ; 4, p. 285, 1. 3-5).

La violation de la Loi et la désobéissance n'abolirent pas le but originel de Dieu. L'abolition de ce but aurait violé la vérité de Dieu. Mais le repentir humain était insuffisant. « La pénitence ne délivre pas de l'état de nature - en lequel l'homme était retombé par le péché - elle interrompt seulement le péché ». Car l'homme non seulement pécha, mais encore tomba dans la corruption. En conséquence, le Verbe de Dieu descendit et devint homme, assuma notre corps, « afin de faire de nouveau revenir à l'incorruptibilité les hommes qui s'étaient détournés vers la corruption ; II les vivifie du fait de sa mort par le corps qu'Il fait sien et par la grâce de la résurrection ; II fait disparaître la mort loin d'eux, comme de la paille dans un feu ». ( saint Athanase, De Incarn. 8; 4- S.C. 199 p. 295 ). La mort fut greffée sur le corps ; ainsi donc la Vie dut-elle être greffée à nouveau sur le corps, afin que le corps puisse rejeter la corruption, et être vêtu de Vie. Sinon le corps n'aurait pas ressuscité. « Si la mort avait été écartée de lui par un simple commandement, il n'en serait pas moins resté mortel et corruptible selon la loi des corps. Mais pour qu'il n'en soit pas ainsi, il a revêtu le Verbe incorporel de Dieu, et ainsi il ne craint plus désormais ni la mort, ni la corruption, puisque la Vie est son vêtement et en lui la corruption a disparu." ( ibid. 44, 8. p. 429-431). Ainsi, selon saint Athanase, le Verbe devint chair afin d'abolir la corruption dans la Nature humaine. Dès lors, la mort est vaincue, non par l'apparence de la vie en le corps mortel, mais bien par la mort volontaire de la Vie incarnée. Le Verbe s'incarna à cause de la mort dans la chair, et saint Athanase le souligne : « II prend pour soi un corps capable de mourir » (9. 1. p.295) et seulement par sa mort la résurrection était possible.

La corruption a cessé et a disparu par la grâce de la résurrection ; désormais nous nous décomposerons selon la condition mortelle de notre corps pendant la seule durée que Dieu a fixée à chacun, afin que nous puissions obtenir une meilleure résurrection (Hb. 11; 35). À la façon de semences jetées en terre, nous ne périssons pas dans la dissolution, mais nous sommes semés pour ressusciter, puisque la mort a été abrogée par la grâce du Sauveur ».

St. Ath. De Incarn. 21; 1 - 2, p. 341. cfr. aussi Or. 2 in Arianos, 62 - 68. c. 289-292.

Voir aussi St. Grégoire de Nysse, Oratio cat. ch. 32 : « Si l'on scrute plus avant dans le mystère, il faudra plutôt dire, non point que la mort Lui advint comme une conséquence de la naissance, mais que la naissance elle-même fut assumée à cause de la mort. Car le Toujours-vivant assuma la mort, non comme quelque nécessité pour vivre, mais afin de nous restaurer de la mort en la vie ». Voir aussi l'expression pénétrante de Tertullien dans De Carne Christi : « Le Christ fut envoyé pour mourir, naquit selon la nécessité, afin de pouvoir mourir, ... c'est pourquoi il Lui fallut naître en forme de mort" (Christus mori missus, nasci quoque necessario habuit, ut mori posset, ... forma moriendi causa nascendi est). Cependant, tout cela ne suppose pas que l'Incarnation dépende exclusivement de la Chute et n'aurait pas eu lieu, si l'homme n'avait pas péché. La pensée d'une Incarnation indépendante de la Chute peut s'accorder avec l'ensemble de la pensée patristique.

La raison ultime de la mort du Christ doit être vue en la mortalité de l'homme. Le Christ souffrit la mort, mais la traversa et surmonta la mortalité et la corruption. Il vivifia la mort elle-même. Par sa mort, II abolit le pouvoir de la mort. « La domination de la mort est annullée par ta mort, ô Fort », Et le tombeau devient la vivifiante « source de notre résurrection ». Chaque tombeau devient un « lit d'espoir » pour les croyants. En la mort du Christ, la mort elle-même trouve une nouvelle signification et une nouvelle portée. « Par la mort, II a détruit la mort ».

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Immortalité, Résurrection et Rédemption

La mort est une catastrophe pour l'homme ; tel est le principe de base de toute l'anthropologie chrétienne.
L'homme est un être de deux Natures, à la fois spirituel et corporel, et il a été ainsi voulu et créé par Dieu. Le corps appartient organiquement à l'unité de l'existence humaine. Et c'était peut-être la nouveauté la plus frappante dans le message originel chrétien. La prédication de la résurrection aussi bien que la prédication de la Croix était une folie et une pierre d'achoppement pour les Gentils. L'esprit grec était plutôt dégoûté par le corps. L'attitude d'un Grec moyen en les premiers temps du Christianisme était fortement influencée par les idées platoniciennes et orphiques, et c'était une opinion habituelle que le corps était une sorte de « prison », en laquelle l'homme tombé était incarcéré et resserré. Les Grecs aspiraient plutôt à une désincarnation complète et finale. Le fameux slogan orphique était : sôma / sèma. (Celsus, ap. Origen. Contra Celsum V, 14). Et la Foi chrétienne en une résurrection à venir ne pouvait que confondre et effrayer l'esprit des Gentils. Cela signifiait simplement que la prison serait éternelle, et que l'emprisonnement serait renouvelé de nouveau et pour toujours. L'attente d'une résurrection corporelle ne bénéficierait qu'à un ver de terre, suggéra Celse, et il ironisait au nom du sens commun. Cet aspect insensé d'une future résurrection lui semblait à la fois irrévérent et irréligieux. Dieu ne voudrait jamais faire des choses aussi stupides, ne voudrait jamais accomplir des désirs aussi criminels et capricieux, qui sont inspirés par un amour de la chair impur et grotesque. Celse surnomma les Chrétiens un philosômatin genos, un peuple aimant la chair, et c'est avec une bien plus grande sympathie et compréhension qu'il se tourne vers les Docètes. Telle était l'attitude générale que l'on avait envers la résurrection. Saint Paul avait déjà été traité de "bavard" par les philosophes athéniens, précisément parce qu'il leur avait prêché « Jésus et la résurrection » ( Act. 17; 18-32). Selon l'opinion courante de ces temps de paganisme, un dégoût presque physique du corps était fréquemment exprimé. Il y avait aussi une influence largement répandue de l'Orient lointain ; on peut penser tout d'abord au dernier flot manichéen qui s'étendit si rapidement sur toute la Méditerrannée. Saint Augustin, jadis lui-même fervent manichéen, laisse entendre dans ses « Confessions » que cette aversion envers le corps était la raison principale pour laquelle il hésita si longtemps à embrasser la Foi de l'Église, la Foi dans l'Incarnation.

Porphyre, dans sa « Vie de Plotin », raconte que Plotin était, semble-t-il, « scandalisé d'être dans la chair », et Porphyre commence par là sa biographie. « Et c'était au point qu'il refusait de parler, que ce soit de ses ancêtres ou de ses parents, ou de son pays natal. Il ne voulait pas s'asseoir devant un sculpteur ou un peintre pour que soit faite une image permanente de son aspect périssable ». C'était déjà suffisant qu'il dût le supporter maintenant (Vie de Plotin, 1). Cet ascétisme philosophique de Plotin, doit bien sûr être distingué de l'ascétisme oriental, gnostique ou manichéen. Plotin lui-même écrivit très fortement « contre les Gnostiques ». Ici, néanmoins, il y avait seulement une différence de motifs et de méthode. L'aboutissement pratique dans les deux cas était le même et l'unique, un « éloignement » de ce monde corporel, le fait de s'échapper du corps. Plotin suggéra l'analogie suivante : deux hommes vivaient dans la même maison. L'un d'entre eux blâma le constructeur et son œuvre, parce qu'elle était faite de bois inanimé et de pierre. L'autre loua la sagesse de l'architecte, parce que l'édifice était si habilement érigé. Pour Plotin, ce monde n'est pas mauvais, il est 1'« image » ou le reflet du monde d'en-haut, et peut-être même la meilleure des images. Pourtant, on doit se diriger au-delà de toute image, de l'image au prototype, du plus bas au monde d’en-haut. Et Plotin loue non point la copie, mais le modèle. « Il sait que lorsque le temps viendra, il va sortir et n'aura désormais plus besoin d'une maison ». Cette phrase est très caractéristique. L'âme doit être libérée des liens du corps, doit être dévêtue, et ainsi elle pourra s'élever Jusqu'à sa propre sphère. « Le véritable réveil est la vraie résurrection DU corps, et non point AVEC le corps ». Car la résurrection avec le corps serait simplement un passage d'un sommeil à un autre, vers quelque autre demeure. Le seul véritable réveil est le fait d'échapper à tout corps, car ils sont par nature opposés à la nature de l'âme. À la fois l'origine, la vie et le vieillissement des corps montre qu'ils ne correspondent pas à la nature des âmes. Avec tous les Philosophes grecs, la crainte de l'impureté était bien plus forte que l'effroi devant le péché. De toutes façons, le péché signifiait pour eux précisément l'impureté. Cette « Nature inférieure », le corps et la chair, la substance corporelle et épaisse, était habituellement présentée comme la source et le siège du mal. Le mal vient de la contamination, et non de la perversion de la volonté. Ou doit être libéré et purifié de cette ordure.

Sur ce point, le Christianisme apporte une nouvelle conception du corps en tant que tel. Depuis le commencement, le Docétisme fut rejeté comme la tentation la plus destructrice, une sorte de noir anti-évangile, procédant de l’Anti-Christ, « de l'esprit de mensonge » (I Jn. 4 ; 2-3) : « À ceci reconnaissez l'Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu, et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n'est pas de Dieu, c'est là l'esprit de l'Anti-Christ ». Cela fut fortement souligné dans St. Ignace, St. Irénée et Tertullien. « Nous ne voudrions pas en effet nous dévêtir, mais revêtir par-dessus l'autre ce second vêtement, afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie ». (II Co. 5 ; 4). C'est précisément l'antithèse de la pensée plotinienne.

Il donne ici un coup mortel à ceux qui déprécient la nature physique et insultent à notre chair » - commenta saint Jean Chrysostome. « Ce n'est pas la chair, comme il voudrait dire, que nous expulsons de nous, mais la corruption. Le corps est une chose, la corruption en est une autre. Ce n'est ni le corps qui est la corruption, ni la corruption qui est le corps. En vérité, le corps est corrompu, mais il n'est pas la corruption. Le corps meurt, mais il n'est pas la mort. Le corps est l'œuvre de Dieu, mais la mort et la corruption sont entrés par le péché. Ainsi, dit-il, je voudrais expulser de moi-même cette étrange chose qui ne m'est pas propre. Et cette étrange chose n'est pas le corps, mais la corruption. La vie future ne brise ni n'abolit le corps, mais ce qui s'y accroche, la corruption et la mort ».

St. Jn. Chrysostome, De resurrectione mortuorum, 6.

Chrysostome, sans aucun doute, donne ici la Foi commune de l'Église. « Nous devons aussi attendre la résurrection du corps », comme l'affirme un Apologiste du deuxième siècle – « expectandum nobis etiam et corporis ver est » ( Minutius Félix, Octavius 34). Un savant russe, V. F. Ern, parlant des catacom¬bes, rapporte avec bonheur ces mots dans ses lettres de Rome: « II n'y a pas de mots qui puissent bien rendre l'impression de jubilante sérénité, le sentiment de repos et de paix illimitée des anciens cimetières chrétiens. Ici gît le corps, comme du blé sous le linceul de l'hiver, attendant, anticipant et prophétisant le Printemps éternel de l'autre monde ». C'était la comparaison que donnait saint Paul. « Ainsi en va-t-il de la Résurrection des morts : on sème la corruption, il ressuscite de 1'incorruption » (I Co. 15 ; 4-2). La terre elle-même, avec les cendres humaines, se montre prête à porter du fruit, par le pouvoir de Dieu, au Grand Jour. « À la façon de semences jetées en terre, nous ne périssons pas dans la dissolution, mais nous sommes semés pour ressusciter, puisque la mort a été abrogée par la grâce du Sauveur » (De Incarn. 21, 2. p. 341). Chaque tombeau est ainsi l'écrin de l'incorruptibilité. La mort elle-même est illuminée par la lumière de l'espoir triomphant.

Saint Justin considérait en la foi en la Résurrection générale, l'article fondamental de la Foi chrétienne. Si quelqu'un ne croit pas en la résurrection des morts, il ne peut à aucun titre être considéré comme Chrétien : « ceux qui nient la résurrection des morts, et effirment qu'en même temps qu'ils meurent leurs âmes sont enlevées au ciel, ne les tenez pas pour Chrétiens ».

Dial. 80 Hamman p. 261.

On surprendrait aujourd'hui beaucoup de Chrétiens en leur disant que la croyance en l'immortalité de l'âme chez certains des plus anciens Pères est obscure au point d'être à peu près inexistante. C'est pourtant un fait, et il est important de le noter parce qu'il met merveilleusement en relief l'axe central de l'anthropologie chrétienne et la raison de son évolution historique. Au fond, un Christianisme sans immortalité de l'âme n'eût pas été absolument inconcevable et la preuve en est qu'il a été conçu. Ce qui serait, au contraire, absolument inconcevable, c'est un Christianisme sans résurrection de l'homme.

E. Gilson. L'esprit de la Philosophie médiévale, I. Paris 1932, p. 177.

L'ascétisme chrétien diffère profondément de l'ascétisme pessimiste du monde non-chrétien. Le P. Paul Florensky décrit ce contraste en ces termes : « L'un est basé sur la mauvaise nouvelle du mal dominant le monde, et l'autre sur la bonne nouvelle de la victoire, et de la défaite du mal dans le monde. L'ancien offrit la supériorité, le second la sainteté. L'ancien type d'ascèse s'efforce d'échapper et de se cacher ; le dernier s'efforce du purifier pour vaincre ». La continence peut être inspirée par différents motifs et différents buts. II y avait certainement quelque réelle vérité dans les conceptions orphiques et platoniciennes. Et certainement, trop souvent, l'âme gît dans les liens de la chair. Le Platonisme désirait à juste titre libérer l'âme raisonnable des liens des désirs charnels dans sa lutte contre la sensualité. Et quelques éléments de cet ascétisme platonicien furent absorbés dans la synthèse chrétienne. Mais déjà le but ultime était pratiquement différent dans les deux cas. Le Platonisme aspire à la purification de l'âme seule. Le Christianisme insiste sur la purification du corps lui aussi. Le Platonisme prêche la désincarnation ultime. Le Christianisme proclame l'ultime transfiguration cosmique. L'existence corporelle elle-même doit être spiritualisée. C'est la même antithèse de l'attente eschatologique et de l'aspiration à « être dévêtu » et à être « revêtu » de nouveau et pour toujours. Et, étrangement, sous cet aspect, Aristote est plus proche du Christianisme que Platon.

En l'interprétation philosophique de cet espoir eschatologique, la théologie chrétienne est redevable à Aristote depuis le commencement. A ce point de vue, le prosateur parmi la foule des poètes, sobre parmi les inspirés, s'élève plus haut que le « divin » Platon. Une telle tendance préférentielle peut apparaître à la fois inattendue et étrange. Car, strictement parlant, en Aristote, il n'y a pas et ne peut y avoir quelque destinée « outre-tombe » de l'homme. L'homme - selon son interprétation - est entièrement un être terrestre. Rien de réellement humain ne passe au-delà du tombeau. L'homme est mortel sans retour, et comme toutes choses est un être terrestre ; il meurt et ne revient jamais. Aristote nie tout simplement l'immortalité personnelle. Son être singulier n'est pas une personne. Et ce qui survit réellement n'est pas à proprement parler humain et n'appartient pas aux individus ; c'est un élément « divin », immortel et éternel.

Précisément en ceci, la faiblesse d'Aristote est sa force. Aristote a une compréhension véritable de l'unité de l'existence humaine. L'homme est pour Aristote, le premier de tous, un être individuel, un organisme, une unité vivante. Et l'homme est Un précisément dans cette dualité, comme un « corps animé » to empsuchon ; les deux éléments existent en lui ensemble, dans une corrélation concrète et indivisible. En le « corps », la substance est formée par l’ « âme », et l'âme ne se réalise que dans le corps. « C'est ainsi qu'il n'y a aucun besoin de se demander comment l'âme et le corps sont Un, pas plus que comment la cire et l'empreinte to schèma sont Un, ou, en général, la matière d'une chose est la même que celle dont elle est la matière » ( De anima, 47b, 6 ). L'âme est précisément la « forme » du corps, son « principe » archè, son « terme » telos - son être véritable et sa « réalité ».

Aristote frappe un terme nouveau pour décrire cette corrélation propre: l'âme est l'entelecheia, « la première réalité d'un corps naturel ». L'âme et le corps ne sont même pas pour Aristote deux éléments, combinés ou connectés l'un avec l'autre, mais plutôt simplement deux aspects d'une même réalité concrète. « L'âme et le corps ensemble constituent l'animal. Maintenant il n'est pas besoin de preuve que l'âme ne puisse être séparée du corps ». L'âme est seulement la réalité fonctionnelle du corps correspondant. « L'âme et le corps ne peuvent pas être définis hors de la relation de l'un à l'autre ; un corps mort est à proprement parler seulement de la matière ; mais l'âme est l'essence, l'être véritable de ce que nous appelons le corps ». Une fois l'unité fonctionnelle de l'âme et du corps brisée par la mort, il n'y a plus d'organisme quel qu'il soit ; le cadavre n'est plus un corps, et l'homme mort ne peut à aucun titre être encore appelé homme.

