Orthodoxie en Abitibi

Le Père Théodore de Régnon : Notices biographiques

Le Père Théodore de Régnon
1831-1893

- Notices biographiques -


Le présent texte fut publié en Introduction à la « Métaphysique des Causes », ouvrage du Père Théodore de Régnon.
Cette « Introduction » est de la plume de Gaston SORTAIS.
Le texte fut rédigé « à Paris, 6 février 1906, en la fête de saint Waast. ».

portrait du Père Théodore de Régnon

Né a Saint-Herblain (Loire-Inférieure), le 11 octobre 1831, il fut admis dans la Compagnie de Jésus le 7 septembre 1852, enseigna les mathématiques, la physique et la chimie au collège de l'Immaculée-Conception (Paris-Vaugirard), la physique à l'école Sainte-Geneviève (Paris, ancienne rue des Postes) et mourut subitement à Vaugirard, rue Desnouettes, le 26 décembre 1893.

La plus grande partie de la vie active du Père de Régnon fut employée à enseigner les sciences physiques, notamment aux candidats à l’École polytechnique qui suivaient les cours du collège Sainte-Geneviève. Mais ces travaux professionnels ne l'absorbaient pas tout entier.

Au milieu des fatigues et des préoccupations du professorat, il sut se ménager du temps et du calme pour vaquer à ses études favorites de philosophie et de théologie, qui avaient définitivement conquis son intelligence et son cœur pendant sa préparation au sacerdoce. Ce goût marqué pour les spéculations philosophiques et théologiques était un héritage paternel. Jusque dans sa vieillesse le marquis de Régnon, passionné pour les controverses religieuses, se donna le plaisir de discuter avec les professeurs du Grand Séminaire de Nantes.

Pendant cette période où il fut appliqué à l'enseignement, le Père de Régnon avait lu, médité, annoté les principaux Pères de l'Église et les grands Docteurs de la Scolastique. Il ne lui manquait que des loisirs pour mettre en œuvre cet amas de matériaux. Les décrets de 1880, en l'arrachant brutalement à ses fonctions de professeur, les lui fournirent.

Habitué à voir en toutes choses la main délicate de la Providence, industrieuse à tirer le bien du mal, le Père de Régnon, qui ne dédaignait pas les souvenirs classiques, se prit plus d'une fois à répéter, dans le calme champêtre de son « potager », le vers bucolique : Deus nobis haec otia fecit. À quelque chose malheur fut bon. Il passa en effet, comme il l'écrit lui-même avec une pointe d’humour, les treize dernières années de sa vie, « là-bas, auprès du collège de Vaugirard, dans un potager » entourant la vieille maison où mourut en odeur de sainteté le vénérable M. Olier.

C'est là que notre philosophe, presque à la campagne, mena « la vie du capitaine en retraite ». Mais ce fut une retraite studieuse et l'époque de sa plus grande activité intellectuelle. Car, sans négliger le soin de ses plates-bandes, il se livra en liberté à la culture intensive des concepts. Si l'on faisait abstraction de la préparation laborieuse, temps dès semailles, dont nous avons parlé, on s'expliquerait mal que le Père de Régnon ait pu produire, en si court intervalle, une aussi abondante moisson d'œuvres approfondies sur les matières les plus relevées de la métaphysique et du dogme. Qu'il suffise de mentionner ici, à côté de Banes et Molina, ouvrage de moyenne étendue (366 pages), la Métaphysique des Causes qui forme un in-octavo de près de 700 pages, et les quatre gros volumes d'Études de théologie positive sur la Sainte Trinité, qui donne un total respectable de 2296 pages.

Une personne qui l'a bien connu, disait du Père de Régnon : « Il aimait à marcher sur le bord des précipices, à suivre les sentiers escarpés, dans l'ordre physique et dans l'ordre intellectuel ». Le fait est qu'il a traité de préférence les questions philosophiques les plus abstruses et les plus hautes, comme la nature de la liberté humaine, la façon de la concilier avec la puissance et la science divine ; le jeu compliqué des Causes ; le fait est qu'il s'est adonné avec passion à l'étude des mystères les plus ardus de la foi, osant scruter, selon le mot de saint Paul, « les profondeurs de Dieu », un dans sa Nature et trine en ses Personnes.

Sans doute on lui a reproché d'avoir fait quelques faux pas en côtoyant ces précipices ; il a suivi parfois des chemins hasardeux en gravissant ces rudes sentiers : je veux dire qu'on a pu relever, dans ses ouvrages, certaines opinions discutables, et noter çà et là une tendance fâcheuse à outrer telle ou telle divergence entre les Pères grecs et les Pères latins. Mais, personne ne le contestera, le Père de Régnon se meut à l'aise sur ces hauteurs périlleuses. On a l'impression rassurante qu'il est dans son élément naturel. En se penchant sur les abîmes de la vie divine pour en sonder, selon son pouvoir, les attirantes profondeurs, il n'éprouve aucun vertige : l'intelligence reste ferme et le style lumineux.

La lucidité limpide du Père de Régnon n'est pas, comme il arrive trop souvent, la facile récompense d'une étude à fleur des choses, qui produit sans effort une clarté de surface; non, elle est le fruit d'une patiente méditation qui creuse, pénètre, approfondit une matière obscure et finit par faire jaillir, de l'analyse et du choc des idées, l'éclair qui en illumine les replis ténébreux.

Le style du Père de Régnon n'est pas seulement clair et précis ; il est coloré. Les écrivains, qui s'occupent de sujets abstraits, échappent malaisément à la sécheresse et à la raideur. Notre philosophe a su éviter ce double écueil. Sa phrase alerte et souple marche au but dégagée des faux ornements qui pourraient l'alourdir. Tout d'ailleurs lui sert à concréter sa pensée : évocation d'images vives et justes, emploi de comparaisons familières bien appropriées, emprunts faits à propos aux sciences, exposé historique des controverses et des systèmes, voire même un recours opportun aux ressources de la philologie, ou d'instructifs rapprochements entre le XIIe et le XIXe siècle, tous deux en proie à la plus poignante inquiétude intellectuelle. De là naît spontanément une variété de ton qui jette un grand charme sur ces problèmes d'une nature si aride.

Le Père de Régnon se compare quelque part à un « coureur des bois » en quête de beaux points de vue. Il y a dans ce métaphysicien un vrai tempérament d'artiste qui se maîtrise et se contient sous l'austère discipline de la raison. Par bonheur, il lâche par moment la bride ; alors on y gagne d'admirer quelques expressions de haut relief ou quelques traits de brillant coloris, ou même des miniatures légèrement esquissées. Mais ces éclairs d'imagination n'ont rien de troublant, car, au lieu de précéder les explications strictement rationnelles, ils viennent s'y ajouter comme une lumière complémentaire qui parachève renseignement.

C'est ainsi qu'après avoir montré, d'après Aristote et les Scolastiques, que la science est un « avoir » (habitus), un avoir acquis par l'étude, une « disposition vitale », il se résume en trois lignes qui font tableau : « C'est une vie, mais endormie ; lorsque le savant touche sa science par un acte de réflexion, elle s'éveille, s'agite et se montre au dehors » (Études sur la Trinité, t. I, p. 15).

Le sentiment lui-même trouve le moyen de percer çà et là à travers ces belles élévations où le Père de Régnon épanche magnifiquement son amour envers Dieu ou son admiration pour ses infinies perfections. Aussi je ne m'étonne pas qu'un grand chrétien, M. Alfred Dutilleul, d'Armentières, capable de s'assimiler une forte nourriture intellectuelle, ait pu dire en parlant des Études sur la Trinité : « Jamais aucune lecture ne m'a davantage élevé l'esprit et réchauffé le coeur. » Ce bel ensemble de qualités se ramène à une qualité maîtresse : le style du Père de Régnon est original, naturel, vivant, comme il l'était lui-même.

Ceux qui eurent le plaisir de l'approcher se rappellent encore avec délices la vivacité primesautière de son intelligence qui semait la conversation de joyeusetés aimables ou spirituelles, la verve endiablée qu'il mettait parfois à soutenir certaines propositions frisant le paradoxe, la façon pittoresque et animée dont il contait les vieilles histoires de la Vendée militaire, l'entrain communicatif avec lequel il chantait les refrains du passé ou les chansonnettes pétillantes d'esprit, composées pour égayer les fêtes de famille, enfin cet air finement railleur, mais tempéré de bonhomie, que trahissait un léger plissement au coin de l'œil.