Aristote insista sur l'unité complète de chaque existence concrète, comme elle est donnée « hic et nunc ». L'âme « n'est pas le corps, mais quelque chose qui appartient au corps, et ainsi réside dans le corps et, de plus, dans un corps spécifique. Nos prédécesseurs étaient dans l'erreur en désirant placer l'âme en un corps sans davantage déterminer la nature et les qualités de ce corps, alors que nous ne pensons pas que les deux choses prises au hasard puissent s'admettre mutuellement. Car la réalité de chaque chose vient naturellement du développement de la potentialité de chaque chose ; en d'autres termes, dans le domaine approprié ». L'idée de « transmigration » des âmes était ainsi exclue pour Aristote. Chaque âme demeure dans son « propre » corps, qu'elle crée et forme, et chaque corps a sa « propre » âme, comme son principe vital, eidos ou forme.

Cette anthropologie était ambiguë et prêtait à une interprétation dangereuse. Elle incline à une simplification biologique et une transformation en un naturalisme simpliste, en lequel l'homme est presque complètement mis à égal avec les autres animaux. Telles furent en effet les conclusions de certains disciples du Stagirite, comme Aristoxène et Dikaearche, pour qui l'âme était seulement l'« harmonie » ou une disposition du corps (harmonia ou tonos, « tension »), et pour Strato, etc... « Il n'y a plus de discours sur l'âme immatérielle, la raison séparée, ou la pure pensée. L'objet de la science est l'âme corporelle, l'âme et le corps unis ». L'immortalité était niée ouvertement. L'âme disparaît précisément quand le corps meurt ; ils ont une destinée commune. Même Théophraste et Eudème ne croyaient pas en l’immortalité. Pour Alexandre d'Aphrodisias l'âme était juste un eidos enulon (forme matérielle).

Aristote lui-même échappa difficilement à ces dangers inhérents à sa conception. Certainement, l'homme est pour lui un « être intelligent », dont la faculté de penser est la marque distinctive. Mais la doctrine du noũs ne rentre pas facilement dans le cadre général de la psychologie aristotélicienne. C'est évidemment la partie la plus compliquée et la plus obscure de son système. Quelle que soit l'explication que nous puissions donner de cette incohérence, la pierre d'achoppement est là. Le fait est que la position noũs dans ce système est anormale.

L'« intellect » n'appartient pas à l'unité concrète de l'organisme individuel, et ce n'est pas une entelecheia de quelque corps naturel. C'est plutôt un élément étranger et « divin », qui vient, dans un sens, « de l'extérieur ». C'est une « espèce distincte d'âme » psuchès genos heteron, qui est séparable du corps, « non mélangée » avec la matière. Elle est impassible, immortelle et éternelle, et ainsi séparable du corps, « comme ce qui est éternel de ce qui est périssable ». Cet intellect impassible ou actif ne survit certes pas à toutes les existences individuelles, mais il n'appartient pas proprement aux individus et n'accorde pas quelque immortalité aux êtres particuliers. Alexandre d'Aphrodisias semble avoir saisi l'idée principale du Maître. Il inventa le terme lui-même : noũs poiètikos. En aucun sens, ce n'est une partie ou un pouvoir de l'âme humaine. Il survient comme quelque chose qui vient réellement de l'extérieur. C'est une source commune et éternelle de toutes les activités intellectuelles des individus, mais cela n'appartient pas à l'un d'entre eux. C'est plutôt une substance éternelle, impérissable, existant de par elle-même, une énergie immatérielle, dénuée de toute matière et potentialité. Et évidemment, il ne peut y avoir qu'une seule telle substance. Le noũs poiètikos est non seulement « divin », il doit être plutôt identifié avec la Déité elle-même, la première cause de toute énergie ou mouvement.

Le réel échec d'Aristote ne fut pas dans son « naturalisme », mais dans le fait qu'il ne put concevoir de permanence dans l'individu. Mais c'était plutôt l'échec commun de toute l'ancienne philosophie.

Platon eut la même courte vision. Au-delà du temps, la pensée grecque visualise seulement le « type », mais rien de réellement personnel. La personnalité elle-même était difficilement connue dans les temps pré-chrétiens. Hegel suggéra, dans son « Esthétique », que la sculpture donne la véritable clef de toute la mentalité grecque. Récemment, un savant russe, A.F. Lossev, remarqua que toute la philosophie grecque était un « symbolisme sculptural ». Il pensait spécialement au Platonisme : « Sur un fond sombre, comme le résultat d'un jeu et d'un conflit entre la lumière et l'ombre, se tient un corps majestueux, aveugle, sans couleur, froid, en marbre et divinement beau, fier : une statue. Et le monde est une telle statue, et les dieux sont des statues, et l'Etat-cité aussi, et les héros, les mythes, les idées, tout cela sous-tend cette intuition originelle de la sculpture... Il n'y a pas de personnalité, pas d'yeux, pas d'individualité spirituelle. Il y a « quelque chose », mais non pas « quelqu'un » ; un « cela » individualisé, mais non pas une personne vivante avec son propre nom. Il n'y a personne. Il y a des corps, et des idées. Le caractère spirituel des idées est tué par le corps, mais la chaleur du corps est restreinte par l'idée abstraite. Il y a ici des statues magnifiques, mais froides et bienheureusement indifférentes ».
Cependant, dans le cadre général d'une telle mentalité impersonnelle, Aristote éprouva et comprit l'individu mieux que tout autre. Il approcha mieux que tout autre la véritable conception de la personnalité humaine. Il donna aux philosophes chrétiens tous les éléments avec lesquels une conception adéquate de la personnalité pouvait être bâtie. Sa force était précisément dans sa compréhension de l'intégrité empirique de l'existence humaine.

La conception d’Aristote fut radicalement transformée dans son adaptation chrétienne, car de nouvelles perspectives furent ouvertes et tous les termes se virent accorder une nouvelle signification. Et l'on ne peut pas manquer à reconnaître l'origine aristotélicienne des idées eschatologiques principales dans la théologie chrétienne ancienne. C'est une telle christianisation de l'Aristotélisme que nous trouvons chez Origène, dans une certaine mesure aussi bien dans saint Méthode d'Olympe, et plus tard dans saint Grégoire de Nysse. L'idée d’entelechia elle-même reçoit maintenant une nouvelle profondeur dans l'expérience nouvelle de la vie spirituelle. Le terme lui-même ne fut jamais utilisé par les Pères, mais il n'y a pas de doute sur le fait que c'est la racine aristotélicienne de leurs conceptions. La cassure entre l'intellect, impersonnel et éternel, et l'âme, individuelle mais mortelle, fut guérie et surmontée par la nouvelle prise de conscience d'une personnalité spirituelle. L'idée de la personnalité elle-même fut la grande contribution chrétienne à la philosophie. De nouveau, il y a ici une compréhension aiguë de la tragédie de la mort.

Le premier essai théologique sur la résurrection fut écrit au milieu du deuxième siècle par Athénagore d'Athènes. Parmi les nombreux arguments qu'il avance, sa référence à l'intégrité de l'homme est d'un particulier intérêt. Athénagore part du fait de cette unité, pour traiter de la future résurrection. « Dieu donne l'être indépendant et la vie, non point à la nature de l'âme par elle-même, ni à la nature du corps, séparément, mais plutôt aux hommes, composés d'âme et de corps, afin qu'avec ces mêmes parties dont ils sont composés, lorsqu'ils sont nés et vivent, ils puissent atteindre après la fin de leur vie leur commune fin ; l'âme et le corps composent en l'homme une entité vivante ». Il n'y aurait désormais plus d'homme, souligne Athénagore, si la complétude de cette structure était brisée, car l'identité de l'individu serait également brisée. La stabilité du corps, sa continuité dans sa propre nature, doit correspondre à l'immortalité de l'âme, « l'entité qui reçoit l'intellect et la raison est l'homme, et non pas l'âme seule. En conséquence l'homme doit pour toujours rester composé d'âme et de corps. Et c'est impossible, s'il n'y a pas la résurrection. Car s'il n'y a pas résurrection, la nature humaine est déchue de son humanité. (Ath. De resurrectione mort. 13).

Aristote conclut de la mortalité du corps, le fait que l'âme individuelle, qui n'est autre que le pouvoir vital du corps, est aussi mortelle. Les deux vont ensemble. Athénagore, au contraire, infère la résurrection du corps de l'immortalité de l'âme raisonnable. Les deux sont gardés ensemble.

Lorsqu'on pèse les expressions d'Athénagore, la profondeur de l'influence exercée par la Bonne Nouvelle sur la pensée philosophique apparaît à plein. Créé par Dieu comme une individualité distincte, conservé par un acte de création continuée dans l'être qu'il a reçu de lui, l'homme est désormais le personnage d'un drame qui est celui de sa propre destinée. Comme il ne dépendait pas de nous d'exister, il ne dépend pas de nous de ne plus exister. Le décret divin nous a condamnés à l'être ; faits par la création, refaits par la Rédemption, et à quel prix ! nous n'avons le choix qu'entre une misère ou une béatitude également éternelles. Rien de plus résistant qu'une individualité de ce genre, prévue, voulue, élue par Dieu, indestructible comme le décret divin lui-même qui l'a fait naître ; mais rien aussi qui soit plus étranger à la philosophie de Platon comme à celle d'Aristote. Là encore, à partir du moment où elle visait la pleine justification rationnelle de son espérance, la pensée chrétienne se trouvait contrainte à l'originalité.

E. Gilson, l'Esprit de la Philosophie médiévale, I p. 199 Paris 1932.

La résurrection ,cependant, n'est pas un simple retour ou répétition. Le Dogme chrétien de la résurrection générale n'est pas cet éternel retour qui était professé par les Stoïciens. La résurrection est le véritable renouveau, la transfiguration, l'amendement de toute la création. Non point seulement un retour de ce qui s'est écoulé, mais une élévation, un accomplissement de quelque chose de mieux et de plus parfait. « Et ce que tu sèmes, ce n'est pas le corps à venir, mais un grain nu... on sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel. (I Co. 15 ; 37-44). Un changement très considérable s'ensuit. Et il y a ici une très réelle difficulté philosophique. Comment pouvons-nous penser de ce « changement », que l’identité ne sera pas perdue ? Nous trouvons dans les anciens auteurs simplement une affirmation de cette identité, sans aucune tentative d'explication philosophique. La distinction de saint Paul entre le corps « naturel » sôma fusikon et le corps « spirituel » sôma pneumatikon nécessite évidemment quelque explication supplémentaire (cfr. le contraste entre le corps « de notre humiliation » tès tapeisôseôs hèmôn et le corps « de sa gloire » tès doxès autou en Phil. 3; 21).

Dans la période des anciennes controverses contre les Docètes et les Gnostiques, une réponse prudente et précise devint urgente. Origène fut probablement le premier qui tenta d'en donner une. L'eschatologie d'Origène fut depuis le tout début vigoureusement dénoncée par beaucoup, certainement avec de bonnes raisons, et sa doctrine de la résurrection fut probablement la raison principale pour laquelle son orthodoxie fut récusée. Origène lui-même ne réclama jamais quelque autorité formelle pour sa doctrine. Il offrit simplement quelques explications, afin qu'elles soient essayées et contrôlées par l'esprit de l'Eglise. Pour lui, ce n'était pas suffisant de se référer simplement à la toute-puissance divine, comme le firent parfois les écrivains antérieurs, ou de rapporter certains passages appropriés des saintes Ecritures. Il fallait plutôt montrer comment la doctrine de la Résurrection entre dans la conception générale de la destinée humaine et de son but. Origène explora une via média entre les conceptions charnelles des « simpliciores » et la négation des Docètes : « fugere se et nostrorum carnes, et haereticorum phantasmata » comme le dit saint Jérôme (Epist. 38 alias 61, ad Pammachium). Et tous deux furent insatisfaits et même poursuivis :

Nous adressons maintenant notre discours à certains des nôtres qui - soit pauvreté d'intelligence, soit insuffisance de l'explication - ont une conception tout à fait basse et médiocre de la résurrection des corps.

Origène, De Principiis II, 10, 3 p. 136.

La résurrection générale est bien sûr un article de foi. Les mêmes individus vont ressusciter et l'identité individuelle des corps sera préservée. Mais cela n'implique pas pour Origène quelque identité de substance matérielle, ou identité de qualité. Les corps seront certainement transfigurés ou transformés en la Résurrection. En tout état de cause, le corps ressuscité sera un corps « spirituel » et non un corps charnel.

Origène reprend la comparaison de saint Paul. Ce corps charnel, le corps de cette vie terrestre, est enseveli dans la terre, comme une semence qui est semée, et qui se désintègre. Une chose est semée, et une autre ressuscite. Le pouvoir de germination n'est pas épuisé dans la mort du corps, et, en temps opportun, par le Verbe de Dieu, le nouveau corps se lèvera, comme l'épi qui pousse au départ de la semence. Un principe corporel demeure non détruit et non affecté par la mort. Le terme dont Origène se servit était évidemment aristotélicien : to eidos « species » ou « forme ». Mais ce n'est pas l'âme qu'Origène regarde comme la forme du corps. C'est plutôt une certaine potentialité corporelle, qui est le propre de chaque âme et de chaque personne. C'est le principe formateur et vivificateur du corps, comme une semence capable de germer. Origène utilise aussi le terme de « ratio seminalis ».

Il est impossible de s'attendre à ce que l’ensemble du corps soit restauré dans la résurrection, car la substance matérielle change si rapidement et n'est pas la même dans le corps à deux jours d'intervalle, et sûrement ne pourra jamais être réintégrée à nouveau. La substance matérielle dans les corps ressuscités ne sera pas la même que celle des corps de cette vie. Certes, le corps sera le même, exactement comme notre corps est le même tout au long de sa vie, malgré tous les changements de sa composition matérielle. Et à nouveau, un corps doit être adapté à l'environnement, au conditions de vie, et évidemment dans le Royaume des Cieux les corps ne pourront être exactement les mêmes que ceux de sur la terre. L'identité individuelle n'est pas compromise, car le eidos de chaque corps n'est pas détruit. C'est le véritable « principium individuationis ».

Pour Origène, le corps lui-même est précisément ce principe vital. Son eidos correspond exactement à l’entelechia aristotélicienne. Mais avec Origène, cette « forme » ou pouvoir germinatif est indestructible. Et cela rend possible la construction d'une doctrine de la Résurrection. Ce « principe d'individuation » est aussi « principium surgendi ». Dans ce corps défini, les particules matérielles sont composées ou arrangées par cette « forme » individuelle ou logos. Ainsi, quelques soient les particules dont le corps ressuscité soit composé, l'identité stricte de l'individualité psycho-physique n'est pas compromise, tant que le pouvoir germinateur demeure immuable.

Origène traita de la doctrine de la résurrection en diverses occasions : d'abord dans son ancien commentaire sur le premier psaume et dans un traité spécial « De resurrectione » dont nous ne possédons plus que des fragments préservés par Méthode, et dans l'Apologie de Pamphyle ; ensuite dans le « De Principiis », et finalement dans le « Contra Celsum ». Il n'y a pas de développement perceptible dans ses vues.

Origène présume que la continuité de l'existence individuelle est suffisament assurée par l'identité du principe réanimateur.
Ce point de vue fut plus d'une fois répété plus tard, et particulièrement sous l'influence renouvelée d'Aristote. Et dans la théologie romaine moderne la question reste encore ouverte : dans quelle mesure la reconnaissance de l'identité matérielle des corps ressuscités, avec le corps mortel, appartient-elle à l'essence du Dogme ? Toute la question est plutôt un problème d'interprétation métaphysique, et non pas un problème de foi. On peut même suggérer qu'à cette occasion Origène n'exprima pas tant sa pensée qu'une opinion courante. Et cela est également vrai dans les opinions contestables d'Origène à propos de l'Escha¬tologie. Elles ne peuvent pas être considérées comme un tout cohérent. Et ce n'est pas facile de réconcilier cette conception « aristotélicienne » de la résurrection avec une théorie de la pré-existence des âmes, ou avec une conception des cycles périodiques récurrents dans le monde et de l'anéantissement final de la matière. Il n'y a pas d'accord complet entre sa théorie de la résurrection et même la doctrine de l’« Apocatastase générale ». Nombre d'idées d'Origène sur l'Eschatologie laissent à désirer. Mais sa spéculation sur la relation entre le corps charnel de cette vie, et le corps permanent de la résurrection, fut une étape importante vers la conception, en forme de synthèse, sur la résurrection.

Son principal adversaire, St. Méthode d'Olympe, ne semble pas l'avoir bien compris. Les critiques de saint Méthode s'élèvent jusqu'à un rejet complet de l'ensemble de la conception du eidos. Est-ce que la forme du corps ne change pas aussi bien que sa substance maté-rielle ? La forme peut-elle réellement survivre au corps lui-même, ou plutôt se dissout-elle et se décompose-t-elle lorsque le corps dont il est la forme meurt et cesse d'exister comme un tout ? En tout état de cause, l'identité de la forme n'est pas la garantie de l'identité personnelle si l'ensemble du substrat matériel est entièrement différent. Pour saint Méthode, la « forme » signifie plutôt simplement la configuration extérieure du corps, et non la puissance vitale interne, comme pour Origène. C’est ainsi que de nombreux arguments de saint Méthode passent tout simplement à côté de la question. Mais cette insistance sur l'intégrité de la composition humaine fut un complément réel au formalisme origénien, qui était certes excessif.

Saint Grégoire de Nysse, dans sa doctrine eschatologique, désira rassembler les deux conceptions, et réconcilier la vérité d'Origène avec la vérité de Méthode. Cette tentative de synthèse est d'une importance exceptionnelle. Saint Grégoire prend comme point de départ l'unité empirique du corps et de l'âme, et sa dissolution dans la mort. Et le corps, séparé de l'âme, privé de son « principe vital », zôtikè dunamis, par lequel les éléments corporels sont tenus et liés ensemble durant la vie, se désintègre et est repris dans la circulation générale de la matière.

Le terme zôtikè dunamis est d'origine stoïcienne et provient sans doute de Poseidonius. Le premier exemple de son emploi se trouve en Diodore de Sicile, (Hist. II, 51) et la source de Diodore en cet endroit est probablement Poseidonius (on Arabia). Cfr. Cicéron - De natura deorum II, 9, 24. Le mot grec que Cicéron rend par « vis seminis » saurait difficilement être logos spermatikos mais plutôt dunamis spermatikè. Le terme zôtikè dunamis est utilisé avec une précision terminologique par Philon et Clément d'Alexandrie.

La substance matérielle elle-même, cependant, n'est pas détruite. C'est le corps seulement qui meurt, et non point ses éléments. De plus, dans la désintégration elle-même, les particules du corps décomposé préservent en elles-mêmes certains « signes » ou « marques » de leur précédente union avec leur propre âme. Et de nouveau, dans chaque âme aussi, certaines « marques corporelles » sont préservées, comme sur un morceau de cire - certains signes d'union. Par un « pouvoir de reconnaissance », même dans la séparation de la mort, l'âme reste, d'une certaine manière, auprès des éléments de son propre corps décomposé. Au jour de la résurrection, chaque âme va être capable, par ces « marques », de « reconnaître » les éléments familiers. Tel est le eidos du corps, son « image intérieure » ou « type ».

Saint Grégoire compare ce processus de restauration d'un corps avec la germination d'une semence, ou le développement du fœtus humain. Il diffère fortement d'Origène sur la question de la substance qui va constituer les corps de la résurrection, et rejoint là saint Méthode. Si les corps ressuscités sont construits entièrement de nouveaux éléments, « ce ne serait pas une résurrection, mais bien plutôt la création d'un homme nouveau » (De anima et resurrectione, P. G. XLIV col. 225 & sq.). Le corps ressuscité sera construit de ses éléments précédents, signés ou scellés par l'âme en les jours de son incarnation, sinon ce serait simplement un autre homme. Néanmoins, la résurrection n'est pas seulement un retour, ni de quelque manière une répétition de l'existence présente. Une telle répétition serait réellement une « misère sans fin ». Dans la résurrection, la Nature humaine sera restaurée non selon sa condition présente, mais selon sa condition normale ou « originelle ». Strictement parlant, elle sera pour la première fois amenée en cet état, en laquelle elle aurait été, si le péché et la chute n'étaient pas entrés dans le monde ; mais cela n'a jamais été réalisé dans le passé. Et tout dans l'existence humaine, qui est en relation avec l'instabilité, n'est pas tant un retour qu'un accomplissement. C'est le nouveau mode de l'existence humaine. L'homme doit être ressuscité pour l'éternité, et la forme du temps tombe.

Dans la corporalité ressuscitée toute succession et tout changement seront abolis et condensés. Cela ne sera pas seulement une apokatastasis , mais plutôt une « recapitulatio ». Le mauvais excédent, qui est celui du péché, sera écarté. Mais en aucun sens ce n'est une perte. La plénitude de la personnalité ne sera pas endommagée par cette ablation, car cet excédent n'appartient pas à la personnalité en tant que telle. En tout cas, ce ne sera pas tout qui sera restauré dans la composition humaine. Et pour saint Grégoire, l'identité matérielle du corps de la résurrection avec le corps mortel signifie plutôt l'ultime réalité de la vie une fois vécue, qui doit être transférée dans l'âge futur. Ici aussi, il diffère d'Origène, pour qui la vie empirique et terrestre était seulement un épisode transitoire qui devait être ultimement oublié. Pour St. Grégoire, l'identité de la forme, c-à-d. l'unité et la continuité de l'existence individuelle était le seul point d'importance. Il soutient la même conception « aristotélicienne » de la connexion unique et intime du corps et de l'âme individuelle.

L'idée elle-même de l'unicité est radicalement modifiée dans la Philosophie chrétienne lorsqu'on la compare avec la pensée grecque pré-chrétienne. Dans la philosophie grecque, c'était une unicité « sculpturale » : l'invariable cristallisation d'une image froide. Dans l'expérience chrétienne, c'est l'unicité de la vie une fois expérimentée et vécue. Dans un cas, c'était une identité intemporelle - dans l'autre, il s'agit de l'unicité dans le temps. La conception tout entière du temps est différente dans les deux cas.

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Temps, éternité et Rédemption

La philosophie grecque ne connaissait pas, et n'était en aucune manière préparée à admettre le passage du temps à l'éternité, car le temporel semblait être « eo ipso » transitoire. Ce qui survenait ne pouvait devenir éternel. Ce qui est né devait inévitablement mourir. Seul ce qui était non-engendré et sans origine pouvait persister. Tout ce qui avait un commencement devait avoir une fin. Seul ce qui n'avait pas de commencement pouvait être permanent, ou « éternel ». Ainsi, pour un philosophe grec, le fait d'admettre l'immortalité future signifiait au préalable la présupposition d'une préexistence éternelle. Ainsi toute la signification du processus historique est une sorte de descente de l'éternité en le temps. La destinée de l'homme dépend de ses germes innés plutôt que de son accomplissement créatif. Pour un Grec, le temps était simplement un mode d'existence plus bas ou réduit. Strictement parlant, dans le temps, rien n'est produit ou achevé ni ne peut l'être. La réalité « éternelle » et invariable est simplement, en tant que telle, « projetée » en une sphère inférieure.

En ce sens, Platon appelait le temps une « image mobile de l'éternité » (Timée, 37d). Platon avait en vue le temps astronomique c-à-d. la rotation des cieux. Aucun progrès réel n'est visualisé. Au contraire, le temps « imite » l'éternité et « passe selon les lois du nombre » (38a, b.), précisément afin de devenir comme l'éternel, autant que possible. Le temps est uniquement cette réitération permanente de lui-même. L'idée de base est la réflexion, et non l'accomplissement. Car tout ce qui est de valeur et existe réellement doit exister de la plus parfaite façon avant tous les temps, dans un état invariable et éternel, de sorte qu'il n'y ait rien à ajouter à sa parfaite plénitude. En conséquence, tout ce qui survient est totalement éphémère. Tout est parfait et complet, et rien ne peut être amélioré ou complété. Ainsi le fardeau du temps, sa rotation de commencements et de fins est sans signification et fastidieux.

Il n'y a aucun sens de devoir créateur dans l'esprit grec. L'impassibilité ou même l'indifférence du sage semble être le climat de la perfection. Le sage n'est pas concerné ni troublé par toutes les vicissitudes de l'ordre temporel. Il sait que toutes choses surviennent selon les lois ou les mesures éternelles et inviolables. Il apprend à contempler parmi les tumultes des événements, l'harmonie invariable et éternelle du Cosmos. L'ancien philosophe rêve, hors du temps de l'éternité. Il rêve d'échapper de ce monde vers un autre, immuable, impassible et permanent. D'où le sens du Destin qui était si fortement marqué avant le Christ. C'était le climat et la limite de l'ancienne philosophie. La perspective temporelle de la philosophie antique est pour toujours close et limitée.

Si le Cosmos est éternel, il ne saurait y avoir de fin aux « révolutions » cosmiques. Le Cosmos est un être périodique, comme une horloge. Le plus haut symbole de la vie est un cercle récurrent. Comme Aristote le remarque, « le cercle est une chose parfaite », et seul le cercle, non point quelque ligne droite. Cela explique aussi l'affirmation habituelle qui compare toutes les affaires humaines à un cercle, et qui voit un cercle dans toutes les choses qui ont un mouvement naturel, qui à la fois viennent à l'être et disparaissent. C'est pourquoi le temps sépare toutes choses, et l'on pense le début et la fin comme un cercle, car le temps lui-même est pensé ainsi.

Toute cette conception est bien sûr basée sur l'expérience astronomique. Certes, les mouvements célestes sont périodiques et récurrents. Tout le cycle est accompli en une certaine période ( la « grande année » megas eniautos). Et ensuite survient une répétition, un nouveau cercle ou cycle. Il n'y a pas de progrès continu dans le temps, mais plutôt des « éternels retours ». Les Pythagoriciens semblent avoir été les premiers à professer clairement une répétition exacte. Eudème se réfère à cette conception pythagoricienne. « Si l'on en croit les Phythagoriciens, dans un certain temps, je serai de nouveau en train de lire devant vous, avec la même baguette dans les mains, et chacun d'entre vous, comme à ce moment, sera assis en face de moi, et de la même façon toutes les autres choses reviendront de nouveau ». Avec Aristote, cette conception périodique de l'Univers reçut une forme scientifique et s'élabora en un système physique cohérent. Ensuite cette idée de retour périodique sera reprise de nouveau par les Stoïciens.

Les Stoïciens tardifs professaient une dissolution périodique (ekpurôsis) et une « palingénèse » de toutes choses, après quoi chaque petit détail sera exactement reproduit. Ce Retour sera ce que les Stoïciens appelaient « l'universelle restauration » (apokatastis tôn pantôn). C'était bien sûr un terme astronomique. Il y aura certainement quelque différence, mais aucun progrès quel qu'il soit. Et sur un cercle, toutes les positions sont relatives. C'est une sorte de « perpetuum mobile » cosmique. Toutes les existences individuelles sont prises sans espoir en cette rotation cosmique perpétuelle, dans ces rythmes cosmiques et ce « trajet astral » (c'était précisément ce que les Grecs employaient comme terme pour désigner la destinée, le destin: « hè eimarmenè » « vis positionis astrorum »).

II faut garder à l'esprit le fait que cette exacte répétition de mondes n'implique pas nécessairement quelque continuité des existences individuelles, quelque survivance ou persistance des individus, quelque immortalité individuelle. L' Univers lui-même est toujours numériquement le même, ses lois sont immuables et invariables, et chaque monde nouveau ressemble exactement au précédent dans tous les détails. Mais, strictement parlant, aucune survie individuelle n'est requise pour cela. Les mêmes causes inévitablement devaient produire les mêmes effets. Rien de réellement nouveau ne pouvait réellement arriver. C'est une continuité dans le Cosmos, mais on pourrait difficilement y trouver une continuité réelle des individus.

Telle était finalement la vision d'Aristote et des Aristotéliciens, et de quelques Stoïciens. Cette idée de périodicité fut également soutenue par les Néo-platoniciens. C'était une misérable caricature de la Résurrection. La permanence de ces orbites, cette prédestination cosmique invariable et cauchemardesque, cet emprisonnement réel de tout être, rendent cette théorie morne et effrayante. Il n'y a pas là de réelle Histoire. « Le mouvement cyclique et la transmigration des âmes n'est pas de l'Histoire », remarque Lossev avec esprit. « C'était une Histoire bâtie sur le modèle de l'Astronomie, et elle était en effet elle-même une sorte d'Astronomie ».

La conscience et la perception du temps fut radicalement changée dans le Christianisme. Le Temps commence et finit, mais dans le temps, s'accomplit la destinée humaine. Le temps lui-même est essentiellement unique, et jamais ne revient. Et la Résurrection générale est la limite finale de ce temps unique, de cette unique destinée de l'ensemble de la Création. Dans la Philosophie grecque, un cycle, une rotation était le symbole du temps. Dans la Philosophie chrétienne, le temps est symbolisé plutôt par une ligne, un rayon, une flèche. Mais la différence est encore plus profonde. Du point de vue chrétien, le temps n'est ni une rotation infinie, ni une progression infinie qui jamais n'atteint son but. (Le « mauvais infini » de la terminologie hégélienne, ou l’ « apeiron » des Philosophes grecs ) Le temps n'est pas simplement une suite de moments, ni une forme abstraite de la multiplicité. Le temps est vectoriel et fini. L'ordre temporel est organisé de l'intérieur. Le but concret lie, de l'intérieur, le courant des événements en un tout organique. Les événements sont précisément des événements, et pas simplement des faits passagers. L'ordre temporel n'est pas le domaine du manque, comme il l'était pour l'esprit grec. C'est davantage qu'un courant ; c'est un processus créateur, dans lequel ce qui est appelé du néant à l'existence par la volonté divine s'élève jusqu'à son accomplissement ultime, lorsque le But divin sera rempli, au dernier jour.

Le centre de l'Histoire est l'Incarnation et la victoire du Seigneur incarné sur la mort et le péché. Saint Augustin remarqua ce changement, qui a été apporté par le Christianisme, en cette admirable phrase: « Viam rectam sequentes, quae nobis est Christus, eo duce et salvatore, a VANO ET INEPTO imporium CIRCUITU iter fidem mentemque avertamus - suivons donc le droit chemin, qui est Jésus-Christ, et, sous la conduite de ce Sauveur, détournons-nous de l’importation vaine et inepte de la voie cyclique » (De Civitate Dei XII, 20. C’est dans le contexte d’une critique de la conception d’un perpétuel recommencement : « après avoir une fois brisé ce cercle chimérique de révolutions, rien ne nous oblige plus à croire que le genre humain n’a point de commencement, sous le prétexte, désormais vaincu, que rien ne saurait se produire dans les êtres qui leur soit entièrement nouveau »).

Saint Grégoire de Nysse décrit la vectorialité de l'Histoire en ces termes : « Lorsque l'Humanité atteint sa plénitude, alors, assurément, le mouvement de la Nature qui s'écoule cessera, ayant atteint sa fin nécessaire ; et cette vie sera remplacée par un autre mode d'existence distinct de l'existence présente, qui consiste en la mort et la destruction. Lorsque notre Nature, dans l'ordre adéquat, remplit la course du temps, alors assurément, ce mouvement qui s'écoule, créé par la succession des générations, en viendra à sa fin. L'accomplissement de l'Univers rendra impossible toute progression ou augmentation, et alors l'ensemble de la plénitude des âmes retournera de l'état dispersé et sans forme à l'état rassemblé, et tous les éléments seront réunis en un seul ensemble ». Cette fin et ce but est la Résurrection générale.

Saint Grégoire parle de l'accomplissement intérieur de l'Histoire. Le temps viendra à sa fin. Tôt ou tard, les choses seront accomplies. Le grain poussera et viendra à maturité. La résurrection des morts est la destinée une et unique de l'ensemble du monde, de l'ensemble du Cosmos, Un pour tous et chacun - une balance universelle et catholique. Il n'y a rien de naturaliste dans cette conception. Le pouvoir de Dieu va relever les morts. Ce sera la Révélation nouvelle et finale de Dieu, de la puissance et de la Gloire divines. La résurrection générale est l'aboutissement de la résurrection de Notre Seigneur, l'aboutissement de sa victoire sur la mort et la corruption. Et derrière le temps historique il y aura le Royaume futur, « la vie de l'âge à venir ». Nous sommes encore IN VIA, dans le temps de l'espoir et de l'attente. Même les Saints dans le Ciel sont encore « dans l'attente de la résurrection des morts ». L'aboutissement ultime viendra pour l'ensemble de la race humaine. Ainsi, ultimement, pour toute la création, le « bienheureux Sabbat », ce véritable « jour de repos », le mystérieux « septième Jour de la Création » sera inauguré à jamais. Ce qui est attendu est encore inconcevable. « Ce que nous serons n'a pas encore été manifesté » ( I Jn. 3; 2 ). Mais le gage est donné. Le Christ est ressuscité.

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Grand-Prêtre et Rédempteur

Dans l'épître aux Hébreux, l'œuvre rédemptrice de Notre Seigneur est décrite comme le Ministère du Grand-Prêtre. Le Christ vient dans le monde pour accomplir la volonté de Dieu. Par l'Esprit éternel, Il S'offre Lui-même à Dieu, offre son Sang pour la rémission des péchés de l'homme, et accomplit cela par la Passion. Par son Sang, en tant que Sang du Nouveau Testament, de la Nouvelle Alliance, Il entre dans les Cieux et pénètre à l'intérieur du Saint des Saints, derrière le Voile. Après les souffrances de la mort, Il est couronné de gloire et d'honneur, et siège à la Droite de Dieu le Père à jamais. L'Offrande sacrificielle commence sur la terre et est accomplie dans les Cieux, où le Christ nous présenta, et nous présente toujours à Dieu, comme Grand-Prêtre éternel – « Grand-Prêtre des Biens à venir », comme l'Apôtre et le Grand-Prêtre de notre Foi, comme le Ministre du véritable Tabernacle et Sanctuaire de Dieu. En un mot, comme le Médiateur de la Nouvelle Alliance. Par la Mort du Christ, la Vie éternelle est révélée, « les puissances de l'âge à venir » sont dévoilées et annoncées. Dans le Sang de Jésus, la Voie nouvelle et vivante est révélée - la Voie en le Sabbat éternel, où Dieu se repose de ses puissantes Actions.