On retrouve, en lisant son œuvre écrite, quelque chose de cette vie débordante, dans certaines hardiesses de pensée et d'expression, dans cette vive allure qui fait défiler en bon ordre des bataillons de concepts subtils, et qui porte sans languir le poids d'une vaste érudition, dans l'humeur belliqueuse, quasi épique, avec laquelle il retrace les passes d'armes brillantes des tournois scolastiques, comme la querelle acharnée des Universaux ou les démêlés ardents entre Thomistes et Molinistes, dans les heureuses saillies d'un tempérament de lutteur, dans le tour moderne dont il excelle à revêtir des pensers antiques. C'est ainsi que ce philosophe, qui est devenu par la réflexion le contemporain des docteurs du XIIe, XIIIe et XVIe siècles, reste l'homme de son temps, très actuel et très vivant.

Ce qui achève de gagner complètement la sympathie du lecteur, c'est qu'à mesure qu'il avance dans l'étude des ouvrages du Père de Régnon, sa parfaite droiture intellectuelle transparaît de plus en plus. Sous ce rapport ses œuvres sont encore un fidèle miroir de son âme. Ce fut un esprit éminemment sincère envers lui-même et vis-à-vis des autres. Il ne cherche pas à faire parade de son érudition théologique, dont il indique ingénument la source, au risque de s'amoindrir dans l'estime des gens superficiels. Il fait un accueil encourageant aux remarques : « Merci de votre bonne lettre », écrit-il à l'un de ses censeurs, « Je la dis bonne, moins pour les aimables compliments de la première page que pour les franches critiques qui suivent... Merci encore de votre franchise qui m'est si utile. » Des paroles il passait aux actes, changeant ou éclaircissant certains passages critiqués.

L'amour pur de la vérité lui inspirait le courage des loyales rétractations : « Dans l’introduction de cet ouvrage, j'ai exagéré l'opposition entre saint Thomas et saint Bonaventure » (Cf. Études sur la Trinité, t. I, p. 285, n. 1). Il fait effort pour entrer dans l'idée des autres : « Comprendre... c'est concevoir la vérité comme l'auteur l'a conçue. D'où il suit que, pour profiter de la lecture d'un livre, il faut s'efforcer de le penser comme il a été pensé. Chose difficile... »(Cf. Études sur la Trinité, 1.1, p. 41. L'auteur revient sur ce point et y insiste. Cf. Ibidem, p. XI ; 2).

Un ancien élève, attaché militaire à l'ambassade des États-Unis, avait été frappé de cette faculté de « compréhension », très développée chez son cher Maître : « Il comprenait les divers aspects des choses, même ceux qui étaient le plus étrangers à son caractère de prêtre ». Aussi savait-il rendre justice au talent des adversaires qu'il combattait, et, comme parle le même témoin, « découvrir un grain de vérité dans un tissu d'erreurs ». À ceux qui, s'effrayant des tendances matérialistes d'une science toute récente, la Psycho-physiologie, étaient tentés de la proscrire, il opposait ces judicieuses observations : « Faut-il, à cause de cela, anathématiser en bloc la nouvelle science? Cet anathème n'en détruira pas la vogue ; et, d'ailleurs, pourquoi la repousser si elle apporte des vérités nouvelles ? Bien au contraire, on devra l'encourager, en profiter, tant qu'elle reste fidèle à sa méthode expérimentale et se maintient dans son domaine propre ; mais en même temps on lui rappellera qu'elle est à peine sortie du maillot et qu'elle doit se défier de cet âge où l'enfant se croit le droit de toucher à tout » (Th. de Régnon, dans la Revue les Études, 1891, t. LIII, p. 676).

Qui pourrait s'étonner maintenant qu'un esprit si vigoureux et si compréhensif ait conquis d'emblée l'admiration de philosophes et de théologiens compétents ? Voici quelques noms. Arrivé, dans son Cours de philosophie, au chapitre des Causes, M, Georges Fonsegrive s'exprime ainsi : « Je tiens à dire combien, pour toute cette leçon, je suis redevable au savant et profond ouvrage du Père Théodore de Régnon, la Métaphysique des Causes » (Fonsegrive, Éléments de philosophie, t. II. — Métaphysique, XIIe leçon, p. 247, note 1. Première édition, Paris, 1891.). Le très regretté Ollé-Laprune, pendant qu'il enseignait à l'École normale supérieure, se plaisait à renvoyer ses élèves à la Métaphysique des Causes comme à un chef-d'oeuvre. Mgr d'Hulst, dont on connaît la maîtrise en ces matières, n'a pas craint de renchérir encore sur les éloges précédents : « Un religieux de la Compagnie de Jésus, le Père Théodore de Régnon, a publié, sous ce titre, Banes et Molina, un ouvrage de vulgarisation où se révèle avec le talent du narrateur, habile à faire revivre les luttes du passé et à en rajeunir l'histoire au contact des sources, la vigueur d'esprit d'un métaphysicien de premier ordre. L'auteur du savant traité de la Métaphysique des Causes a montré, dans l'écrit dont nous parlons ici, qu'il savait rendre accessibles au vulgaire les plus hauts problèmes » (Mgr. d'Hulst, Conférences de Notre-Dame, 1891, p. 370. Paris, Poussielgue.).

Le Père de Régnon était un intellectuel, si l’on prend ce mot dans sa signification large et humaine de tendance d'esprit dominante, mais non au sens perverti et injurieux de faculté exclusive, développée jusqu'à l'hypertrophie. Car il fut de ceux qui vont au vrai « avec toute leur âme » (Platon, République, 1. VII. Édition Didot, t. II, p. 126). Il s'efforça constamment, pour maintenir l'équilibre ou le rétablir, de donner à son intellectualisme fougueux un nécessaire contrepoids. Plus que personne il eût souscrit à cet anathème lancé par Bossuet : « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne point à aimer et se trahit elle-même ! » (Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, ch. IV, § 10) Le Père de Régnon ne fut pas seulement une belle intelligence; ce fut encore un grand cœur.

On a pu dire, sans exagération, que la charité, guidée par des motifs surnaturels, avait été l'âme de toutes ses actions et comme la source sans cesse jaillissante où il allait puiser les plus délicates inspirations. Il se montra toujours prêt à rendre service, de la meilleure grâce du monde, en dépit de ses travaux absorbants qui le réclamaient tout entier. Il avait un don exquis pour encourager les essais des débutants : une lettre, écrite quelques heures avant sa mort, portait encore au loin quelques paroles de réconfort. Il était doué d'un entrain merveilleux, et il en usait largement pour répandre autour de lui, dans la communauté dont il faisait partie, l'émulation de la saine gaieté et l'éclat de la belle humeur.

Contraste curieux, qui pourtant n'est pas rare, ce grand semeur de joie était sujet à des accès de mélancolie qui le poussèrent parfois à se figurer les choses sous des couleurs trop sombres. Il s'imposa courageusement de réagir contre ces tendances déprimantes, comme il le conseillait à ses dirigés : « Voyez toujours l'avenir en beau plutôt qu'en noir. Je vous parle par expérience : À brebis tondue Dieu ménage le vent ».

Il avait acquis dans ces luttes douloureuses contre lui-même l'art difficile de consoler les autres. Voyait-il quelque nuage assombrir le front de l'un de ses compagnons de route, il trouvait dans son cœur, passé maître dans la science de l'épreuve, le mot de circonstance, capable de chasser la tristesse qui s'envolait au souffle de sa prévenante charité. Avait-il à adresser des condoléances à quelque ami cruellement frappé, il mettait dans ses paroles ou dans ses lettres un accent d'émotion si sincère et une telle délicatesse de touche que l'on était parfois remué jusqu'aux larmes. Quoi de plus révélateur en ce genre que cette simple réflexion, toute trempée de larmes, qui lui échappe dans l'une de ses lettres : « J'ai voulu vous consoler, et je ne fais que pleurer avec vous ».