Ainsi la mort sur la Croix est-elle une offrande sacrificielle. Et le fait d'offrir un Sacrifice ne signifie pas seulement se livrer. Même d'un point de vue moral, toute la signification d'un Sacrifice n'est pas dans l'abnégation elle-même, mais dans le pouvoir sacrificiel de l'amour. Le Sacrifice n'est pas seulement une offrande, mais plutôt une dédicace, une consécration à Dieu. Le pouvoir effectif du Sacrifice est l'amour (I Co. 13; 1 et sq: « si je n'ai pas la charité - agapèn de mè échô - cela ne me sert de rien »). L'offrande du sacrifice est plus que l'évidence de l'amour, c'est aussi une action sacramentelle, un service liturgique, ou même un Mystère. L'offrande du Sacrifice de la Croix est certes le sacrifice de l'amour, « à l'exemple du Christ qui vous a aimés et S'est livré pour nous, S'offrant à Dieu en Sacrifice de spirituelle suavité » (Eph. 5 ; 2). Mais cet amour ne fut pas seulement de la sympathie, de la compassion ou de la miséricorde envers celui qui est lourdement chargé et tombé. Le Christ Se donne Lui-même non seulement pour la «rémission des péchés», mais aussi pour notre glorification. Il Se donne Lui-même, non seulement pour l'humanité pécheresse, mais aussi pour l'Église : pour la purifier et la sanctifier, pour la rendre sainte, glorieuse et sans tache (Eph. 5; 25). La puissance de l'offrande sacrificielle est dans son effet purificateur et sanctificateur. Et la puissance du Sacrifice de la Croix consiste en le fait que la Croix est le chemin de la Gloire. Sur la Croix, le Fils de l'Homme est glorifié, et Dieu est glorifié en Lui (Jn. 13; 31). Ici, se trouve la plénitude du Sacrifice. « Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? » (Lc. 24; 26)

La mort de la Croix était réelle, non comme la mort d'un innocent, mais comme la mort du Seigneur incarné.

Nous avons eu besoin, pour vivre, d'un Dieu incarné et crucifié ; nous sommes morts avec Lui pour nous purifier ; nous sommes ressuscités avec Lui, pour êtres morts en sa compagnie ; nous avons été glorifiés comme Lui, pour être ressuscités en même temps que Lui.

Discours XLV « Pour la sainte Pâque », 28. Éd. Soleil levant Namur 1962 p. 161.

— telle est l'affirmation hardie de saint Grégoire de Nazianze. Tel est le « redoutable et très glorieux » Mystère de la Croix. Sur le Golgotha, le Seigneur incarné célébra le Service divin, « in ara crucis », et offrit en Sacrifice sa propre Nature humaine, qui depuis sa Conception « dans le sein de la Vierge » fut assumée en l'indivisible unité de son Hypostase, et fut restaurée en cette assumation en toute sa pureté et son innocence originelle. Dans le Christ il n'y a pas d'hypostase humaine. Sa personne est divine, mais incarnée. Là se trouve la plénitude parfaitement achevée de la Nature humaine « l'entièreté de la Nature humaine », et c'est pourquoi le Christ est « l'homme parfait », comme a dit le Concile de Chalcédoine. Mais il n'y a pas d'hypostase humaine. Et par conséquent sur la Croix ce n'était pas UN homme qui mourut. « Car Celui qui souffrit n'était pas un homme ordinaire, mais Dieu fait homme, qui combattit l'épreuve de la souffrance », dit St. Cyrille de Jérusalem (Catéch. XIII, 6). On peut dire réellement que Dieu meurt sur la Croix, mais dans sa propre humanité. « Le Dieu du Ciel est compté parmi les morts et loge en l'étroitesse du tombeau » (Matines du Samedi-Saint ; Hirmos de la 8e Ode du Canon - trad. D. Guillaume ; Triode T.III, Coll. grec de Rome 1978, p.346). Telle est la mort volontaire de Celui qui est la Vie éternelle, de Celui qui est en vérité la résurrection et la vie. C'est une mort humaine, certes, mais c'est clairement la mort en l'Hypostase du Verbe, le Verbe incarné. Et ainsi, c'est une mort pour la résurrection.

« Je suis venu apporter le feu sur la terre, et comme Je voudrais que déjà il fût allumé! Je dois recevoir un Baptême, et quelle n'est pas mon angoisse jusqu'à ce qu'il soit consommé ! » (Lc. 12; 49-50) Le Feu - le Saint-Esprit - descendit d'en-haut en des langues de feu en le « redoutable et inconcevable Mystère de la Pentecôte ». Tel fut le Baptême par l'Esprit. Et le Baptême, c'est la Mort sur la Croix elle-même, et l'effusion du Sang, « le Baptême du martyre et du sang, duquel le Christ Lui-même fut aussi baptisé », comme le suggéra saint Grégoire de Nazianze (Orat. 39, 17). La mort sur la Croix comme un Baptême par le sang est l'essence même du Mystère rédempteur de la Croix. Le Baptême est une purification. Et le Baptême sur la Croix est, en tant que tel, la purification de la Nature humaine, qui parcourut le chemin de la restauration en l'Hypostase du Verbe incarné. C'est la purification de la Nature humaine dans le Sang répandu sacrificiellement, de l'Agneau divin. Et avant tout, c'est une purification du corps : non seulement le fait de laver les péchés, mais encore 1'éloignement des infirmités humaines, et de la mortalité elle-même. C'est la purification en préparation de la résurrection à venir : la purification de toute la Nature humaine, de toute l'humanité en la Personne de son Premier-Né nouvel et mystique, en le « Second Adam ». C'est le Baptême par le Sang de toute l'Eglise. « Tu as acquis ton Eglise par le pouvoir de ta Croix ». Et le Corps tout entier doit être baptisé du Baptême de la Croix. « La Coupe que Je dois boire, vous la boirez, et le Baptême dont Je dois être baptisé, vous en serez baptisés » (Mc. 10; 39 - cfr. Mt. 20; 23).

De plus, la mort sur la Croix est la purification du monde entier. C'est le Baptême par le Sang de toute la Création, la purification du Cosmos par celle du Microcosme, « la purification non pas limitée ou éphémère d'une petite partie de notre monde, mais celle, inconditionnelle et éternelle, de l'Univers entier » (Discours XLV "Pour la sainte Pâque", 13 p.136) remarque à nouveau saint Grégoire de Nazianze. Ainsi toute la Création prend part mystérieusement à la Passion mortelle du Maître et Seigneur incarné.

Toute la Création trembla d'effroi en Te voyant, ô Christ, suspendu à la Croix. Le soleil s'obscurcit et les fondements de la terre furent ébranlés ; dans la souffrance l'univers s'unit au Créateur. Toi qui as voulu souffrir pour nous, Seigneur, gloire à Toi.

Premier stichère du Lucernaire des Vêpres du Vendredi-Saint. Triode, T.III p.289.

Ce n'était pas un partage de souffrance par compassion ou par pitié, mais bien plutôt participation à la souffrance avec crainte et tremblement. « Les fondements de la terre furent ébranlés, de terreur devant ton aspect » ; participation à la souffrance dans l'attente joyeuse du grand mystère de la mort pour la résurrection. « La terre a été bénie par le Sang de ton Fils ».

Nombreux furent alors les miracles qui se manifestèrent : Dieu crucifié, le soleil obscurci, puis donnant à nouveau sa lumière - il fallait que les créatures compatissent aux souffrances du Créateur - le Voile du Temple déchiré, le Sang et l'Eau jaillissant du Flanc du Sauveur - l'un, comme s'il s'agissait d'un homme - l'autre comme venant d'un être supérieur ; la terre agitée, les rochers se fendant l'un sur l'autre, les morts ressuscitant pour rendre témoignage à la dernière et commune résurrection, les signes donnés au Sépulcre et après celui-ci ; tous ces prodiges, qui pourrait en faire un digne éloge ? Mais rien n'est comparable au miracle de mon propre Salut. Quelques gouttes de sang ont restauré le monde ; elles sont pour tous les hommes ce qu'est pour le lait le suc du figuier [utilisé à l'époque comme présure] ; elles ont uni et réconcilié la race humaine.

Saint Grégoire de Nazianze. Discours XLV « Pour la sainte Pâque », 29 p.161-162.

La mort sur la Croix est un Sacrement, et sa signification n'est pas seulement morale, mais aussi sacramentelle et liturgique. C'est la Pâque du Nouveau Testament. Et sa signification sacramentelle est révélée à la Dernière Cène. Il peut sembler étrange que L'Eucharistie ait précédé le Calvaire, et qu'au Cénacle le Sauveur Lui-même a donné son Corps et son Sang aux dixciples. « Cette Coupe est la Nouvelle Alliance en mon Sang, qui va être versé pour vous » (Lc. 22; 20). Car la Dernière Cène n'était pas seulement un rite prophétique, de même que l'Eucharistie n'est pas simplement une mémoire symbolique. C'est un véritable Sacrement. Car le Christ qui l'accomplit est aussi le Grand-Prêtre du Nouveau Testament. L'Eucharistie est le Sacrement de la Crucifixion, du Corps brisé et du Sang répandu. Et en même temps que cela, c'est aussi le Sacrement de la Transfiguration, la « conversion » mystérieuse et sacramentelle de la Chair en la glorieuse nourriture spirituelle (metabolè). Le Corps brisé, mourant, ressuscite de la mort elle-même. Car le Seigneur vint volontairement à la Croix, la Croix de scandale et de gloire.

Saint Grégoire de Nysse donne l'explication suivante : Le Christ n'attendit pas la contrainte de la trahison, n'attendit pas l'attaque traîtresse des Juifs, ou le jugement inique de Pilate, pour transformer le mal en source et fontaine du Salut général de l'homme. En sa propre Economie, II anticipe leurs transgressions par le rite sacré, ineffable et prodigieux. Il S'offrit Lui-même comme Offrande et Sacrifice, pour nous, en tant que Prêtre et Agneau de Dieu, qui « prend » les péchés du monde. En offrant son Corps comme nourriture, II montre clairement que l'offrande sacrificielle de l'Agneau a d'ores et déjà été accomplie. Car le corps sacrificiel n'aurait pas pu être nourriture s'il avait été encore animé. Et ainsi, lorsqu'il donna aux Disciples le Corps à manger et le Sang à boire, alors par sa propre volonté et la puissance du Sacrement son Corps a été d'ores et déjà ineffablement et invisiblement offert en Sacrifice, et son âme, avec la puissance divine qui Lui est unie, se rendit en ces lieux vers où la puissance de Celui qui l'ordonna la transporta. En d'autres termes, la séparation volontaire de l'âme du corps, l'Agonie sacramentelle, pour ainsi dire, de l'Incarné, était, en tant que telle, d'ores et déjà commencée. Et le Sang, répandu librement pour le Salut de tous, devint un « remède d'incorruptibilité », un remède d'immortalité et de vie.

Le Seigneur mourut sur la Croix. Ce fut une mort véritable. Mais ce n'était pas entièrement comme la nôtre, simplement du fait que c'était la mort du Seigneur, la mort du Verbe incarné, la mort en l'indivisible Hypostase du Verbe fait homme. C'était en fait une mort volontaire, car depuis que la Nature humaine sans tache, libre du Péché Originel, fut assumée par le Verbe dans l'Incarnation, il n'y avait plus de nécessité inhérente de la mort.

La libre « prise » du péché du monde par le Seigneur ne constitua pour Lui aucune nécessité ultime de la mort. Il accepta la mort uniquement selon le désir de son amour rédempteur. Sa mort ne fut pas le « salaire du péché ».

On a parfois pensé que, la mort étant la loi commune de la Nature humaine, le Christ devait mourir tout simplement parce qu'il est véritablement homme. Et son obéissance se serait accomplie en le fait qu'il Se serait soumis au Décret divin de la mortalité de l'ensemble des êtres humains. Ce raisonnement n'est absolument pas convainquant ; tout dépend ici de nos présupposés anthropologiques.

Le point principal consiste en ceci : ce fut une mort au sein de l'Hypostase du Verbe, la mort de l'humanité « en-hypostasiée ». La mort en général est une séparation ; et dans la mort du Seigneur, son très précieux Corps et son Âme furent certes séparés. Mais l'unique Hypostase du Verbe incarné ne fut pas divisée. L'« union hypostatique » ne fut ni brisée, ni détruite. En d'autres termes, malgré la séparation de la mort, l'âme et le corps demeurent unis par la Divinité du Verbe, duquel ils ne furent jamais séparés. Cela ne change pas le caractère ontologique de la mort, mais change sa signification. C'était une « mort incorruptible » ; ainsi la corruption et la mort y furent vaincus, et en cela commence la résurrection. La mort véritable de l'Incarné révèle la résurrection de la nature humaine. Et la Croix se manifeste comme donatrice de Vie, le nouvel Arbre de Vie « par lequel les lamentations de la mort ont été anéanties » (stichère du 3e Dimanche du Carême, à Vêpres). L'Eglise porte témoignage de ceci lors du Grand Samedi, avec une insistance particulière.

C'est pourquoi, même mort comme homme, et son âme sainte séparée de son corps immaculé, sa divinité est restée inséparée de l'un et de l'autre, le corps et l'âme j'entends, et l'Hypostase Une ne s'est ainsi pas divisée en deux hypostases ; le corps et l'âme eurent en effet de la même façon l'existence dans l'Hypostase du Verbe et, séparés l'un de l'autre par la mort, chacun d'eux continue d'avoir l'Hypostase Une du Verbe. De sorte que l'Hypostase Une du Verbe était l'Hypostase, et du Verbe, et de l'âme, et du Corps, car jamais l'âme ni le corps n'ont eu leur propre hypostase à côté de celle du Verbe, et l'Hypostase du Verbe est toujours Une et non double. L’Hypostase du Christ est donc toujours unique, même si l'âme s'est séparée du corps ; par le Verbe, elle Lui était unie hypostatiquement.

St. Jn. Damasc. De Fide orth. III, 27 Trad. Pons. p.151.

Ce n'est pas une subtile spéculation, mais l'implication logique du Dogme chalcédonien strict. Une terminologie christologique définie est présupposée, et particulièrement la doctrine de l’« enhypostaton » - de la Nature humaine en le Verbe, qui fut formulée d'abord par Léonce de Byzance et ensuite développée par saint Maxime le Confesseur. Les auteurs antérieurs ne parvinrent souvent pas à présenter avec une clarté complète l'idée de la conservation de tous les éléments humains en une unité non séparée d'avec le Verbe.

Il y a deux aspects du Mystère de la Croix. C'est tout d'abord un Mystère de deuil et un Mystère de joie, un Mystère de scandale et de gloire. C'est un Mystère de deuil et d'angoisse mortelle, un Mystère de trahison d'humiliation et de scandale.

En ce jour, le Roi de gloire, le Maître de l'Univers se laisse clouer sur la Croix. Une lance transperce son côté ; II goûte le vinaigre et le fiel, Celui en Qui l'Eglise trouve sa douceur. Il est couronné d'épines, Celui qui couvre le ciel de nuées ; II est revêtu d'un manteau de dérision, Il reçoit les soufflets des hommes, Celui qui de sa Main a façonné les mortels.

Tropaire de la Vénération de la Croix, 3e Dimanche du Grand Carême. Trad. D. Guillaume Collège grec de Rome 1978; T.II p.85.

L'Homme-Dieu pâtit et souffre à Gethsémani et sur le Calvaire jusqu'à ce que le Mystère de la mort soit accompli. Devant Lui se révèlent toutes les haines et les aveuglements du monde, toute l'obstination et la folie du mal, les cœurs froids, tout le désespoir et la mesquinerie des Disciples, et l'auto-suffisance de la pseudo-liberté humaine. Et Il couvre tout de son pardon total, son amour rempli de douleur, compatissant et qui prend part à nos souffrances. Il prie pour ceux qui Le crucifient, car en vérité ils ne savent pas ce qu'ils font. « Ô mon peuple, que t’ais-Je fait, en quoi t’ais-Je affligé, réponds-Moi ». (Michée 6; 3). Ce passage est paraphrasé et appliqué à Notre-Seigneur dans l'Office du Vendredi-Saint :

Ô mon peuple, que fais-Je fait, dit le Seigneur, en quoi t’ais-Je contristé ? À tes aveugles J'ai rendu la clarté ; J'ai purifié tes lépreux ; J'ai fait lever le paralytique de son grabat ; ô mon peuple, que t’ais-Je fait, et que me donnes-tu en retour ?

12e Antiphone, et le Tropaire. Triode T.III p.210.

Le Salut du monde est accompli en ces souffrances et ces douleurs: « C'était nos souffrances qu'il supportait, et nos douleurs dont II était accablé » (Is. 53, 4). Et l'Eglise nous prévient contre toute sous-estimation docète de la réalité et de l'entièreté de ces souffrances : « pour que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ » (I Co. 1 ; 17). Certes l'Eglise nous prévient aussi de l'exagération opposée, contre toute insistance démesurée sur la Kénose. Car le jour de la scandaleuse Crucifixion, lorsque Notre-Seigneur fut compté parmi les malfaiteurs, est le jour de gloire. « Aujourd'hui, nous sommes en fête, car Notre-Seigneur est suspendu à la Croix » - telle est la pénétrante exclamation de saint Jean-Chrysostome. (In Crucem et Latronem P.G, 4-9, col. 399). Et l'Arbre de la Croix est « l'Arbre très glorieux », le véritable Arbre de Vie « par lequel la corruption est détruite », « par lequel la lamentation de la mort est abolie ». La Croix est le « Sceau du Salut », le signe de la puissance et de la victoire. Non pas simplement un Symbole, mais le pouvoir véritable du Salut, le « fondement du Salut », comme le dit saint Jean-Chrysostome : hupothesis tès sôtèrias. La Croix est le signe du Royaume. « Je L'appelle Roi, parce que je Le vois crucifié, car c'est à la mesure d'un Roi que de mourir pour ses sujets » - ceci de nouveau est de saint Jean-Chrysostome. L'Eglise célèbre les jours de la Croix et les chérit avec solennité - non seulement comme le triomphe de l'humilité et de l'amour, mais aussi comme la victoire de l'immortalité et de la vie.

« Tu as accordé la Croix à ton Eglise, Seigneur, comme la Vie de la création » (Cathisme poétique du Mardi de la 4ème semaine du Grand Carême). Car la mort du Christ est elle-même la victoire sur la mort, la destruction de celle-ci, l'abolition de la mortalité et de la corruption : « Toi qui meurs et me vivifie ». La mort sur la Croix est la victoire sur la mort, non pas seulement parce qu'elle a été suivie ou couron¬née par la Résurrection. La Résurrection ne fait que révéler et proclamer la victoire qui a été remportée sur la Croix. La Résurrection est accomplie dans le sommeil véritable de l'Homme-Dieu. Et le pouvoir de la Résurrection est précisément le « pouvoir de la Croix » - « le Pouvoir divin inexpugnable et indestructible de la vénérable et vivifiante Croix » (prière des Grandes Complies, lors du Grand Carême), le pouvoir de la Passion volontaire et de la mort du Dieu-Homme.

Comme saint Grégoire de Nazianze l'affirme: « Il a laissé sa Vie, mais Il a le pouvoir de la reprendre, et le Voile est déchiré, pour que les Portes mystérieuses du Ciel soient ouvertes ; les rochers se fendent et le Mort ressuscité... Il meurt, mais Il donne la Vie ; et par sa mort détruit la mort. Il est enterré, mais II ressuscite à nouveau. Il descend en Enfer, mais Il en relève les âmes » (Oratio 41). Sur la Croix, le Seigneur nous « restaure en notre intégrité originelle », et « par la Croix, la Joie est donnée au monde entier ». Sur la Croix, le Seigneur non seulement souffre et peine, mais repose – « du sommeil où reposait ton Corps, ô mon Roi et mon Seigneur, le troisième jour Tu es ressuscité » (Exapostilaire de Pâques. Pentecostaire T.I p.17 ). Il donne aussi le repos à l'homme, le restaure et le renouvelle, « T'étant reposé sur la Croix, Tu m'as donné le repos, à moi qui fléchissais sous le poids des péchés ». De la Croix, le Christ répand l'immortalité sur l'homme. Par son ensevelissement dans le tombeau, Il ouvre les portes de la mort, et renouvelle la Nature humaine corrompue.

Toutes les actions et tous les miracles du Christ sont très divins et merveilleux », dit saint Jean Damascène - mais le plus admirable de tous, c'est sa Croix vénérable, car rien d'autre ne détruit la mort et le péché de notre premier Père, ne dépouille l'Enfer, ne donne la Résurrection et la force de mépriser les choses présentes et la mort même, rien d'autre ne nous fait trouver le retour à notre félicité originelle, ne nous ouvre les Portes du Paradis, n'a fait siéger notre Nature à la Droite de Dieu, ne nous fait devenir enfants et héritiers de Dieu, rien d'autre que la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; par la Croix, tout est réformé ; « nous qui avons été baptisés en Christ, c'est en sa Mort que nous avons été baptisés » (Rm. 6; 3), « nous qui avons été baptisés en Christ, nous avons revêtu le Christ » (Gal. 3; 27), « Le Christ est puissance de Dieu, et Sagesse de Dieu » (Cor. 1; 24). Voici que la mort du Christ, c-à-d. la Croix, nous a revêtus de la Sagesse et de la puissance en-hypostasiée de Dieu.

De Fide orth. IV, 11 p.167.

Et saint Irénée nous dit:

Notre Seigneur le Christ a souffert une Passion ferme et sans fléchissement, en laquelle, bien loin d'être en danger de se corrompre, Il a raffermi par sa Force l'homme tombé dans la corruption et l'a ramené à l'incorruptibilité (...). Le Seigneur a souffert pour amener à la connaissance et à la proximité du Père ceux qui s'étaient égarés loin de Lui (...). La Passion du Seigneur en nous apportant la connaissance du Père, fut Source de Salut (...). Par sa Passion, le Seigneur a détruit la mort, évacué l'erreur, anéanti la corruption, dissi¬pé l'ignorance ; II a manifesté la Vie, montré la Vérité, donné l'incorruptibilité.

Adv. Haer. II 20, 3. p.210-211.

Récapitulant en Lui l'homme tout entier du commencement à la fin, Il a récapitulé aussi sa mort. Il est donc clair que le Seigneur a souffert la mort par obéissance à son Père, le jour même où Adam mourut pour avoir désobéi à Dieu. Or le Jour où celui-ci mourut est aussi celui où il avait mangé du fruit défendu, Car Dieu avait dit: « le jour où vous en mangerez, vous mourrez » (Gn. 2; 17). Récapitulant en Lui ce jour-là, le Seigneur vint donc à sa Passion la veille du Sabbat, qui est le sixième jour de la création, celui où l'homme fut modelé, octroyant ainsi en celui-ci au moyen de sa Passion le second modelage, celui qui se fait à partir de la mort.

Adv. Haer. V 23, 2 p. 637-638.

Le Mystère de la Croix pour la résurrection est commémoré particulièrement le Samedi-Saint. Cela est expliqué dans le Synaxaire de ce jour :

Le saint et grand Samedi, nous célébrons la divine Sépulture et le séjour aux Enfers de Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, qui a fait passer le genre humain de la mort à la Vie éternelle.

Triode T.III p. 345.

Ce n'est pas seulement la veille du Salut ; c'est le jour véritable de notre Salut :

Voici le jour béni du Sabbat ; voici le jour du repos où le Fils unique de Dieu Se reposa de toutes ses oeuvres dans la mort corporelle qu'il subit pour notre Salut, retournant à la gloire d'où Il était descendu pour nous donner la Vie éternelle par sa Résurrection en son unique bonté et son amour pour les hommes.

Doxastikon des Laudes des Matines du Samedi-Saint. T.III p.349.

C'est le jour de la descente aux Enfers. Et la descente aux Enfers est d'ores et déjà la résurrection.

Dans l'iconographie byzantine, depuis la fin du 7ème siècle, la résurrection du Christ est invariablement représentée comme la Descente aux Enfers, desquels le Seigneur fait sortir Adam et tous les autres. Cela signifie la destruction des liens de la mort. Cette iconographie dépend directement des textes liturgiques et des rites, et est une interprétation picturale de cette même expérience. Il est clair qu'il y a une certaine influence de la littérature apocryphe, particulièrement celle de l'Evangile de Nicodème et de l'Homélie sur le Samedi-Saint du Pseudo-Epiphane.

Le grand moment des « trois jours de la mort » (triduum mortis) sont les jours mystérieux et sacramentels de la résurrection. En sa chair, le Seigneur repose dans le Tombeau, et sa chair n'est pas abandonnée par sa Divinité.

Ô Verbe, la chair que Tu avais assumée te fut enlevée sans que Tu en sois séparé à l'heure de ta Passion. Le Temple de ton Corps fut détruit mais ta Divinité reste unie à ta chair ; en l'une et l'autre Tu es 1'Homme-Dieu, le Fils et le Verbe de Dieu.

Premier tropaire de la 6e Ode du Canon des Matines du Samedi-Saint - Triode, T.III p. 344.

La chair du Seigneur ne souffre pas la corruption ; elle reste incorruptible même dans la mort, c-à-d. vivante, comme si elle n'était jamais morte, car elle demeure dans le sein même de la Vie, en l'Hypostase du Verbe. Comme il est dit dans l'un des tropaires :

Seigneur, Tu goûtas la mort, sans que ton corps ait connu la poussière du Tombeau.

4ème tropaire du 2ème canon de la 1ère Ode des matines du Dimanche des Myrophores. Pentecostaire T.I, p. 127.

Saint Jean-Damascène suggéra que le mot « corruption » fthora a une double signification. D'abord, il signifie « tout état passible de l'homme » (ta pathè), comme la faim, la soif, la fatigue, la mort elle-même ; c-à-d. la séparation de l'âme et du corps. En ce sens, nous disons que le corps du Seigneur était disposé à la corruption (ftharton) jusqu'à la Résurrection. Mais la corruption signifie aussi la décomposition complète du corps et sa destruction. C'est la corruption au sens propre - ou plutôt la « destruction » diafthora. Le corps du Seigneur n'expérimenta pas du tout ce mode de corruption, et demeura « incorruptible » même dans la mort. Cela veut dire qu'il ne devint jamais un cadavre.

Le mot fthora a deux significations. Il signifie en effet les souffrances humaines comme faim, soif, fatigue, enfoncement des clous, mort c-à-d. séparation de l'âme et de corps, etc... - en ce sens disons que le corps du Seigneur est corruptible, puisqu'il a assumé volontairement tout cela. La fthora signifie ensuite l'achèvement du corps en les éléments qui le constituaient ; c'est la dissolution et la disparition, ce que le plus souvent, on appelle la destruction. Le corps du Seigneur n'a pas subi cette épreuve. Comme le dit le prophète David : « Tu n'enfermera pas mon âme dans le Shéol, et Tu ne permettrais pas que ton Saint voie la corruption » (Ps. 15 ; 10). C'est pourquoi c'est de l'impiété que de dire (...) que le corps du Seigneur, avant la résurrection, est incorruptible, au premier sens de ce terme, car, s'il est ainsi incorruptible, il ne nous est pas consubstantiel, et c'est en apparence et non en réalité qu'il y a eu ce que nous dit l'Evangile. (...) Si ce ne fut qu'une apparence, le mystère de l'Economie est un simulacre et une mise en scène, et si c'est en apparence et non en vérité qu'il s'est fait homme, nous sommes sauvés en apparence et non en vérité. (...) Nous confessons d'autre part, selon le second sens du terme, c-à-d. « indestructible », que le corps du Seigneur était incorruptible comme nous l'ont transmis les Pères théophores (...) À notre propre corps, le Seigneur a donné la résurrection et avec cela l'incorruptibilité par son propre corps, Lui qui était les Prémices de la résurrec¬tion, de l'incorruptibilité et de l'impassibilité, « car, dit le divin Apôtre, le corruptible doit revêtir l'incorruptibilité » (I Co. 15; 53).

De Fide orth. L.III Ch. 28, p. 152.

Cette distinction des deux significations de la « corruption » a une importance particulière après la controverse dite aphtharto-docète. Elle était cependant déjà clairement faite par Origène (in Psalmo 15; 10). Le problème principal portait sur la signification réelle de la Passion et de la mort de Notre-Seigneur.

En cette incorruptibilité, le Corps a été transfiguré en un état de gloire. L'âme du Christ descendit en Enfer, également non-séparée de la Divinité, « aux Enfers, en âme, comme Dieu », - l'« âme déifiée » du Christ, comme saint Jean-Damascène le suggère, psuchè tetheômenè « L'âme déifiée est descendue en Enfer » (ibid. ch.29).

Il y a aussi un remarquable passage du « Dialogue sur l'Incarnation du Monogène » de saint Cyrille d'Alexandrie :

Le paradoxe, ce que nul ne peut s'abstenir d'admirer, c'est qu'un corps se soit pris à revivre, lui qui était par Nature corruptible : c'est qu'il était uni au Verbe incorruptible. De son côté, l'âme divine à qui était échue le concours et l'union avec ce Verbe, descendit séjourner aux Enfers et, usant de la Vertu et de la puissance qui appartiennent à un Dieu, se montra aussi aux esprits qui étaient là. Bien plus, Il déclara à ceux qui étaient dans les liens: sortez, et à ceux qui étaient dans les ténèbres: venez à la lumière. C'est à peu près, me semble-t-il, ce que dit le divin Pierre au sujet du Verbe de Dieu et de l'âme qui devint la sienne en vertu d'une union voulue par l'Economie : (...) « mise à mort en la chair (le Christ) a été rendu à la vie selon l'Esprit - c'est, dit-il, avec ce même Esprit qu'il est allé faire sa proclamation aux esprits détenus en prison, à ces rebelles des tenps jadis ». Il ne dirait d' ailleurs sans doute pas que la divinité du Monogène est descendue aux Enfers à nu et par elle-même pour lancer là-bas sa proclamation aux esprits, alors que cette Divinité est absolument invisible, le Divin étant de manière permanente au-dessus de tout regard. Pas davantage nous n'accorderons que, par un faux-semblant, Elle se soit donnée à Elle-même l'apparence et la forme d'une âme ; il convient d'écarter absolument toute idée d'apparence. Mais de même qu'Il a vécu familièrement avec sa chair parmi ceux qui sont encore dans la chair, Il a lancé sa proclamation aux âmes dans les Enfers portant sur Soi comme son vêtement l'âme qu'il S'était unie.

S.C. 97 Deux Dialogues christologiques Cerf. 1964 p. 235-237. « Sur l'Incarnation » 693 b à d.

Cette descente aux Enfers signifie avant tout l'entrée ou la pénétration dans le domaine de la mort, dans le domaine de la mortalité et de la corruption. Et en ce sens, c'est simplement un synonyme de la mort elle-même. Il n'est certainement pas possible d'identifier cet Enfer ou Hadès, aux « Demeures souterraines » dans lesquelles descendit le Seigneur, avec l'« Enfer » des souffrances pour les pécheurs et les méchants. En toute sa réalité objective, l'Enfer des souffrances et des tourments est certainement un mode spirituel d'existence, déterminé par le caractère personnel de chaque âme. Et ce n'est pas seulement quelque chose à venir, mais dans une grande mesure, c’est déjà constitué, pour un pécheur obstiné, par le fait réel de sa perversion et de son apostasie. Les méchants sont réellement en Enfer, dans l'obscurité et la désolation. En tout état de cause, l'on ne peut imaginer que les âmes des pécheurs qui ne se repentent pas furent dans le même « Enfer » que les Prophètes de l'Ancienne Alliance, qui parlaient dans le Saint-Esprit et prêchèrent le Messie à venir, et saint Jean-Baptiste lui-même. Notre-Seigneur descendit dans l'obscurité de la mort. L'Enfer, ou Hadès, est précisément l'obscurité et l'ombre de la mort, plutôt qu'un lieu d'angoisse mortelle ou la place des tourments punitifs, un noir "Shéol", un lieu de désincarnation sans espoir, qui était faiblement et confusément illuminé à l'avance par les rayons obliques du soleil qui ne s'est pas encore levé, en un espoir et une attente non encore exaucée.

À cause de la Chute et du Péché Originel, l'ensemble du genre humain tomba en la mortalité et la corruption. Et même la plus haute rectitude sous la Loi ne pouvait sauver l'homme - que ce soit du caractère inévitable de la mort empirique, ou de l'impuissance et du désespoir d'au-delà du tombeau, qui dépendaient de l'impossibilité d'une résurrection naturelle, du fait de l'impuissance à restaurer l'intégrité brisée de l'existence humaine. C'était, en tant que telle, une sorte d'infirmité ontologique de l'âme, qui, dans la séparation de la mort, avait perdu la faculté d'être la véritable « entéléchie » de son propre corps ; c'était le désespoir d'une Nature déchue et blessée. Et en ce sens, tous descendirent « dans l'Enfer », dans les ténèbres infernales, dans le véritable royaume de Satan, le prince de la mort et l'Esprit de la négation. Et ils étaient tous sous son pouvoir, malgré le fait que les justes n'aient pas pris part au mal ou à la perversion démoniaque, car ils étaient enfermés dans la mort par l'emprise de l'impuissance ontologique, et non point par leur perversion personnelle. Ils étaient réellement des « esprits en prison » :

Le Christ Lui-même est mort une fois pour les péchés, Juste pour les injustes, afin de nous mener à Dieu ; mis à mort selon la chair, II a été vivifié selon l'Esprit. C'est en Lui qu'il s'en alla même prêcher aux esprits en prison (I Pierre 3; 18) fulakè c-à-d. une place d'enfermement, sous garde.

« Dieu a ressuscité (le Christ), Le délivrant des affres de 1'Hadès ». Act. 2 ; 24 - Trad. Jérus. Il y a une variante : « Le délivrant des liens de la mort ». L'Hadès signifie ici la mort et rien de plus. Dans les textes liturgiques, en tout état de cause, « l'Enfer » ou « l'Hadès » dénote toujours ce désespoir de la dissolution mortelle.