La charité expansive du Père de Régnon n'était pas limitée à ses frères en religion, à ses proches et à ses intimes ; elle rayonna au dehors et s'étendit à tous les malheureux que la Providence plaça sur son chemin (le Père de Régnon demanda au T. R. P. Beckx la faveur d'aller en Chine comme missionnaire ; Le Père général le remercia de son offre généreuse, mais ne crut pas devoir l'accepter). Quand il était en présence de la misère, réelle ou feinte, son cœur compatissant ne savait pas refuser. Instruit par l'expérience, il ne fut pas longtemps dupe des supercheries traditionnelles ; il connaissait le coup « du chemin de fer » et les autres. N'importe : il cédait presque toujours aux vives instances et aux belles promesses de ses solliciteurs, préférant suivre l'exemple de Montalembert qui disait : « J'aime mieux donner neuf fois sur dix à faux, que de repousser un vrai nécessiteux. » Quelqu'un, au courant de son inlassable générosité, lui demanda un jour catégoriquement : « Avez-vous jamais été remboursé ? » — « Une fois, répondit-il, un brave ouvrier, deux ou trois ans après, me rapporta cinq francs ». Ce fut son « grand succès ».

Le Père de Régnon savait aussi payer de sa personne et donner de son temps: sacrifice parfois héroïque pour un homme si ardent à l'étude et si économe de ses minutes! Et pourtant il écoutait, ayant l'air d'y prendre un intérêt soutenu, les interminables récits et les redites fastidieuses des quémandeurs. Durant sept ou huit ans, il secourut une pauvre femme et son fils, leur envoyant chaque jour un panier de provisions qu'il arrangeait souvent lui- même, et leur portant, en de fréquentes visites, le cordial de paroles réconfortantes. On le chargea quelque temps d'exercer les fonctions d'aumônier à l'établissement de la rue Lecourbe, où les admirables Frères de Saint-Jean-de-Dieu recueillent, instruisent et soignent des centaines d'enfants infirmes, Il se dépensa généreusement dans ce ministère apostolique des déshérités et ne parla jamais, qu'avec une toute particulière affection, de ses chers petits paroissiens qui s'étaient montrés si confiants et si dociles.

Déjà souffrant, mais faisant effort sur sa douleur, il sortit vers la fin de décembre 1893, par un froid vif, pour administrer son ancien concierge du 98 de la rue de Vaugirard, où il habita quelques années, à la suite des décrets de 1880 qui l'avaient chassé de l'école Sainte-Geneviève.

Trois jours après cette course charitable, le 26 décembre au soir, on frappa en vain à la porte de sa chambre. Tout ému, le visiteur entra et il aperçut le Père de Régnon, assis au coin de sa table de travail, doucement endormi dans la mort. La nouvelle s'en répandit vite dans le quartier, et plus de deux cents lettres arrivèrent à sa modeste résidence, attestant la reconnaissance et le regrets touchants des malheureux qu'il avait assistés. Ce fut toute son oraison funèbre : en est-il de plus éloquente dans sa simplicité sincère et spontanée ?

Le bréviaire du défunt était encore ouvert à l'office de saint Jean : l'Église avait déjà célébré les premières vêpres de l'Évangéliste du Verbe et de l'Apôtre de la charité. Le laborieux écrivain s'était lui aussi efforcé, à l'exemple de l'Aigle de Patmos, de prendre son essor vers les sommets divins (Cf. Études sur la Trinité, t. III, p. 446-447. — Métaphysique des causes, p. 323-324, etc.), et de donner au prochain, après Dieu, le meilleur de son amour.

Cette mort subite ne fut pas une surprise pour le Père de Régnon, car, chaque jour, il se tenait prêt à répondre à l'appel divin avec sa rondeur toute militaire : Présent. Mais elle est venue brusquement briser le grand projet qu'il avait caressé pendant toute sa vie d'études. L'ensemble, déjà si imposant, de ses travaux, n'était à ses yeux qu'une introduction et comme le vestibule du monument théologique, qu'il rêvait d'élever à la gloire de Marie, mère de la divine grâce : retracer son rôle dans l'économie du plan rédempteur. Il n'a laissé que des matériaux plus ou moins dégrossis et des esquisses à peine ébauchées : Pendent opera interrupta. Les œuvres inachevées font sur l'âme l'impression mélancolique des ruines : ne sont-elles pas des ruines anticipées? Perte sensible, mais regret stérile. Dieu, qui n'a besoin de rien ni de personne, content des bons désirs de l'infatigable ouvrier, l'avait jugé mûr pour la récompense.

Depuis longtemps déjà, nous l'espérons, le Père Théodore de Régnon voit face à face, sans ombre et sans voile, cette adorable Trinité dont il essaya d'explorer, à la lueur de la foi, les mystérieuses profondeurs; il contemple, dans une clarté sans nuage, le Principe des principes et la Cause des causes, source indéfectible des causes secondes et des principes rationnels dont il a si bien disserté ; il entend, sans fatigue ni satiété, retentir la Parole éternelle du Père et son Écho fidèle, dont il a dit magnifiquement « qu'ils suffisent à remplir l'éternité et l'immensité » (Th. de Régnon, Études sur la Trinité, t. III, p. 447).


Nous trouvons aussi cette Introduction, en tête du Tome 3, p. I – V, des Études de Théologie positive :


Le P. Théodore de Régnon, né dans la Bretagne nantaise le 11octobre 1831, entra dans la Compagnie de Jésus le 7 septembre 1852. L'enseignement des sciences physiques, en particulier pour la préparation des candidats à l'école Polytechnique, occupa la plus grande partie de sa vie. Mais, au milieu de ces travaux professionnels, il réserva toujours une part de lui-même, et la meilleure, pour des spéculations plus hautes encore. Au temps de sa préparation au sacerdoce, les études de philosophie et de théologie avaient captivé son intelligence; il y revenait sans cesse, et souhaitait de pouvoir s'y livrer à loisir. Il en eut l'occasion à la suite des décrets de 1880.

Le 29 mars 1880, le ministre de l'Instruction publique Jules Ferry prit deux décrets par lesquels il ordonna aux Jésuites de quitter l'enseignement dans les trois mois. Il donna aux enseignants des congrégations catholiques le même délai pour se mettre en règle avec la Loi ou pour quitter aussitôt l'enseignement. 5.000 congrégationnistes furent presque aussitôt expulsés sans ménagement et certaines municipalités anticléricales firent du zèle en expulsant aussi les religieuses qui se dévouaient dans les hôpitaux. Cette laïcisation à marches forcées de l'enseignement provoqua de violents remous et obligea le président du Conseil Charles de Freycinet à démissionner le 19 septembre 1880. Il fut remplacé à la tête du gouvernement par... Jules Ferry lui-même. Le nouveau chef du gouvernement en profita pour compléter l'application de ses décrets.

Ses treize dernières années, passées dans de studieuses retraites, furent données au travail personnel et à la composition d'ouvrages depuis longtemps préparés par l'étude et la réflexion. Son rêve le plus cher était une œuvre théologique sur le rôle universel de la Sainte Vierge dans la distribution de la grâce; il n'eut pas le temps de l'écrire. Il publia du moins, à quelques années d'intervalle, Bañes et Molina (1883), suivi plus tard de Bannésianisme et Molinisme (1890), la Métaphysique des Causes d'après saint Thomas et Albert le Grand (1886), et le commencement des Études de théologie positive sur la Sainte Trinité (1892).

Vers la fin de décembre 1893, s'entretenant avec le R. P. Provincial, il lui parlait de cet ouvrage, et de son projet de le compléter sans retard. Le premier des deux volumes publiés avait donné l'Exposé du dogme et ses formules chez les Pères grecs et latins ; le second avait présenté le Tableau des théories latines. Pour l'exécution complète du plan annoncé dans les premières pages du tome I, il restait à développer les Théories grecques. Ce serait l'objet du tome III, Théories grecques sur le Père et le Fils, et du tome IV, Théories grecques sur le Saint-Esprit. Tous les deux étaient presque terminés : l'auteur demandait une semaine environ pour en revoir ou en compléter certaines parties.

Bien peu après cette conversation, le P. de Régnon était subitement rappelé à Dieu. Le 26 décembre, vers le soir, on le trouvait, assis au coin de sa table de travail, tranquillement endormi dans la mort. Devant lui était ouvert un fascicule intitulé Le Fils perfection du Père ; sur un rayon de la bibliothèque adossée au mur de la chambre, deux cartons contenaient les deux volumes promis.

Le second, on le verra, est inachevé. Quant à l'étude trouvée sur la table, plusieurs indices ont permis de la replacer à coup sûr : c'est la dernière du présent volume (le tome 3 des Études de théologie positive). Quelles modifications l'auteur se proposait-il de faire encore à celle-là, ou à quelques autres? Impossible de le dire, et bien plus encore d'essayer d'y suppléer. D'ailleurs, le manuscrit n'offre d'autre lacune que celle de la fin, et la rédaction ne laisse rien à désirer. Aussi l'œuvre posthume paraît-elle ici sans changement. Il a fallu seulement vérifier attentivement les très nombreuses citations, et, ça et là, remplacer une expression par un synonyme, pour éviter une distraite répétition de mots. Encore le style de l'auteur est-il tellement personnel, tellement calculé dans sa belle simplicité qu'il a paru le plus souvent préférable de n'y point toucher. Un lecteur attentif saura bien, s'il y a lieu, redresser une incorrection ou s'éclaircir à lui-même une phrase d'aspect obscur, et il aimera toujours mieux n'avoir pas affaire à un texte amoindri.

Tels qu'ils sont, ces deux volumes vont certainement rencontrer près des savants catholiques, le même accueil que les précédents. Érudits et théologiens avaient lu avec empressement les premiers; ils en ont fréquemment réclamé la suite. Tous loueront encore ici l'étendue des connaissances patristiques, l'élévation des idées, la pittoresque beauté des aperçus dogmatiques, le choix des comparaisons originales et vives, la franche allure du style. Quelques-uns peut-être trouveront aussi matière à contester ; mais les critiques, qu'elles soient ou non en partie fondées, n'empêcheront pas de reconnaître la valeur peu commune d'un pareil ouvrage. Outre la claire et large exposition de tant de vérités, ces Études ont, même dans les parties librement discutables, le très grand avantage d'éveiller les esprits, de faire chercher, et parfois trouver, des solutions meilleures que les anciennes, en tous cas de faire réfléchir. Combien de délicates questions où la véritable pensée de tel ou tel Père n'a peut-être pas encore été complètement saisie et exposée exactement ! Il y a là un large champ ouvert à tous les travailleurs, aux candidats qui briguent les grades théologiques, aux maîtres surtout du haut enseignement. Pour préparer l'histoire définitive de la théologie catholique, il faut encore une infinité de monographies et d'études de détail. Si l'œuvre du P. de Régnon contribue à multiplier de pareils travaux, il aura rendu grand service. Là même où l'auteur peut-être n'a pas trouvé le dernier mot d'un problème, il aura du moins excellé à y attirer l'attention.

Lui-même se donnait pour un « coureur des bois, voyageant un peu au hasard, et allant à la recherche des beaux points de vue. Lorsqu'il les rencontre, il les signale aux théologiens de profession, pour qu'ils en fassent leur profit. » Ne pas se reconnaître d'autre mérite, c'était modestie au P. de Régnon ; il fait bien autre chose que cela ; mais cela même, il le fait on ne peut mieux. Qui ne serait heureux de parcourir le monde grec, en compagnie de ce guide à l'intelligence vive et remarquablement ouverte ? S'il invite à regarder, c'est qu'il y a quelque chose à voir ; toujours ses réflexions intéressantes stimulent le mouvement fécond des idées, et, à contempler avec lui les grandioses horizons du premier dogme catholique (on l'éprouvera sans doute comme nous), l'esprit a conscience qu'il s'élève, tandis que le cœur, souvent ému, s'attache plus fermement à la Foi.


Une notice sur le Père Théodore de Régnon figure dans l'ouvrage : « Témoins de la pensée catholique en France sous la IIIe République » (Beauchesne & Fils. 1940), de l'Abbé Pierre Fernessole (Docteur ès-Lettres ; Professeur à l'Université Catholique de Paris ; Premier Aumônier de la Maison d'Éducation de la Légion d'honneur).

Ces « Témoins de la pensée catholique en France sous la IIIe République » sont au nombre de six, groupés en deux séries : Mgr d'Hulst, le P. Théodore de Régnon, Léon Ollé-Laprune, parmi les philosophes ; Mgr. Battifol, le P. Léonce de Grandmaison et le P. Lagrange, parmi les critiques et les historiens. Une ample notice fait revivre la carrière et l'œuvre de chacun d'eux.

Nous communiquons ci-dessous la notice concernant le P. Théodore de Régnon, qui s'étend de la page 85 à la page 124 de ce volume.

Cet exposé est dans le style de l'époque. Le texte reprend plusieurs éléments qui figurent dans les notices biographiques déjà citées. Le style laudatif et hagiographique de l'Abbé Fernessole ne correspond plus guère au goût de notre temps...


LE PÈRE THÉODORE DE RÉGNON

Le « Métaphysicien de l'ordre ».

L'AUTEUR TROP IGNORE DE LA MÉTAPHYSIQUE DES CAUSES.

Que mes lecteurs veuillent me permettre une confidence qui sera, tout autant, une humble confession.

Tandis que j'élaborais le plan général de ces études, le R. P. Yves de la Brière me dit un jour : « Dans le sujet qui vous occupe, vous devez une place au Père de Régnon. — Le P. de Régnon ? interrompis-je. Qui est-ce ? — Vous ne connaissez pas le P. de Régnon ? Etudiez-le, vous m'en direz des nouvelles... » Je l'ai étudié ; et, un peu à la manière de La Fontaine pour Baruch, — Avez-vous lu Baruch ? — je serais tenté de dire à tout venant : « Avez-vous lu le P. de Régnon ? Lisez le P. de Régnon ».

Il est bien vrai que ce Jésuite, épris de lumière, semble s'être ingénié, de son vivant, pour rester dans l'ombre. Jamais personne n'eut une plus grande horreur, disons mieux, un plus splendide mépris pour tout ce qui s'appelle « réclame », sous quelque forme qu'elle puisse se présenter. Il ne voulut jamais savoir rien d'autre que le labeur acharné dans le silence, la prière et la joie des contemplations sublimes. Il semble bien aussi que, de son vivant comme après sa mort, ses Frères en religion aient voulu scrupuleusement respecter cet amour de l'humilité. Il n'existe dans la Compagnie aucune biographie du P. de Régnon ; à peine une notice, substan¬tielle, il est vrai, et très attachante, publiée après sa mort par le P. Auguste Hamon , dans ce trésor inédit de famille qui s'appelle les Lettres de Jersey (1896-97) ; puis, en tête de la 2e édition de La métaphysique des Causes, en 1916, une Préface du P. GASTON SORTAIS, bien suggestive, sans doute, mais fort discrète ; un article du P. LE BACHELET relatif à l'ouvrage sur la Trinité, dans les Etudes, 1900, t. 82 ; un autre du P. GONTIER sur Banès et le Molinisme ; un article averti et pénétrant, mais très sobre, du P. D'ALES, dans le Dictionnaire de Théologie ; — et c'est tout.

D'excellents juges pourtant, à son époque, et plus tard, ont tenu le Père de Régnon dans la plus singulière estime : nous nous contenterons de nommer un Georges Fonsegrive, un Ollé-Laprune, un Mgr d'Hulst, un Henri Bremond. Ce serait assez pour justifier la nôtre.

Notes biographiques
L'homme et le Religieux

Théodore de Régnon naquit à Saint-Kerblain (Loire-Inférieure), le n octobre i83o. Il était de forte racé, de famille aristocratique très ancienne qui a donné trois prêtres à la Compagnie de Jésus, et où la culture philosophique, voire théologique était en grand honneur : le marquis de Régnon ne trouvait-il pas sa distraction préférée à discuter sur les plus hautes spéculations, avec « ces Messieurs » du Grand Séminaire de Nantes ? L'enfant fit ses études classiques dans sa famille, mais les couronna par trois années de philosophie au Collège de Brugelette, dirigé par les Jésuites. Ce cycle terminé, il entrait au Noviciat de la Compagnie de Jésus, à Angers. Durant ses années de Théologie, qu'il fit à Laval, il s'éprit d'ardeur passionnée pour les sciences sacrées. Or, ses Supérieurs, en 1806, le nommèrent professeur... de physique. Admirable méthode pour briser les volontés et forger des Saints ! Ajoutons : pour former des hommes supérieurs. Le P. de Régnon enseigna donc la physique pendant vingt ans, quelque temps au collège de Vaugirard, surtout à l'Ecole Sainte-Geneviève. Cependant, tout en instruisant consciencieusement ses élèves des lois de la pesanteur et autres, tout en formant de brillants Polytechniciens et Saint-Cyriens, il ne perdait point de vue le rêve de sa jeunesse. Le professeur de physique poursuivait silencieusement ses méditations de métaphysique.