Et ce fut en CETTE prison, en CET Enfer, que descendit le Seigneur et Sauveur. Au sein de l'obscurité blême de la mort brilla l'inextinguible Lumière de la Vie et de la Vie divine. Elle détruit l'Enfer et détruit la mortalité. « Lorsque Tu gisais dans le Tombeau, Seigneur immortel, Tu as brisé la puissance de l'Enfer » (Kondakion de Pâques - Pentecostaire T.I p.13).

Les ténèbres s'effacent quand survient la lumière ; ainsi disparaît la corruption sous l'attaque de la Vie. La Vie vient en tous, et la corruption, au corrupteur.

Jn. Damasc. De Fide orth. L.III ch.27 p.151.

En ce sens, l'Enfer a été simplement aboli « et il n'y a plus de mort dans le tombeau ». Car « il avait pris un corps, et il s'est trouvé devant un Dieu ; avant pris de la terre, il rencontra le Ciel ; ayant pris ce qu'il voyait, il est tombé à cause de ce qu'il ne voyait pas » (Homélie de St. Jn. Chrysost. lue pendant la Liturgie de Pâques. Pentecost. T.I p.22 ). La mort est vaincue par la Vie. « Lorsque Tu es descendu vers la mort, Vie immortelle, l'Enfer fut renversé par la splendeur de ta Divinité » (Tropaire dominical du Ton 2. Paraclétique T.I p.174 ).

La Descente du Christ aux Enfers est la manifestation de la Vie parmi le désespoir de la mort, est la victoire sur la mort. En aucune façon, ce n'est la « prise sur Lui-même » par le Christ des « tourments infernaux de l'abandon de Dieu ». Le Seigneur descendit en Enfer comme le Vainqueur « Christus Victor », comme le Maître de la Vie. Il descendit dans sa gloire, non dans l'humiliation, malgré le fait que ce soit par l'humiliation. Mais Il assuma volontairement et avec autorité la mort même.

À tous il fut démontré que le Corps n'était point mort à cause de la faiblesse naturelle du Verbe qui habitait en lui, mais pour que la mort fut détruite en lui, par la puissance du Sauveur.

St. Athanase. De Inc. 26, 6 S.C.199 p.363.

Le Seigneur descendit en Enfer pour annoncer la Bonne Nouvelle et prêcher aux âmes qui y étaient tenues et emprisonnées, (I Pierre 3; 19» et 4 ; 6: « C'est pour cela en effet que même aux morts a été annoncée la Bonne Nouvelle, afin que jugés selon les hommes dans la chair ils vivent selon Dieu dans l'Esprit »), par le pouvoir de son apparition et de sa prédication, afin de les rendre libres, pour leur montrer la délivrance. En d'autres termes, la descente en Enfer est la résurrection de l'Adam tout entier. Car l'Enfer « gémit » et « est affligé » : par sa Descente, le Christ "brise les verrous éternels" (Hirmos de la 6ème Ode du Canon pascal. Pentecostaire T.I p.12 ) ; « les liens de la mort sont rompus et le pouvoir de Satan est détruit ». Tel est le triomphe de la résurrection. « Tu as abattu les Portes d'airain et brisé tous les verrous » (6ème stichère du Lucernaire des Vêpres de Pâques) « Tu as dévasté les demeures de la mort par ta mort aujourd'hui et illuminé toutes choses par la lumière de la résurrection ». Ainsi la mort elle-même est transformée en résurrection. « JE SUIS le Premier et le Dernier, le Vivant ; J'ai été mort, et Me voici vivant pour les siècles des siècles, détenant la clef de la mort et de l'Hadès » (Apoc. 1; 17-18).

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Crucifixion, Résurrection et Rédemption

C'est dans la mort du Sauveur que l'impuissance de la mort sur Lui fut révélée. Notre-Seigneur était mortel dans la plénitude de sa Nature humaine, puisque même dans la Nature humaine originelle et sans tache, une « potentia mortis » y fut inhérente. Le Seigneur fut tué et mourut. Mais la mort ne Le retint pas. « Il n'était pas possible qu'il fut retenu en son pouvoir » (Act. 2; 24). Saint Jean Chrysostome commenta: « Lui-même le permit... la mort elle-même en Le retenant fut dans l'angoisse, comme en travail, et fut douloureusement abusée... et Il se releva pour n'avoir plus jamais à mourir » (in Acta Apost. Hom VII P.G. 60, c. 57). Il est la Vie éternelle, et du fait même de sa mort, Il détruit la mort. Sa réelle descente aux Enfers, dans le Royaume de la mort, est la manifestation éclatante de la Vie. Par la descente aux Enfers, II vivifie la mort elle-même. Par la Résurrection, l'impuissance de la mort est manifestée. L'âme du Christ, séparée par la mort, emplie du pouvoir divin, est de nouveau unie avec son corps qui resta incorruptible au-travers de la séparation mortelle, en laquelle Il ne souffrit aucune décomposi¬tion physique. Dans la mort du Seigneur, il est manifeste que son corps très pur n'était pas sujet à la corruption, qu'il était libre de cette mortalité en laquelle la Nature humaine originelle a été engagée par le péché et la Chute.

En le premier Adam, la potentialité inhérente de la mort par la désobéissance fut révélée et actualisée. En le second Adam, la potentialité d'immortalité par la pureté et l'obéissance fut sublimée et actualisée en l'impossibilité de la mort. « De même en effet que tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ » (I Co. 15; 22). L'ensemble de la structure de la Nature humaine en Christ s'avéra être stable et solide. Le fait que l'âme quitta le corps ne fut pas consommé en une rupture. Même dans la mort ordinaire d'un homme, comme saint Grégoire de Nysse le signale, la séparation de l'âme et du corps n'est jamais absolue ; une certaine communication est toujours présente. Dans la mort du Christ, cette communication s'avéra ne pas être seulement une « communication de connaissance ». Son âme n'a jamais cessé d'être le « pouvoir vital » du corps. Ainsi sa mort, dans toute sa réalité, comme une véritable séparation et comme un véritable départ du corps, fut comme un sommeil. « Aux hommes, ta mort est apparue comme un sommeil », comme le dit saint Jean Damascène (deuxième idiomèle des Funérailles du Prêtre - trad. D. Guillaume, Diac. apost. 1979, p. 60). La réalité de la mort n'est pas encore abolie, mais son impuissance est révélée. Le Seigneur mourut réellement et véritablement. Mais, en sa mort, dans une très grande mesure, la « dynamis » de la résurrection fut manifestée, elle qui est latente mais inhérente en toute mort. C'est à sa mort que la fameuse comparaison du grain de blé peut être appliquée dans sa pleine mesure. (Jn. 12; 24), et dans sa mort se manifeste la gloire de Dieu. « Je L'ai glorifié, et Je Le glorifierai à nouveau » (v. 28). Dans le corps de Celui qui s'est incarné, l'intervalle entre la mort et la résurrection est raccourci. « On sème de l'ignominie, il ressuscite de la gloire ; on sème de la faiblesse, il ressuscite de la force ; on sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel » (I Co. 15; 43 - 44).

En la mort de Celui qui s'est incarné, la croissance mystérieuse de la semence fut accomplie en trois jours – « triduum mortis" ». « Il n'a pas supporté que son Temple, le corps, attendit longtemps, mais l'ayant simplement montré à l'état de cadavre par suite de sa lutte contre la mort, Il l'a ressuscité dès le troisième jour, portant comme le trophée de sa victoire sur la mort l'incorruptibilité et l'impassibilité acquise dans ce corps ». (De Incarn. 26; 1. S.C. N° 199, p. 361). En ces mots, saint Athanase annonce la valeur de victoire et de résurrection de la mort du Christ. En ce mystérieux « triduum mortis », le corps de Notre-Seigneur a été transfiguré en un corps de gloire, et a été revêtu de puissance et de lumière. La semence germe. Le Seigneur ressuscite de la mort, comme un Fiancé sort de la Chambre nuptiale. Ceci fut accompli par la puissance de Dieu, comme la résurrection générale sera, au dernier jour, accomplie également par la puissance de Dieu. En la Résurrection, l'Incarnation est accomplie, comme manifestation victorieuse de la Vie au sein de la Nature humaine, Don d'immortalité accordé au composé humain.

La résurrection du Christ fut une victoire, non seulement sur sa mort, mais aussi sur la mort en général. « Nous célébrons la mise à mort de la mort, la destruction de l'Enfer, et le début de la Vie éternelle » (2ème tropaire de la 7ème Ode du Canon de Pâques). En sa résurrection, c'est toute l'humanité, toute la Nature humaine qui est co-ressuscitée avec le Christ, « le genre humain se revêt d'immortalité » (2ème cathisme poétique aux Matines du Dimanche du Ton 3. Paraclétique - trad. D. Guillaume, tome I, p. 319, Coll. grec de Rome, 1977). Co-ressus-cités ; mais certes pas dans le sens que tous se soient relevés du tombeau. Les hommes meurent toujours ; mais le désespoir de la mort est aboli. La mort est rendue impuissante, et à toute la Nature humaine, est donné le pouvoir ou « potentia » de la résurrection. Saint Paul rendit cela tout-à-fait clair : « s'il n'y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscité... car si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n'est pas ressuscité ».

(I Co 15» 13 et 16). Saint Paul veut dire que la résurrection du Christ serait devenue sans signification, si elle n'avait pas un accomplissement universel, si l'ensemble du Corps n'était pas implicitement pré-ressuscité avec la Tête. Et la Foi elle-même en le Christ aurait perdu tout sens et deviendrait vide et vaine ; elle serait dépourvue de tout objet. « Si le Christ n'est pas ressuscité, votre Foi est vaine » (v. 17). En-dehors de l'espoir en la résurrection générale, la Foi en Christ serait vaine et sans but ; elle serait seulement de la vanité. « Mais maintenant le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis » (I Co. 15; 20). En cela réside la victoire de la Vie. »Si cela est vrai, nous mourons comme auparavant », dit saint Jean-Chrysostome, « mais nous ne restons pas dans la mort ; et cela n'est pas mourir... Le pouvoir et la réalité même de la mort consiste précisément en ceci, qu'un homme mort n'a pas de possibilité de retourner à la vie... mais si après la mort il sera vivifié et de plus, il lui sera accordée une meilleure vie, à ce moment, il ne s'agit plus de mort, mais bien d'un endormissement » (In Hebr. 17; 2, P.G. 63, c.129 ). Nous trouvons le même avis chez saint Athanase. La « condamnation de la mort » est abolie :

« La corruption a cessé et disparu par la grâce de la résurrection. Désormais, nous nous décomposerons selon la condition mortelle de notre corps, pendant la seule durée que Dieu a fixé a chacun afin qui nous puissions obtenir une meilleure résurrection ; à la façon de semences jetées en terre, nous ne périssons pas dans la dissolution, mais nous sommes semés pour ressusciter, puisque la mort a été abrogée par la grâce du Sauveur.

De Incarn. 21; 1-2, S.C. N°199, p. 341.

Ce fut une guérison et un renouvellement de notre Nature, et c'est pourquoi il y a ici une certaine contrainte ; tous ressusciteront et tous seront restaurés en la plénitude de leur être naturel, ainsi transformé. Car ainsi toute sortie du corps n'est que temporaire. La sombre vallée de l'Hadès est abolie par le pouvoir de la Croix vivifiante.

Saint Grégoire de Nysse souligne fortement 1'interdépendance organique qui existe entre la Crucifixion et la Résurrection. La Résurrection n'est pas seulement une conséquence, mais le fruit de la mort sur la Croix. Saint Grégoire insiste particulièrement sur deux points : l'unité de l'Hypostase divine, en laquelle l'âme et le corps du Christ sont réunis même en leur séparation mortelle ; et la totale absence de péché en le Seigneur. Et il affirme :

Notre Nature, ayant été entraînée, en vertu de ses propres lois, même en la Personne du Christ, vers la séparation de l'âme et du corps, Dieu a de nouveau réuni les parties séparées en les "recollant" avec la puissance divine, en rajustant en une union indestructible ce qui avait été divisé. Et c'est cela la résurrection : le retour, après la dissolution, des éléments séparés, à une union indissoluble. Pour que soit rappelée la grâce première attachée au genre humain, et pour que nous puissions revenir à la Vie éternelle, une fois écoulé dans la décomposition le vice uni à notre Nature... Or de même que la mort s'étant une fois produite pour le premier homme, s'était transmise à toute la Nature humaine (Rm. 5; 15 et I Co. 15; 21), de même le principe de la résurrection s'étend grâce à un seul, à l'humanité tout entière... En effet, dans l'humanité qu'il avait revêtue, l'âme est retournée au corps après la dissolution, et comme si c'était là son point de départ, l'union de ce qui avait été séparé s'étend en puissance à toute la Nature humaine également. Et voilà le mystère du dessein de Dieu concernant la mort et la résurrection d'entre les morts.

Saint Grégoire de Nysse; Catéchèse de la Foi. DDE 1978. Coll. « Les Pères dans la Foi » p. 57-58. chap. 16.

En un autre endroit, saint Grégoire explique cette signification par l'analogie du roseau brisé, cassé en deux. Celui qui met les parties ensemble, commence par une extrémité, et ensuite, nécessairement, y rassemble l'autre côté, « et tout le roseau brisé est complètement réuni ». Ainsi, lorsque dans le Christ l'union de l'âme et du corps, restaurée à nouveau, ramène à l'unité « l'ensemble de la Nature humaine, divisée par la mort en deux parties », alors l'espoir de la résurrection établit l'union entre les parties séparées. En Adam, notre Nature fut déchirée ou découpée en deux par le péché. Ainsi, en Christ, cette déchirure fut complètement guérie. Ceci dès lors est l'abolition de la mort, ou mieux, de la mortalité. En d'autres mots, c'est en puissance, la restauration dynamique de la plénitude et de l'intégrité de l'existence humaine. C'est la recréation de toute la race humaine, une « nouvelle création » (Saint Grégoire de Nysse, Adv. Apoll. ch. 55. P.G. 45, c. 257-260), une nouvelle révélation de l'amour divin et du pouvoir divin, l'aboutissement de la création.

Nous devons distinguer avec le plus grand soin entre la guérison de la Nature et la guérison de la volonté. La Nature est guérie et restaurée avec une certaine « contrainte », par le pouvoir absolu de la toute-puissance de Dieu et de la Grâce invincible. Il faut même dire, par une certaine « violence de la grâce ». La plénitude est en un sens appliquée à la Nature humaine par la force. Car en Christ, toute la Nature humaine (la « semence d'Adam ») est totalement et complètement guérie de 1'implénitude et de la mortalité. Cette restauration sera actualisée et révélée en plénitude lors de la résurrection générale, la résurrection de tous, à la fois des Justes et des méchants. Nul, aussi loin que la Nature est concernée, ne peut échapper à la règle royale du Christ, ne peut s'aliéner de l'invincible pouvoir de la résurrection. Mais la volonté de l'homme ne peut pas être soignée de la même façon invincible ; car toute la signification de la guérison de la volonté réside en sa conversion libre. La volonté de l'homme doit se tourner elle-même à Dieu ; il doit y avoir une réponse libre et spontanée d'amour et d'adoration. La volonté de l'homme ne peut être guérie que librement, dans le « mystère de la liberté ». C'est seulement de façon spontanée et par son libre effort que l'homme entre dans cette vie nouvelle et éternelle, qui est révélée dans le Christ Jésus. Une régénération spirituelle peut être apportée uniquement en une parfaite liberté, et en une obéissance d'amour, par une consécration de soi-même, et une donation de soi-même à Dieu.

Cette distinction fut établie avec une grande insistance dans le remarquable traité de Nicolas Cabasilas sur « La Vie en Christ ». La Résurrection est une « rectification de la Nature » epanorthrôsis - ce que Dieu accorde librement. Mais le Royaume des Cieux, et la vision béatifique, et l'union avec le Christ, supposent le désir ; dès lors, ne sont disponibles que pour ceux qui y ont aspiré, l'ont aimé et l'ont désiré. L'immortalité sera donnée à tous, de la même manière que tous jouissent de la Providence divine. Cela ne dépend pas de notre volonté, que nous ressuscitions après la mort ou non, de la même manière que ce n'est pas par notre volonté que nous sommes nés. La mort du Christ et sa résurrection apportent l'immortalité et l'incorruptibilité à tous de la même manière, car tous ont la même Nature, que le Christ Jésus en tant qu'Homme. Mais personne ne peut être contraint à désirer. Ainsi la Résurrection est un Don commun à tous, mais la béatitude ne sera donnée qu'à quelques-uns. À nouveau, le sentier de la Vie est celui du renoncement, de la mortification, du sacrifice de soi-même et de l'offrande de soi-même. On doit mourir à soi-même, afin de vivre en Christ. Chacun doit personnellement et librement s'associer lui-même avec le Christ, le Seigneur, le Sauveur, le Rédempteur, dans la confession de la Foi, dans le choix de l'amour, de serment mystique d'allégeance. Chacun doit renoncer à lui-même, afin de « perdre son âme » en faveur du Christ, prendre sa Croix et Le suivre. La lutte chrétienne est le fait de « suivre » le Christ, de suivre le sentier de sa Passion et de sa Croix, même jusqu'à la mort, mais, avant tout, de Le suivre dans l'amour. « À ceci nous avons connu l'Amour : Celui-là a donné sa vie pour nous, et nous devons nous aussi donner notre vie pour nos frères » (I Jn. 3 ; 16) ; « en ceci consiste son amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est Lui qui nous a aimé et qui a envoyé son Fils comme victime de propitiation pour nos péchés » (I Jn. 4 ; 10). Celui qui ne meurt pas avec le Christ ne peut vivre avec Lui. « Si donc nous n'affrontons pas volontairement la mort, pour nous associer à sa Passion, sa Vie n'est pas en nous », dit saint Ignace (Mg. 5; 2, « Les Pères apostoliques » Trad. F. Quéré - Seuil 1980, p.122). Ce n'est pas simplement une règle ascétique ou morale, ni une simple discipline. C'est la Loi ontologique de l'existence spirituelle, c'est la Loi de la Vie elle-même.