Les décrets iniques de 1880, en l'arrachant brutalement à sa chaire, le trouvèrent prêt à commencer une nouvelle carrière, qui répondait à ses goûts et à ses aptitudes naturelles, la carrière d'écrivain philosophe et théologien. À cette date venait justement de paraître l'Encyclique Aeterni Patris de Léon XIII (4 août 1879), relative à la renaissance de l'enseignement thomiste. Le Père de Régnon entra dans les vues du Saint-Père avec un enthousiasme d'autant plus spontané que les vues du Saint-Père étaient depuis longtemps les siennes propres. C'est dans cet esprit et selon cette doctrine qu'il travailla treize ans, et composa ses œuvres, « dans un potager », comme il aimait à dire, non loin du collège de Vaugirard, presque à la campagne, près de la vieille maison où mourut en odeur de sainteté M. Olier. On le trouva mort dans l'hu¬mide rez-de-chaussée où il logeait, rue des Mouettes, le 26 décembre 1898, au lendemain de la Fête de Noël.

C'était un homme exquis. Le visage marqué d'une finesse de race, les traits délicats et en relief, un beau front large, le regard droit, profond, vivant et extraordinairement clair, avec un reflet de bonhomie malicieuse derrière les verres du pince-nez, d'une ravissante et aristocratique simplicité de manières, il gagnait tout de suite la sympathie, nuancée d'admiration pour une intelligence et une vertu qui transparaissaient sur ses traits.

Cette intelligence semblait se jouer, avec une sorte d'allégresse, dans les plus hautes spéculations de la Métaphysique et de la Théologie. Elle bondissait d'emblée vers les cimes : problème de la liberté humaine, notions de la causalité sous tous ses aspects et avec toutes ses conséquences, sur Dieu, sur la vie humaine, insondables abîmes de la Vie divine dans le Mystère de la Très Sainte Trinité ; et sur ces sommets vertigineux, elle se mouvait comme dans une fête de rayons. Je sais bien peu d'auteurs qui aient parlé de tels sujets avec une si admirable et facile clarté. Avec autant d'audace aussi. Car ce théologien, sûr et averti, aimait les grands coups d'aile hardis.

Et pourtant, il est impossible de relever, dans ses ouvrages, un mot qui ne soit pénétré de la plus stricte orthodoxie. Il y a, dans cette alliance harmonieuse et comme impeccable de la liberté et de l'orthodoxie, un charme de grand prix.

Autant que par la puissance métaphysique, le P. de Régnon se distinguait par la plus parfaite droiture intellectuelle. « La possession naturelle d'une pensée sincère avec elle-même, écrira à sa mort l'un de ses plus distingués confrères, tel était chez le regretté Père, le fond même du tempérament intellectuel. Jamais je n'ai rencontré une idée à la fois aussi nette, aussi libre de convenu, aussi indépendante de théories. Voilà ce qui, en lui, me saisissait le plus. Et je ne crois pas me tromper en affirmant que là fut le caractère spécial de son génie ». « Pour étudier un docteur de l'Église, disait-il lui-même, on doit d'abord se débarrasser de toute opinion préconçue et assouplir son intelligence jusqu'à ce qu'elle parvienne à concevoir les choses comme les concevait ce Docteur » (Etudes de Théologie positive sur la Sainte Trinité, I, p. XI et 44).

« Oh ! la vérité, la vérité ! » s'écriait-il souvent au milieu des discussions que sa verve éblouissante rendait parfois épiques.

Aussi était-il vis-à-vis de lui-même d'une sincérité admirable. Il indique ingénument la source de son érudition théologique (Ibid., I, Avertissement, p. VI-VII.). À l'en croire, tout ce qu'il sait, il le tient de Petau ; sa modestie, cette belle modestie qui est l'annonce et le premier sourire du talent, lui fait singulièrement exagérer le mérite d'autrui et diminuer le sien propre. Aux remarques qui peuvent être adressées, il fait un encourageant accueil : « Merci de votre bonne lettre, écrit-il à un confrère. Je la dis bonne, moins pour les aimables compliments de la première partie que pour les franches critiques qui suivent... Merci encore de votre franchise qui m'est si utile. » Et, en toute loyauté, des paroles il passe aux actes, apportant à ses œuvres des changements, des éclaircissements, n'hésitant même pas devant des rétractations : « Dans l'introduction de cet ouvrage (sur la Sainte Trinité) j'ai exagéré l'opposition entre saint Thomas et saint Bonaventure » (Trin. I, p. 285, n. 1). N'a-t-on pas même trouvé dans ses papiers le commencement d'une liste de ses « Rétractations » ?

Cette absolue loyauté intellectuelle, où entrait d'ailleurs une si forte dose d'humilité, rendait le Père de Régnon singulièrement compréhensif pour les idées d'autrui. « Comprendre, a-t-il écrit, ...c'est concevoir la vérité comme l'auteur qui l'a conçue. D'où il suit que, pour profiter de la lecture d'un livre, il faut s'efforcer de le penser comme il a été pensé. Chose difficile ! » (Trin. I, p. 44. Cf. Ibid. p. XI, a.) Un de ses anciens élèves, qui fut attaché militaire à l'ambassade des États-Unis, a porté de lui ce témoignage : « Il comprenait les divers aspects des choses, même ceux qui étaient le plus étrangers à son caractère de prêtre... -Il savait découvrir un grain de vérité dans un tissu d'erreurs ». À ceux qui s'effrayaient des tendances matérialistes de la psycho-physiologie, il disait : « Faut-il, à cause de cela, anathématiser en bloc la nouvelle science ? Cet anathème n'en détruira pas la vogue ; d'ailleurs, pourquoi la repousser si elle peut apporter des vérités nouvelles ? Bien au contraire, on devra l'encourager, en profiter, tant qu'elle reste fidèle à sa méthode expérimentale et se maintient dans son domaine propre ; mais en même temps on lui rappellera qu'elle est à peine sortie du maillot, et qu'elle doit se défier de cet âge où l'enfant se croit le droit de toucher à tout » (Etudes, 1891, t. LIII, p. 676).

Ce penseur si pénétrant et si personnel, ce métaphysicien puissant et clair, était un homme d'un commerce délicieux, et il en était devenu légendaire dans la Compagnie : « Où voulez-vous dîner ce soir, demandait un Père à un jeune confrère qui venait d'arriver d'Amérique ? — Chez le Père de Régnon. — Vous le connaissez donc ? — Non, mais on le dit si aimable ! » Pratiquant le plus complet oubli de lui-même avec le plus aimable enjouement, il faisait la joie de ses confrères, répandant partout la bonne humeur, se prêtant de bonne grâce à tout ce qui pouvait entretenir et développer la vie de famille en communauté, composant au besoin vers et chansons pour égayer l'assistance, ou s'amusant, pour amuser les autres, à développer les paradoxes les plus éblouissants. Tout cela n'était que charité exquise d'un grand cœur. Grand cœur toujours prêt à rendre service, à se dévouer pour autrui. « C'est une grande perte, écrivait de lui un de ses anciens supérieurs. Oh ! Le Père de Régnon ! Voilà un vrai religieux sur lequel on pouvait compter pour remplir n'importe quelle fonction. Plus d'une fois, quand il me savait embarrassé de trouver des surveillants, dans les temps de difficulté, il m'écrivit ou vint me trouver pour s'offrir à moi. Vous savez, me disait-il, si vous avez besoin de moi, vous n'avez qu'à me prendre. Je suis le domestique de la Compagnie ». Et ce grand cœur excellait à consoler, à réconforter. On eût dit qu'il avait un don spécial pour encourager les essais des débutants ou dissiper leurs inquiétudes, pour remettre d'aplomb les âmes en déroute. C'est que, avec le secret de la charité, il possédait le privilège de sa propre expérience, auquel parfois il lui échappait une discrète allusion. « Voyez toujours l'avenir en beau plutôt qu'en noir, écrivait-il à un ami. Je vous parle par expérience. À brebis tondue Dieu ménage le vent ». Il trouvait surtout, pour consoler, des mots d'une rare délicatesse : « J'ai voulu vous consoler, écrivait-il au terme d'une longue lettre, et je ne fais que pleurer avec vous ». Supérieur, il n'attendait point que les inférieurs exposent des nécessités. Il prenait les devants, et avec une bonté qu'on peut dire maternelle, il imposait des soins, des ménagements. Tel de ses religieux lui semble plus fatigué qu'à l'ordinaire. D'office il l'envoie se reposer au Val-Marie. « Mais, objecte le religieux, il me faut la permission du R. P. Provincial. — Allez, allez toujours, l'affaire est arrangée et la permission accordée ». Tel autre, absorbé par les ardeurs de son zèle, ne s'aperçoit point que sa soutane est par trop râpée : le Père de Régnon l'envoie au tailleur... En apprenant sa mort, un Père, malade lui-même, s'écria : « Que ne suis-je parti avec lui ! Il eût été si bon de faire le voyage en si charmante compagnie !... Quiconque, ajoutait-il, avait connu notre ami ne pouvait pas ne pas admirer sa charité et son dévouement. Pour moi, j'étais payé pour le connaître. Tenez, pas plus tard que l'année dernière, quand il donnait la retraite aux élèves de l'Université, tous les jours il venait me voir et causer avec moi. Un seul jour, il manqua, je ne sais pourquoi ; le lendemain, il revint deux fois ».

Mais sa charité ne se limitait point à sa famille religieuse ou spirituelle ; elle était expansive et rayonnante ; elle embrassait l'infini de la misère humaine. Cet intellectuel, acharné à l'étude, fit à son provincial, le T. R. P. Becks, la demande de partir en Chine comme missionnaire. Avare de son temps, il écoutait les interminables et fastidieux récits des quémandeurs. Et il était comme incapable de refuser un secours ; les quémandeurs le savaient bien, mais, comme Montalembert, il disait : « J'aime mieux donner neuf fois sur dix à faux que de repousser un vrai nécessiteux ». — « Avez-vous jamais été remboursé ? lui demandait-on un jour. — Oui, répondit-il, une fois, un brave ouvrier, deux ou trois ans après, me rapporta cinq francs ». Il considérait cela comme son grand « succès ». Durant sept ou huit ans, il secourut une pauvre femme et son fils, leur envoyant chaque jour un panier de provisions qu'il arrangeait souvent lui-même. Il exerça quelque temps les fonctions d'aumônier à l'établissement des Frères de Saint Jean de Dieu, rue Lecourbe. Il s'y dépensa avec une véritable tendresse pour les enfants infirmes. C'est dans l'exercice de la charité qu'il a trouvé la mort. Vers la fin de décembre 1893, par un froid très vif, il sortit pour administrer son ancien concierge de la rue de Vaugirard où il habita quelques années à la suite des décrets de 1880. Trois jours après, on le trouvait mort. Sa dernière lettre, restée sur son bureau, était encore une lettre de consolation. Plus de deux cents lettres, débordantes de reconnaissance et de regrets, des malheureux qu'il avait assistés de tant de manières, vinrent témoigner de la charité du P. de Régnon qui jamais ne s'occupa de théories sociales et qui, tout simplement, dans son cœur de prêtre, avait trouvé la vraie solution du problème.

À le voir d'humeur si joyeuse, à le voir si franchement et si absolument cordial, qui eût pu croire que cet homme était en perpétuelle réaction contre lui-même, et que tant de joie et de cordialité était chez lui affaire de vertu ?

Car le P. de Régnon était d'une impressionnabilité extraordinaire, et il s'est livré la guerre avec une sorte d'héroïsme. D'une loyauté parfaite, presque farouche, il ne pouvait souffrir chez les autres l'ombre d'une dissimulation — et ce lui fut matière à rudes combats. Lui, semeur de gaieté, il était enclin à des accès de mélancolie qui l'auraient plongé dans le noir s'il n'y eût mis bon ordre. Il s'en accuse sévèrement dans son journal spirituel, dans ses notes de récollection, de Retraites ; il précise là-dessus les résolutions les plus viriles. Lui, puissant métaphysicien, il ne pouvait aborder un auditoire public sans en tomber littéralement malade. Il subissait la crise et puis allait de l'avant ; et, pour renforcer sa victoire, il lui arrivait de renvoyer un confrère fatigué et d'assumer tout seul la besogne. Pris comme otage par la Commune, en 1871, il vit de très près la mort ; et lui, si sensible, si facile à émouvoir, il ne perdit pas un seul instant son allégresse et sa bonne hu¬meur. Ce prêtre, plein de charité, chez qui, en apparence, dominaient les qualités du cœur, était, de nature, d'inclination et de tempérament, un intellectuel. Et il a soutenu une âpre lutte contre une intelligence qui voulait tout envahir et prendre la première place aux dépens du cœur. « Trompeuse science, disait Bossuet, que celle qui ne se tourne pas à aimer ». Et Pascal, au-dessus de tous les ordres de la nature, n'a-t-il pas placé celui de la charité ?... « L'intelligence l'a trop emporté sur le cœur », se reproche le Père de Régnon, dans son journal spirituel, au début de sa grande Retraite du 3e an. « J'ai l'intention, écrit-il ailleurs, d'entrer beaucoup plus par le cœur que par la tête dans les Exercices. Mon cœur est mort de sécheresse... L'asservissement de l'intelligence est la seule chose qui me coûte véritablement ». Cette domination de l'intelligence, où aurait pu entrer tant d'orgueil, le P. de Régnon l'a combattue, avec une vigueur, une constance et une humilité admirables, avec aussi un entrain pittoresque. « Abnégation de jugement, note-t-il encore, piété simple et de cœur plus que de tête. Pour remettre ce cœur en place, il faut le faire simple comme un enfant, avoir une piété tendre et simple.... Il faut un vigoureux coup de collier, serre la gaule et la gourmette et tiens-toi haut en main ».

Nous touchons ici au secret profond et véritable de cette vie si grande en son volontaire effacement. Le Père de Régnon fut, à un degré éminent, l'homme de Dieu. Religieux exemplaire, il était entré, avec une singulière plénitude, dans la compréhension et la pratique personnelle des Exercices.

Ses idées théoriques sur la spiritualité ne se distinguent, en rien ou presque rien, de celles qui sont communes, pour le fonds, chez les jésuites ; pourtant, dans la manière de les présenter, il fait preuve d'une originalité raisonnable, vigoureuse et lucide autant que brillante. Il est d'un intérêt piquant de voir parfois ce professeur de sciences schématiser, en figures géométriques d'une admirable clarté, les plus importants chapitres des Exercices, par exemple le chapitre de l'Élection. Mais, pour lui, les Exercices sont essentiellement doctrine pratique, doctrine de vie, et des Exercices il fait l'âme de sa vie. Il a centré sa vie toute sur le Christ Jésus, non point pour en considérer de manière abstraite et spéculative les splendeurs, mais pour en reproduire les traits divins, par l'amour et dans l'amour — à quoi aboutit, en définitive, toute la doctrine de saint Ignace.

Et ce qu'il y a peut-être ici de plus remar¬quable, c'est la note particulière de cette vie spirituelle. Il semble que le P. de Régnon se soit appliqué à réduire toute sa vie spirituelle à cette tendance : devenir un enfant à la suite de Jésus-Christ. « Il faut se faire simple comme un enfant, écrit-il souvent dans son journal spirituel, s'attacher à Jésus-Christ par une vie de sainte familiarité ». C'est qu'il avait discerné ce qui fût devenu son défaut dominant : la superbe de l'intelligence, et qu'il en avait vu le remède dans la simplicité aimante.

Il y a réussi excellemment, grâce à une implacable vigilance sur lui-même. On se sent ému jusqu'aux larmes à lire ce Diarium où, à partir de sa retraite du 3e an, il s'imposa de noter six fois par jour les mouvements de son âme, ses impressions et dispositions d'esprit, résolution vraiment héroïque pour une nature si impressionnable et si ennemie de la contrainte... Il y a réussi, grâce à une immense piété, forte mais trempée d'amour, d'où émergent, comme deux phares radieux, une dévotion tout à fait singulière au Sacré-Cœur et à la Très Sainte Vierge Marie.