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Symbolisme baptismal et réalité rédemptrice

La vie chrétienne commence avec une nouvelle naissance, par l'eau et l'Esprit. D'abord, le repentir est requis, - hè metanoia - un changement intérieur, intime et résolu.

Le symbolisme du saint Baptême est complexe et multiple. Le Baptême doit être accompli au nom de la sainte Trinité ; et l'invocation trinitaire est considérée unanimement comme la condition la plus nécessaire de la validité et de l'efficacité du Sacrement. Mais par-dessus tout, le Baptême est le fait de se revêtir du Christ (Gal. 3; 27), et est l'incorporation en son Corps (I Co. 12; 13). L'invocation trinitaire est requise car en-dehors de la Foi trinitaire, il est impossible de connaître le Christ, de reconnaître en Jésus le Seigneur incarné, l'« Un de la sainte Trinité ». Le symbolisme du Baptême est par-dessus tout, un symbolisme de mort et de résurrection, de la mort et de la résurrection du Christ. « Ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que tous nous avons été baptisés. Nous avons donc été ensevelis avec Lui par le Baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Rm. 6; 3-4).

On peut dire que le Baptême est une résurrection sacramentelle en Christ, un relèvement avec Lui et en Lui pour une vie nouvelle et éternelle : « ensevelis avec Lui lors du Baptême, vous en êtes aussi ressuscités avec Lui, parce que vous avez cru en la force de Dieu qui L'a ressuscité des morts » (Col. 2; 12). Co-ressuscités avec Lui, précisément par l'ensevelissement : « si nous sommes morts avec Lui, avec Lui, nous vivrons » (II Tim. 2; 11). Car dans le Baptême, le croyant devient un membre du Christ, greffé en son Corps, « enraciné et édifié en Lui » (Col. 2 ; 7). Ainsi la grâce de la résurrection est répandue sur tous. Avant qu'elle ne soit accomplie en la résurrection générale, la Vie éternelle est manifestée dans la renaissance spirituelle des croyants, accordée et accomplie dans le Baptême, et l'union avec le Seigneur ressuscité est le début de la résurrection et de la Vie à venir.

Et nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés de gloire en gloire, comme il convient à l'action du Seigneur, qui est Esprit... Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit elle aussi manifestée dans notre corps... sachant bien que Celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous ressuscitera nous aussi avec Jésus, et nous placera près de Lui avec vous... Nous savons en effet que si cette tente - notre demeure terrestre — vient à être détruite, nous avons une maison qui est l'œuvre de Dieu, une demeure éternelle qui n'est pas faite de main d'homme et qui est dans les Cieux. Aussi bien gémissons-nous dans cet état, ardemment désireux de revêtir par-dessus l'autre notre habitation céleste... nous ne voudrions pas en effet nous dévêtir, mais revêtir par-dessus l'autre ce second vêtement, afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie.

II Co. 3 ; 18, 4 ; 10-14, 5; 1-2.

Nous ne SERONS pas seulement changés ; nous SOMMES changés. La régénération baptismale et l'ASCÈSE se rejoignent : la mort avec le Christ et la résurrection sont d'ores et déjà opérants au sein des croyants. La résurrection est opérante non seulement comme un retour à la vie, mais aussi comme une illumination ou une sublimation en gloire. Ce n'est pas seulement une manifestation du pouvoir et de la gloire de Dieu, mais aussi une transfiguration de l'homme, dans la mesure où il meurt avec le Christ. En mourant avec Lui, l’homme retrouve une Vie nouvelle. Tous se relèveront, mais la résurrection en tant qu’une véritable « résurrection pour la vie » est dévolue seulement au croyant fidèle. Il ne vient pas en jugement, mais passe de la mort à la Vie (Jn. 5 ; 24-29, 8; 51). C'est seulement dans la communion avec Dieu et par la Vie en Christ que la restauration de la plénitude humaine trouve sa signification.

Pour ceux qui sont dans l’obscurité totale, qui se sont délibérément confinés « en-dehors de Dieu », en-dehors de la Lumière divine, la résurrection elle-même semble plutôt superflue et dépourvue de raison. Mais elle surviendra, comme une « résurrection pour le jugement » (Jn. 5 ; 29). En cela, le mystère et la tragédie de la liberté humaine se trouvera accompli.

Nous sommes certes ici au seuil de l’inconcevable et de l'incompréhensible. L’ « apocatastase » de la Nature n'abolit pas la volonté libre. La volonté doit être mue de l'intérieur par l'amour. Saint Gréboire de Nysse le comprend clairement. Il envisage une sorte de « conversio » universelle des âmes dans 1' après-vie, lorsque la Vérité de Dieu sera révélée et manifestée avec une évidence qui sera ultime et coercitive.

C'est précisément en ce point de vue qu'apparaissent clairement les limites de l'esprit hellénistique. L'Évidence y apparaît comme étant la raison décisive, le motif de la volonté, comme si le péché était simplement de 1'ignorance. L'esprit hellénistique devait passer par l'expérience longue et difficile de l'ascétisme, de l'examen et du contrôle de soi, afin de se libérer de cette naïveté intellectualisante et de cette illusion, et de découvrir le sombre abîme de l'âme déchue.

C'est seulement avec saint Maxime le Confesseur, après quelques siècles de préparation ascétique, que nous trouvons une interprétation nouvelle, remodelée et approfondie, de l’« apocatastase ». Toute la Nature, l'ensemble du Cosmos, sera restitué. Mais les âmes mortes resteront insensibles à la révélation même de la Lumière. La lumière divine resplendira sur tous, mais ceux qui ont délibérément passé leur vie ici sur terre, en des désirs charnels, « contre la Nature », seront incapables de recevoir ou de jouir de la félicité éternelle. La Lumière est le Verbe qui illumine l'esprit naturel du croyant; mais pour les autres, elle sera le feu brûlant du Jugement. II punit ceux qui, par l'amour de la chair, s'accrochent à l'obscurité nocturne de cette vie. Saint Maxime a admis une « apocatastase » en le sens de la restitution de tous les êtres en une intégrité de Nature, la manifestation universelle de la Vie divine, qui sera perçue par chacun. Mais cela ne signifie pas pour autant que tous participeront également à cette révélation du Bien. Saint Maxime trace une claire distinction entre l’« epignôsis » et la « methexis ». Les Dons divins sont dispensés en proportion des capacités des hommes. La plénitude des puissances naturelles sera restaurée en tous, et bien sûr, Dieu sera en tout ; mais c'est seulement dans les Saints qu'il sera présent « avec la grâce ». En les méchants, II sera présent « sans la grâce ». Aucune grâce ne peut être accordée aux méchants, parce que l'union ultime avec Dieu requiert la détermination de la volonté. Le méchant sera séparé de Dieu par le manque d'élan déterminé vers le Bien. Nous avons ici la même dualité entre NATURE et VOLONTÉ. Dans la résurrection, l'ensemble de la création sera restauré. Mais le péché et le mal sont enracinés dans la volonté.

L'esprit hellénistique en avait conclu que le mal est instable, et doit inévitablement disparaître de lui-même. Car rien ne peut être perpétuel, sans être enraciné dans un Décret divin. Le mal ne peut être que transitoire. Il est certain que la Foi chrétienne conclut à l'opposé. Il existe une étrange inertie et obstination de la volonté, et cette obstination peut rester non résolue, même dans la restauration universelle. Dieu ne commet jamais aucune violence sur l'homme, et la communion avec Dieu ne peut pas être imposée à l'homme, ni contraindre l'obstiné. Comme saint Maxime le remarque : « l’Esprit ne produit pas un résultat qui n'est pas désiré, mais Il transforme le but choisi en THEOSIS » (Quaest. ad Thalass. 6. P. G. 90, c.280). Car le péché et le mal ne proviennent pas de quelque impureté extérieure, mais d'une faille interne, de la perversion de la volonté. En conséquence, le péché ne peut être vaincu que par un changement et une conversion intérieure, et le repentir est scellé par la grâce dans les sacrements.

André de Césarée, dans son « Commentaire sur la Révélation », donne un intéressant aperçu terminologique (cfr. tout le chap. 62, ad XX, 5, 6. sur la « première résurrection » et la « seconde mort », P.G. 106, c. 412-413; cfr. également ch. 59, ad XIX, 21, c. 406). II y a deux sortes de vies et deux sortes de morts ; et ainsi également deux sortes de résurrection. La première vie est celle de l'homme déchu, « temporaire et charnelle » - proskairos kai sarkikè. La seconde vie est la Vie éternelle, qui est promise aux Saints, dans l'âge à venir. La première mort est la séparation de l'âme et du corps, une mort « charnelle » - ho tès sarkos - et seulement pour un temps - proskairos - jusqu'à la seconde résurrection. La « deuxième mort » est la condamnation « éternelle », qui est préparée pour les pécheurs en l'âge à venir : les tourments éternels et la réclusion dans la géhenne. De même, la « première résurrection » est une régénération spirituelle, une « vivification hors des œuvres de mort », et la seconde et ultime résurrection est celle des corps, qui doivent être relevés de la corruption et transformés dans l'incorruptibilité.

La mort physique, en l'humanité, n'est pas abrogée par la résurrection du Christ. La mort est certes rendue impuissante ; la mortalité est vaincue par l'espoir et le gage de la résurrection à venir. Et ainsi, chacun peut justifier cette résurrection pour lui-même. Cela ne peut être fait que dans une libre communion avec le Seigneur. L'immortalité de la Nature, la perma¬nence de l'existence, doit être actualisée en la vie en l’Esprit. La plénitude de la Vie n'est pas seulement une existence sans fin. Dans le Baptême, nous sommes intégrés en cette résurrection véritable de la Vie, ce qui sera accompli au dernier Jour.

Saint Paul parle d'une « ressemblance » à la mort du Christ – tô homoiômati tou thanatou autou – (Rm. 6 ; 5), « Car si c'est un même être que nous sommes devenus, avec le Christ, par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable ». Cela signifie davantage qu'une ressemblance. C'est plus qu'un simple signe, ou une simple mémoire. La signification de cette « ressemblance », pour saint Paul lui-même, est le fait qu'en chacun d'entre nous, le Christ peut et doit être « formé » : « Vous que j'enfante à nouveau dans la douleur, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous » (Gal. 4 ; 19). Le Christ est la Tête, tous les croyants sont ses membres, et sa Vie est actualisée en eux. Tous sont appelés, et chacun est capable de croire, et d'être vivifié par la Foi et le Baptême pour vivre en Lui. Le Baptême est une régénération - anagennèsis - une naissance nouvelle, spirituelle et charismatique. Comme le dit Cabasilas, le Baptême est la cause de la Vie béatifique en Christ, bien plus que de la simple vie. (Vie en Christ, II, 95).

Saint Cyrille de Jérusalem explique lumineusement la véritable réalité de tout symbolisme baptismal. Il est vrai, dit-il, que dans les fonts baptismaux nous mourons et sommes ensevelis seulement « imitativement » ou « symboliquement » - dia sumbolou. Nous ne nous relevons pas d'un tombeau réel, et ainsi, « si l'imitation n'est qu'en image, le Salut est en sa réalité même » - en alètheia de hè sôteria. Le Christ fut réellement crucifié et enseveli, et se releva en toute réalité du tombeau. Le mot grec employé est ontôs. C'est davantage et plus fort que simplement alèthôs « véritablement ». Cela souligne le caractère surnaturel de la mort et de la résurrection de Notre-Seigneur. De ce fait, Il nous donna cette chance, en prenant part de façon « imitative » à sa Passion, d'acquérir le « Salut en réalité ». Ce n’est pas seulement une « imitation », mais plutôt une participation, une similitude. « Le Christ fut crucifié et enseveli en réalité, mais à vous, il est donné d'être crucifié, enseveli et ressuscité avec Lui en similitude » - en homoiômati – (St. Cyrille de Jérusalem, Mystagogie II 4-5, 7, P.G. 33, c. 1088). Saint Basile dit également, dans son Traité sur le Saint-Esprit :

Comment donc ressembler ( au Christ ) dans la mort ? En nous ensevelissant avec Lui dans le Baptême. (...) Lorsqu'on change de vie, il paraît néces¬saire qu'une mort intervienne entre les deux vies pour mettre fin à ce qui précède et inaugurer ce qui suit. Et comment donc réussir à descendre aux Enfers ? En mimant l'ensevelissement du Christ lors du Baptême. Car le corps des baptisés est comme enseveli dans l'eau. (...) Ainsi s'explique-t-on que le Seigneur, dispensateur de notre vie, ait institué avec nous l'alliance du Baptême qui comprend un type de mort et de vie : l’eau y réalise l'image de la mort et les arrhes de la vie sont fournis par l'Esprit.

Saint Basile. Sur le Saint-Esprit, XV, 35; 129 a-c. S. G. N°17bis, p. 367, 369.

II faudrait garder à l'esprit le fait que saint Cyrille ne mentionne pas seulement la mort, mais aussi l'ensevelissement. Cela signifie que dans le Baptême, l'homme descend « sacramentellement » en l'obscurité de la mort, puis, avec le Seigneur ressuscité, se relève à nouveau et passe de la mort à la Vie. « Et cette image est accomplie entièrement sur vous, car vous êtes l'image du Christ » conclut saint Cyrille. En d'autres mots, nous sommes rassemblés par et en Christ, du fait de la possibilité même d'une « ressemblance » sacramentelle.( Saint Cyrille de Jérusalem. Mystagogie III, 1. P. G. 33. c.1088)

Saint Grégoire de Nysse insista sur le même point. Le Baptême présente deux aspects. Il est une naissance et une mort. La naissance naturelle est le commencement d'une existence mortelle, qui commence et se termine en la corruption. Une autre et nouvelle naissance doit être découverte, qui pourrait être le commencement d'une vie éternelle. Dans le Baptême, « la présence de la puissance divine fait passer à l'incorruptibilité l'être qui a pris naissance dans la nature corruptible » (Grégoire de Nysse, Catéchèse de la Foi, 33. DDB 1978 p. 88). Cette transformation s'opère par le fait de suivre et d'imiter le Seigneur. Ainsi, ce qui a été préfiguré par Lui est réalisé. C'est seulement en suivant le Christ que l'on peut passer au-travers du labyrinthe de la vie et en sortir. « Car j'appelle la garde inévitable de la mort, dans laquelle l'humanité souffrante est emprisonnée, un labyrinthe ».

Le Christ s'en échappa après les trois jours de la mort. Dans les fonts baptismaux « l'imitation de tout ce qu'il a fait est accomplie ». La mort est « représentée » dans l'élément de l'eau, et de même que le Christ revint de nouveau à la vie, ainsi celui qui est nouvellement baptisé, uni à Lui selon la Nature corporelle, « imite lui aussi la résurrection de trois jours ». C'est précisément une « imitation » et non pas une « identité ». Dans le Baptême, l'homme n'est pas réellement ressuscité, mais seulement est libéré du mal naturel et du caractère inéluctable de la mort. En lui la « continuité du vice » est retranchée. Il n'est pas ressuscité, car il n'est pas mort ; il reste dans cette vie. Le Baptême ne fait que présager la résurrection. Dans le Baptême, nous anticipons la grâce de la résurrection finale. Le Baptême est une « résurrection homiomatique », pour utiliser l'expression d'un savant russe (de homoiôma, atos, objet ressemblant, image). Cependant dans le Baptême, la résurrection est d'ores et déjà commencée. Le Baptême est le départ – archè - et la résurrection est la fin et l'accomplissement – peras – et tout ce qui prendra place dans la grande résurrection tient d'ores et déjà son commencement et sa cause dans le Baptême. Saint Grégoire ne veut pas dire pour autant que la résurrection consiste seulement en un remodelage de notre texture. La Nature humaine avance vers ce but par une sorte de nécessité. Il parle de la plénitude de la résurrection, d'une « restauration à un état bienheureux et divin, libéré de toute honte et de toute peine ». C'est une apocatastase, une véritable « résurrection à la Vie » (St. Grég. Cat. Op. cit. ch. 35).