Ce fut là, en même temps que le secret de la fécondité de cette vie, sa plus véritable et suprême grandeur, la grandeur qui dépasse infiniment toutes les vaines gloires d'ici-bas.

L'œuvre du Père de Régnon

L'œuvre du Père de Régnon est considérable par son étendue, plus encore par sa qualité.

Nous ne parlerons pas des recensions assez nombreuses qu'il a données aux Études sur des ouvrages philosophiques ; nous n'en mentionnerons qu'une, de particulière importance, relative à l'ouvrage de Georges Fonsegrive sur le Libre arbitre.

Le Père de Régnon a laissé trois ouvrages, d'étendue fort respectable : 1) Banès et Molina (1883), Histoire. Doctrines. Critique métaphysique. In-12 de 867 pages, — 2) La Métaphysique des Causes, d'après S, Thomas d'Aquin et Albert Je Grand (1886) ; in-8° de 700 pages. — 3) Études de théologie positive sur la Sainte Trinité (1892), 4 volumes in-12, dont l'ensemble donne 2.296 pages.

Le premier et le troisième sont des ouvrages de théologie : le deuxième est de pure philosophie, et nous intéresse spécialement ; c'est pourquoi nous en traiterons plus longuement. Mais nous ne pouvons passer sous silence les deux ouvrages de théologie. Ils nous révèlent le tour d'esprit du métaphysicien, l'âme et le caractère de l'écrivain. Et c'est ce qui assure à son œuvre une unité singulièrement vivante. Cette unité est corroborée par l'idée directrice qui anime l'activité littéraire du Père de Régnon. Celui-ci, en effet, avait conçu de bonne heure et mûri durant sa deuxième année de probation (Laon, 1868-1869) le projet d'un monument doctrinal, dédié à la Très Sainte Vierge, dont le titre devait être : Marie, Mère de grâce. Il avait résolu de se qualifier pour l'entreprendre, et les livres qu'il composa étaient, dans sa pensée, une préparation à celui qu'il ne devait jamais écrire.

Banès et Molina est né d'une occasion fortuite. C'est l'histoire d'une controverse devenue un livre de doctrine. Le P. Scheemann, s.j., ayant publié à Fribourg, en 1881, un volume dense et savant : Controversiarum de divinæ gratiæ liberique arbitrii concordia, initia et progressus, le Père de Régnon s'assimila l'ouvrage et en exprima la substance en des pages où il mit beaucoup du sien, et du tour le plus vivant. L'ouvrage est divisé en quatre livres : Le pre¬mier renferme l'historique abrégé du livre du P. Scheemann. Le deuxième expose les doctrines d'après les initiateurs Banès et Molina. Le troi¬sième et le quatrième renferment une discussion de ces doctrines. L'auteur y développe, avec un rare bonheur de pénétration, de souplesse et d'originalité, la métaphysique de la cause première et la métaphysique de la cause finale. C'est la partie la plus personnelle de l'ouvrage. Il y amorce déjà les considérations qui rempliront son œuvre capitale, la Métaphysique des causes.

Il sortirait de notre cadre de nous engager dans l'étude proprement théologique de Banès et Molina. Qu'il nous suffise de dire que le Père de Régnon s'y montre représentant convaincu du molinisme pur. Sa position, sur ce point, est tout à fait orthodoxe, et le Père se révèle théologien sans reproche. Peut-être ne dispose-t-il pas toujours d'informations de première main ; peut-être, parfois, manque-t-il de nuan¬ces dans ses conclusions. L'ensemble n'en est pas moins d'un penseur très distingué.

Et il présente un intérêt singulier pour le public profane qui ne s'intéresse guère à ces terribles subtilités de science moyenne, de congruisme, de prédétermination physique, de grâce entitativement efficace. Cet intérêt vient de ce que nous découvrons ici un maître écrivain. Il parle des questions les plus abstruses dans une langue vraiment admirable de clarté, de vie et de couleur. Au livre II, intitulé Doctrines, après avoir annoncé le sujet du livre, l'auteur pose sur pied un portrait rapide, large et suggestif du fondateur du Bannésisme. Puis, d'emblée, sans effort, il passe à l'exposé de la doctrine, qu'il déroule avec une clarté bien méritoire en telle matière. Cette exposition terminée, voici un magnifique tableau d'histoire qui, en soutenant et augmentant l'intérêt, vient apporter une lumineuse explication à la genèse de la doctrine bannésienne, le tableau de l'Espagne et de l'âme espagnole à la dernière moitié du xvie siècle : « Deux races sont en présence, dont le sang bout de haine. D'un côté, c'est l'Espagnol descendant de Pélage, sobre, fier, ami de l'épée par laquelle il a reconquis sa patrie dans une lutte huit fois séculaire ; de l'autre, c'est le Maure riche en trésors, épanouissant son luxe oriental sur le sol que lui a livré le yatagan d'Abdérame. Sa puissance, il est vrai, est déchue ; mais il a encore pour alliés les Musulmans d'Afrique et les Turcs de Constantinople, et ces forbans sont la terreur des côtes andalouses qu'ils couvrent à chaque instant de sang et de ruines. C'est plus qu'une lutte pour le sol ; c'est plus qu'une haine de races tour à tour écrasantes ; c'est plus qu'un choc de civilisations contraires ; c'est la guerre entre le fanatisme et la foi ardente ; c'est le Croissant et la Croix qui se heurtent... » Et la suite qui est d'un merveilleux artiste.

Le don de vie éclate dans l'art d'exposer les doctrines elles-mêmes, non d'une manière uniformément sèche et abstraite, mais avec une extraordinaire variété de ton ; tantôt par l'ex¬posé pur et simple, tantôt par des rapproche¬ments, des oppositions, un mouvement antithétique, non point de mots, mais d'idées et de systèmes. Parfois, c'est le mouvement d'une éloquence sobre et sereine, mais nuancée de mor¬dante ironie, qui pique l'intérêt et entraîne l'adhésion des esprits ; ainsi dans ce passage où le Père de Régnon développe, contre les banne-siens, l'argument tiré du bon sens, cet argument auquel saint Thomas d'ailleurs a donné une si large part. Des comparaisons, des images vien¬nent soudain éclairer une démonstration, une discussion ; et l'on en rencontre qui sont d'un charme souverain : « Ainsi la Providence trace pour chaque être le chemin à suivre et le dirige en appliquant son activité sans la modifier... De toute éternité, Dieu a dessiné le lacis des voies que la gazelle suit dans la savane. Aucun bond ne peut sortir de ce tracé. Mais, pour une direc¬tion si déterminée, la Providence emploie les plus capricieux instincts de cette mobile nature : un bouquet d'herbe l'attire à la prairie, un souffle de fraîcheur la guide à la fontaine, un peu d'ombre l'endort, la chute d'un rameau la fait bondir, et toutes ces causes secondes qui appliquent son activité à l'action, sont autant de jalons qui déterminent sa voie a fine usque ad finem ».

Rien d'étonnant que Mgr d'Hulst ait pu écrire de cet ouvrage : « Un religieux de la Compagnie de Jésus, le P. Th, de Régnon, a publié sous ce titre Banès et Molina, un ouvrage de vulgarisation où se révèle, avec le talent du narrateur, habile à faire revivre les luttes du passé, et à en rajeunir l'histoire au contact des âmes, la vigueur d'esprit d'un métaphysicien de l'ordre. L'auteur du savant écrit de la Métaphysique des causes a montré, dans l'écrit dont nous parlons ici, qu'il savait rendre accessibles au vulgaire les plus hauts problèmes ». (Conf. de N.-D., 1891, p. 870)

En raison du sujet, théologique plus encore que le précédent, nous placerons les Études de théologie positive sur la Sainte Trinité immédiatement à la suite de Banès et Molina, bien que ces études soient postérieures à sa Métaphysique des causes. Par leur sujet, ces Études sortent de notre cadre, et, par conséquent, nous n'en pouvons parler que très brièvement, de manière à situer l'œuvre dans l'ensemble.

Le Mystère de la Très Sainte Trinité attirait puissamment le Père de Régnon. Déjà, dans la Métaphysique des causes, et même dans la controverse sur Banès et Molina, on rencontre bien des échappées vers ce sublime sujet.