II faut signaler le fait que saint Grégoire souligne particulièrement la nécessité de garder et de tenir ferme la grâce baptismale, car dans le Baptême, ce n'est pas seulement la Nature, mais aussi la volonté qui est transformée et transfigurée, et qui, au-travers de cela, reste libre. Si l'âme n'est pas nettoyée et purifiée dans le libre exercice de la volonté, le Baptême s'avère être infructueux ; la transfiguration n'est pas actualisée ; la nouvelle Vie n'est pas encore accomplie. Cela ne soumet pas la grâce baptismale à une autorisation humaine. Certes, la grâce descend. Mais elle ne peut jamais être imposée à quiconque qui est libre, et qui est fait à l'image de Dieu. Elle doit trouver une réponse, et être corroborée par la synergie de l'amour et de la volonté. La grâce ne vivifie pas et ne donne pas la Vie à des âmes fermées et obstinées, aux âmes qui sont réellement « mortes ». La réponse et la coopération sont requises.

C'est la raison pour laquelle saint Grégoire attaquait si vigoureusement ceux qui avaient l'habitude de retarder le Baptême jusqu'à la dernière époque de leur vie. Le bénéfice du Baptême est ainsi diminué, puisqu'il ne reste plus assez de temps pour actualiser la grâce baptismale par l'effort créateur d'une vie divine (P.G. 16, c. 416-432). D'autre part, saint Grégoire admet que le bénéfice du Baptême sera tôt ou tard étendu et dispensé à chacun, c-à-d. que le « Baptême » sera de quelque façon administré à tous les hommes. Cette idée est unie organiquement à la doctrine de l’« apocatastase » et de la possibilité de guérison pendant toute 1'après-vie, jusqu'à la consommation finale. D'où vient l'idée d'une pluralité de Baptêmes ; et le dernier Baptême sera celui du Feu, auquel personne ne pourra échapper.

La Nature humaine en tant que telle ne retire du Baptême aucun changement ... si la vie qui suit l'Initiation n'est pas différente de celle qui l'a précédée. Je le dirai sans détour, même si mon propos est audacieux: l'eau dans ce cas n'est que de l'eau.

Cfr. Grég. Nyss. Catéchèse de la Foi, Op. cit. ch. 40.

Nous pouvons trouver des idées semblables chez saint Grégoire de Nazianze et saint Jean-Damascène. Ce dernier va jusqu'à distinguer huit Baptêmes, dont le dernier, dit-il, n'est pas salutaire : il fait disparaître le mal, car le mal et le péché cessent d'agir ; et il châtie éternellement. (De Fide orth. IV, ch. 9).

Cela est dû au fait que le Baptême est une mort sacramentelle avec le Christ, une participation à sa mort volontaire, en son Amour sacrificiel, et que cela ne peut être accompli que dans la liberté. Ainsi, dans le Baptême, la mort du Christ sur la Croix est réfléchie et dépeinte comme une image vivante et sacramentelle. Le Baptême est tout d'abord une mort et une naissance, un ensevelissement et un « bain de régénération », un « temps de la mort et un temps de la Vie », comme le remarque saint Cyrille de Jérusalem (Myst. II, 4).

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Eucharistie et Rédemption

Dans l'Eglise ancienne, l'Initiation chrétienne formait un tout. Trois Sacrements étaient célébrés ensemble: le Baptême, la Chrismation (Confirmation), et l'Eucharistie. L'Initiation décrite par saint Cyrille et plus tard par Cabasilas, les inclut tous les trois.

Les Sacrements sont institués afin de rendre l'homme capable de participer à la mort rédemptrice du Christ et ainsi de gagner la grâce de sa résurrection. C'était l'idée principale de Cabasilas :

Nous sommes baptisés afin de mourir par sa mort et de nous relever par sa résurrection. Nous sommes oints du Chrême, afin que nous puissions partager son Onction royale de la déification. Et lorsque nous sommes nourris du très-saint Pain et buvons la Coupe très-divine, nous prenons part à la même Chair et au même Sang que Notre-Seigneur a assumé, et ainsi nous sommes unis avec Lui, qui s'est incarné pour nous, qui mourut, et ressuscita... Le Baptême est une naissance, la Chrismation est la Cause des actes et mouvements, et le Pain de la Vie, ainsi que la Coupe d'action de grâces sont la vraie nourriture et la vraie boisson.

N. Cabasilas, La Vie en Christ, II, 3. 4, 6.

Dans toute la Vie sacramentelle et dans toute la piété de l'Eglise, la Croix et la résurrection sont « imités » et reflétés en des symboles et des rites multiples. Tout le symbolisme est réaliste. Ces symboles ne font pas seulement que nous rappeler quelque chose qui appartient au passé. Par ces symboles sacrés, la Réalité ultime dans toute sa vérité est dévoilée et exprimée. Tout ce symbolisme hiératique culmine dans l'auguste Mystère du saint Autel. L'Eucharistie est le cœur de l'Eglise, le Sacrement de la Rédemption au sens le plus éminent. C'est plus qu'une « imitatio ». C'est la Réalité elle-même, voilée et divulguée dans le Sacrement.

Cabasilas dit qu'elle est le Sacrement final et parfait. « On ne peut pas aller plus loin, et rien ne doit y être ajouté ». C'est la « limite de la vie » - zôès to peras – « Après l'Eucharistie, nous ne pouvons aspirer à rien de plus, mais nous devons rester ici et apprendre comment nous pouvons préserver ce trésor jusqu'à la fin » (ibid. IV, 1. 4, 15 ).

L'Eucharistie est le Dernière Cène elle-même, qui se déroule encore et encore, mais qui n'est pas répétée, puisque chaque nouvelle célébration ne fait pas que représenter, mais encore EST LA MÊME « Cène mystique » qui fut célébrée pour la première fois par le divin Grand-Prêtre Lui-même « dans la nuit où Il fut livré ou plutôt Se livra Lui-même pour la Vie du monde ».

Le vrai célébrant de chaque Liturgie est Notre-Seigneur Lui-même. Cela fut souligné avec une grande force par saint Jean Chrysostome en diverses occasions:

Croyez, dès lors, que même maintenant c'est la Dernière Cène, à laquelle Lui-même prit place. Car celle-ci n'est en aucune manière différente de celle-là. Car ce n'est pas l'homme qui accomplirait celle-ci, tandis que Lui-même fait l'autre, mais c'est à la fois celle-ci et celle-là qui sont sa propre œuvre. Lorsqu'ainsi, vous voyez le Prêtre vous la transmettre, n'estimez pas que ce soit le Prêtre qui le fasse, alors que c'est le Christ qui tend la main.

Saint Jean-Chrysostome, in Matt. Hom. 50, 3. P.G. 58, c. 50f.

Celui qui accomplit alors ces choses à la Dernière Cène, c'est Le même qui œuvre aussi maintenant. Nous tenons la place des ministres. Celui qui sanctifie et change les Dons est Le même. Cette table est la même que celle-là, et n'a rien de moins. Car on ne peut pas dire que le Christ apporte ceci, et l'homme cela, mais le Christ opère l'ensemble. Ceci est la Chambre Haute, où ils se tenaient alors.

Hom 82, 5. c. 744.

Le Christ est aussi présent maintenant, Lui qui honorait de sa présence cette table, est également présent à celle-ci... Ce que le Prêtre accomplit, il le fait en figure, mais le pouvoir et la grâce sont de Dieu.

De Proditione Judæ I, 6. P.G. 4-9. C. 380.

Tout cela est d'une importance primordiale. La Dernière Cène fut l'Offrande du Sacrifice de la Croix. L'Offrande est toujours continuée. Le Christ agit toujours comme Grand-Prêtre dans son Eglise. Le Mystère est exactement le même. Le Sacrifice est Un. La table est Une. Le Prêtre est le même. Ce n'est pas un Agneau qui est immolé, ou offert en ce jour, et un autre jadis ; non pas l'un ici, et un autre quelque part ailleurs. Mais c'est LE MEME toujours et partout. Un seul véritable Agneau de Dieu, "Qui prend les péchés du monde", et qui est précisément le Seigneur Jésus.

L'Eucharistie est un sacrifice, non point parce que Jésus serait immolé à nouveau, mais bien parce que le même Corps et le même Sang sacrificiels sont réellement ici, sur l'Autel, offerts et présentés. L’Autel est réellement le saint Tombeau, en lequel le Maître céleste fut étendu, endormi. Nicolas Cabasilas affirme en ces mots :

Après s'être offert une fois et s'être immolé, Il n'a pas cessé son Sacerdoce, mais Il exerce perpétuellement pour nous cette Liturgie, en vertu de laquelle Il est à jamais notre avocat auprès de Dieu ; en raison de quoi il Lui a été dit : "Tu es Prêtre pour l'éternité ".

Hb. 7; 17-21 – Nicolas Cabasilas ; Explication de la divine Liturgie, ch. 28 ; § 4., S.C. N° 4bis, p. 179.

Le pouvoir de la résurrection et la signification de la mort du Christ sont rendus manifestes en plénitude, dans l'Eucharistie. L'Agneau est immolé, le Corps brisé, le Sang répandu, et ainsi, c'est une nourriture céleste, le « Remède d'immortalité, l'antidote de la mort, le pourvoyeur, en Jésus-Christ, de la Vie éternelle » pour utiliser l'expression célèbre de saint Ignace (Eph. 20; 2, trad. F. Quéré, Seuil 1980. p. 119). C'est « le Pain céleste et la Coupe de la Vie ». Ce sacrement redoutable est pour le croyant les véritables « fiançailles pour la Vie éternelle ». Du fait que la mort du Christ elle-même fut la victoire et la résurrection, c'est cette victoire et ce triomphe que nous observons et célébrons dans le Sacrement de l’Autel. EUCHARISTIE signifie « action de grâces ». C'est une louange plutôt qu'une prière. C'est le Service d'une joie triomphante, la Pâque continuelle, la fête royale du Seigneur de la Vie et de la gloire. « Ainsi l'ensemble de la célébration du Mystère est l'image de toute l'Economie de Notre-Seigneur », dit Cabasilas (Expos, liturg. c. 16, P.G. 150, 404).

La sainte Eucharistie est la cîme de nos aspirations. Le commencement et la fin sont ici réunis : les rappels de l'Évangile et les prophéties de la Révélation, c-à-d. la plénitude du Nouveau Testament. L'Eucharistie est une anticipation sacramentelle, un avant-goût de la résurrection, une « image de la résurrection » - ho tupos tès anapauseôs - cette expression est prise de l'Anaphore de saint Basile. La vie sacramentelle des croyants est l'édification de l'Eglise. Par les Sacrements et en eux, la nouvelle Vie en Christ est étendue et accordée aux membres de son Corps. Par les Sacrements, la Rédemption est attribuée et dévoilée ; on peut ajouter : dans les Sacrements, c'est l'Incarnation qui est accomplie, la réunion véritable de l'homme avec Dieu, en Christ.

Ô Christ, grande et très sainte Pâque ! Ô Sagesse, Verbe et Puissance de Dieu ! Donne-nous de communier à Toi plus intimement dans le Jour sans crépuscule de ton Royaume.

Hymne pascale, récitée par le Prêtre lors de chaque célébration.


L'objectif tracé initialement a-t-il été atteint ? ?

En prenant connaissance de la pensée de Georges Florovsky, nous avons eu le sentiment de nous trouver dans le même univers spirituel que celui qui s’est constitué progressivement, au fur de notre description du grand dessein de la Rédemption. En fait, la pensée de Florovsky est libérante, par rapport à l’augustinisme qui a imprégné la pensée occidentale chrétienne jusqu’à un passé récent. Inspiré par les Pères Grecs, Florovsky nous donne une vision du Salut apporté par le Christ, tout illuminée par la Résurrection. L’incarnation elle-même est comprise comme étant la résurrection de la Nature humaine. Florovsky nous donne une contemplation du mystère de la Croix, au-dessus de toute compréhension rationnelle. Il affirme hautement que Dieu me demande les souffrances de personne ; bien au contraire, Il s’en afflige. Florovsky scrute le mystère de la mort, s’appuyant sur la pensée de saint Athanase, dont nous avons remarqué une limite. Florovsky montre que la rédemption est par-dessus tout le fait d’échapper à la mort et à la corruption. L’accomplissement de la rédemption se trouve donc dans la résurrection. Il écarte toute compréhension étroitement juridique du Salut apporté par le Christ. Florovsky souligne puissamment le fait que la mort est une catastrophe pour l’homme : la conscience que la mort n’est pas faite pour l’homme est ainsi posée comme étant le principe de base de toute l’anthropologie chrétienne. Florovsky remarque le reproche que Celse faisait aux Chrétiens : d’être « aimant la chair » - car ceux-ci reconnaissaient pleinement la place légitime du corps et de la matière, dans le processus de la résurrection. Une entière reconnaissance du rôle du corps et de la matière en général, dans l’accomplissement de notre vocation d’êtres humains appelés à la divinisation, tout cela va être perdu ultérieurement en Occident, avec la place démesurée accordée à la « concupiscense » augustinienne - et en Orient aussi, à cause de la généralisation d’une sorte de « stoïcisme chrétien » qui imprégna fortement la pensée monastique. Florovsky nous donne une excellente synthèse de la pensée de Saint Grégoire De Nysse, permettant de discerner comment le corps ressuscité n’est nullement une pure et simple recréation, par rapport au corps charnel antérieur. Florovsky s’attaque ensuite à la question du temps, et montre à ce propos l’insuffisance de la pensée grecque classique. Il aborde ensuite le thème du sacrifice, puis dévoile la signification plénière du Baptême. Il montre que la mort du Christ sur la Croix est authentiquement un sacrement, ce qui fait que sa signification n’est pas seulement morale, mais authentiquement sacramentelle et liturgique. Au sein même de la mort du Christ, il montre qu’il s’agissait d’une « mort incorruptible » en laquelle commence authentiquement la résurrection. Mystère de deuil et mystère de joie, mystère de scandale et de gloire, l’ensemble des aspects de la Croix est montré par la plume vraiment inspirée de Florovsky. Il montre ensuite les arcanes du triduum mortis, les jours mystérieux et sacramentels de la résurrection. Après une réflexion sur l’Hadès, il nous montre nous-mêmes comme étant co-ressuscités avec le Christ. Il s’agit là d’une véritable recréation de la Nature humaine. D'une façon fort intéressante, il montre le caractère à la fois « contraignant » de la résurrection et par là-même d’une certaine « violence de la grâce » - mais bien sûr, un tel don demande notre participation, demande à la fois le sacrifice de soi-même et l’offrande de la totalité de notre personne au Christ. La pensée de Florovsky s’attarde maintenant à la signification complexe et multiple du baptême. Là aussi, l’apocatastase de la Nature n’abolit pas la volonté libre. Le repentir est scellé par la grâce dans les sacrements. - Généralement, lorsque la pensée grecque rencontre un problème théologique, elle le résout en opérant une nouvelle distinction. Ici, le baptême que l’on constate être reçu « en similitude », donne le Salut en réalité. Florovsky souligne le passage de saint Cyrille de Jérusalem, où ce dernier affirme que dans les fonts baptismaux nous mourons et sommes ensevelis « imitativement » alors que le Salut est en sa réalité même. Dans le baptême, nous vivons une « résurrection homiomatique » comme le dit assez curieusement un penseur russe. Ainsi donc, c’est accompli selon la Nature, et c’est effectué imitativement… Nous pressentons que le fait d’établir une telle distinction, si commode soit-elle, ne résout pourtant pas le problème de fond. Comment se fait-il qu’il soit aussi inefficace, même auprès des croyants ? On vous dit mille fois que vous êtes rénové, et il est bien difficile de le percevoir durablement en soi. Certes, il faut tenir compte de notre condition de pécheurs invétérés. Mais cela n’explique pas totalement le tiédissement et pratiquement la faillite de ce symbole fondamental du christianisme. Il me semble que le privilège que nous avons de vivre au XXIe siècle, malgré les redoutables problèmes qui se posent à notre génération, nous permet d’aisément concevoir l’existence d’autres espace-temps, et partant, d’autres dimensions du réel. Nous pouvons imaginer le baptême comme étant le « passeport » indispensable pour effectuer la traversée, prenant comme point de départ notre monde soumis à la corruption, et ayant comme point d’arrivée le Royaume, illuminé par la Lumière vivifiante de la Divinité. Bien évidemment, la possession d’un tel « passeport » ne suffit pas, tout en étant néanmoins indispensable. Il nous faut encore acquérir un « billet d’avion », et cela, nous ne pouvons le faire que par notre propre labeur. Avec un peu d’humour, nous pouvons préciser notre propos en affirmant que, pour éviter le pélagianisme, ce « labeur » est abondamment subsidié par l’Aide divine... D’autre part, cette conception du Salut comme d’un mystique « changement de lieu » permet de retrouver la dimension cosmique du christianisme, perdue depuis de nombreux siècles, au profit d'une vision individualiste du pardon du péché, compris comme étant une forme de culpabilisation. Comme le remarque Florovsky, de même que le baptême se réfère à la seule et unique mort et résurrection du Christ, l’eucharistie et la même toujours et partout : un seul et unique Agneau mystique est immolé dans la dimension du Royaume, sacrifice qui se répercute d’innombrable fois en notre univers, sans pour autant perdre quoique ce soit de son unicité ontologique. Florovsky désigne l’eucharistie comme étant la cîme de nos aspirations, là où le Commencement et la Fin sont réunis. - La pensée de Florovsky est riche et multiforme, et à ce titre peut nous servir de base d’inspiration. De nombreux thèmes présents dans l’œuvre de Florovsky ne demandent qu’à être développés, car les richesses de signification que nous présente la révélation sont véritablement inépuisables.


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