Le Père de Régnon commença de l'étudier chez les Pères et chez les Scolastiques, sans plan arrêté, un peu au gré de sa fantaisie. Chaque auteur formant pour lui une sorte de système clos, il s'y enfermait, jaloux d'arracher à ce Père, à ce Scolastique, le secret de sa pensée, au cours d'un tête à tête prolongé. Puis, il groupait les conclusions de ses enquêtes, distinguait des familles d'âmes et des familles d'esprits, sans avoir l'ambition qu'avait eue, par exemple, un Petau, d'écrire l'histoire d'un dogme. Amateur de métaphysique religieuse, avant tout, et secondement de psychologie, sa curiosité était satisfaite quand il croyait avoir touché le fond de la pensée d'un auteur ; et les portraits qu'il traçait avec amour témoignent, par le sobre éclat du style, des joies intellectuelles qu'il a goûtées au cours de ces méditations d'un tour si personnel, d'une inspiration si profonde et si originale.

Après avoir, dans un premier volume, traité des questions générales et déjà rencontré les Pères, il s'attacha, dans un deuxième volume, aux Scolastiques : Saint Thomas qui fut toujours pour lui le maître par excellence ; Richard de Saint-Victor dont les constructions hardies et les élans mystiques ouvraient devant son esprit de larges perspectives attirantes ; les grands franciscains Alexandre de Haies et saint Bonaventure. — Après quoi, il revint aux Grecs et ne les quitta guère plus au cours de ses deux derniers volumes. La pensée grecque, si concrète, si proche de l'Évangile, mettant au premier plan de la théologie trinitaire la distinction des personnes, répondait à un besoin profond de son esprit. Il semble avoir trouvé moins de satisfaction à fréquenter la pensée latine, pour qui le dogme de l'unité divine occupe le premier plan de la théologie trinitaire, et le lecteur éprouve quelque étonnement de constater qu'au cours de ces quatre volumes il touche à peine à saint Augustin, pour qui, d'ailleurs, il avait un culte passionné et qu'on retrouve souvent dans la Métaphysique des causes. N'a-t-il pas poussé un peu loin le senti¬ment de l'opposition entre la pensée grecque et la pensée latine, dans la question trinitaire ? On pourrait le croire. Mais il ne nous appartient pas d'examiner ici cette question, ni les autres d'or¬dre purement théologique. D'ailleurs, n'oublions pas que les deux derniers volumes n'ont pu être revus par leur auteur.

Ce que nous devons souligner ici, c'est l'intérêt extrêmement vivant de cette œuvre. — Bien que le Père de Régnon n'ait même pas songé, comme nous le disions, à faire l'histoire du dogme de la Trinité, il en a pourtant ouvert la voie. Et dans ces méditations, que guide la pen¬sée des Pères et des Scolastiques, l'inspiration reste profondément personnelle et le tour original. Ceci est un charme, d'essence supérieure, en raison même de la sublimité des pensées, des considérations.

Enfin, l'intérêt de cette œuvre vient de la langue magistrale dans laquelle elle est écrite. Les hautes spéculations où se complait l'auteur nous deviennent familières grâce aux images heureuses dont il sait les éclairer. Il écrit, par exemple : « Mon Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit ! Me permettez-vous une comparaison prise dans l'amour le plus tendre parmi vos œuvres. Je me représente deux petits jumeaux jouant ensemble et s'embrassant sous les yeux de leur mère. À cet âge, qui ignore encore l'égoïsme, l'amour jaillit tout droit de l'un vers l'autre, et je n'entends qu'un seul cri de joie partant à la fois des deux cœurs : « Je t'aime ». Et la mère, intime témoin, se conjouit dans cet écho : « ils s'aiment ». — Mon Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit ! Votre mystère est plus pur et plus beau. C'est un Père et un Fils qui se disent l'un à l'autre : « Je t'aime » ; et ce cri est d'au¬tant plus unique que c'est du Père que le Fils tient la vertu de l'exhaler ; et cet Amour, est tellement intime qu'il est son propre et seul témoin, tellement substantiel qu'il est une personne conjouissante » (T. II, p. 231).

L'exposé historique des controverses et des systèmes, des emprunts faits à propos aux sciences, le recours opportun aux ressources de la philologie, de suggestifs parallèles, entre autres le parallèle de saint Basile et de saint Athanase, d'instructifs rapprochements entre le XIIe et le XIXe siècles, tous deux en proie à une si poignante inquiétude intellectuelle, tout cela met la plus grande variété et le plus utile agré¬ment dans l'ouvrage.

Mais, de ce point de vue, l'intérêt principal et le plus vif est dans les Élévations qui viennent se mêler harmonieusement à l'étude proprement dite, élévations où s'épanche, avec autant de ferveur que de mesure et de sobriété expressive, l'amour de l'écrivain pour la Trinité adorable. Ces Élévations, toutes pénétrées de doctrine théologique, sont d'une rare splendeur; il y a là pour l'âme des sujets de méditation et de contemplation des plus instructifs et des plus émouvants (Cf. La Sainte Trinité, t. III, Etude XIX ; ch. IV, premier sens : Parole).

Quoi d'étonnant que des hommes de haute culture et de grande distinction aient trouvé tant d'attrait à la lecture des Études sur la Sainte Trinité !

La Métaphysique des causes, parue en 1886, est le principal ouvrage du Père de Régnon, celui qui, par son sujet, rentre le plus parfaitement dans le cadre de notre étude, celui aussi peut-être qui exprime le mieux le tempérament et le tour d'esprit de l'écrivain. Ce n'était plus, comme celui qui le précédait, Banès et Molina, un ouvrage pour ainsi dire occasionnel ou de controverse ; le sujet en avait été librement choisi et longuement médité. Une analyse un peu serrée nous en montrera la profondeur et nous en révélera l'importance.

Dans l'Introduction, l'auteur commence par rendre hommage à l'initiative de Léon XIII « rappelant la philosophie aux méthodes scolastiques et aux doctrines des grands maîtres ». Il précise, avec la plus grande netteté, comment il faut entendre et pratiquer l'étude de saint Thomas et de la scolastique ; ici il rejoint Mgr d'Hulst et Ollé-Laprune. « Sans doute, dit-il, les grands philosophes du Moyen-Age sont des phares qui doivent guider notre pensée sur l'océan des opinions agitées ; mais on ne jette pas l'ancre aux pieds des phares. Profiter de leur présence et avancer dans leur lumière, telle est la loi du progrès véritable auquel Léon XIII convie les philosophes catholiques : Vetera novis augere et perficere » ( Encyclique Æterni Patris). Chemin faisant, il montre que la scolastique s'est gardée de suivre servilement la doctrine d'Aristote, bien que cette doctrine ait servi de base ou de thème à l'enseignement des grands Docteurs scolastiques ; par des aperçus d'un haut intérêt, il signale l'influence platonicienne sur la scolastique. Puis, en des pages d'une rare plénitude, il expose la méthode à suivre en philosophie. « En philosophie, dit-il, il y a deux écueils à éviter : la pensée trop libre et la pensée trop servile. » Et il montre ce qu'est l'autorité, puis ce qu'est la liberté, en philosophie, quelles sont les conditions et les limites réciproques de l'une et de l'autre. C'est précisément dans la philosophie scolastique, en particulier chez ses deux grands créateurs : Albert le Grand et saint Thomas, que se trouve le mieux réalisée cette alliance nécessaire de l'autorité et de la liberté. — À la fin de cette Introduction si dense et si lumineuse, l'auteur expose le dessein de son ouvrage : « Rendre claire la notion de cause en la dégageant des notions adjacentes, montrer comment l'influence de la cause s'épanouit en causalités distinctes, expliquer la nature de ces diverses causalités et leur corrélation, enfin dans le jeu des causes simultanées, faire voir l'unité et l'harmonie : tel est mon dessein. C'est un cadre rationnel pour contenir les grandes maximes relatives aux causes, qui viennent sans cesse dans les traités de nos docteurs. C'est donc une étude préparatoire que je crois utile à ceux qui veulent comprendre saint Thomas dans saint Thomas lui-même ». Puis, il indique la méthode à suivre dans une telle étude. « Dans une première partie, il faut établir les principes premiers relatifs à la causalité ; dans une seconde, il faut montrer l'application exacte de ces principes à toutes les causes de la nature ».

Le livre I a pour objet des Principes de logique. Dans un premier chapitre, riche de suggestions, l'auteur étudie la nature de la science métaphysique. Au chapitre second, il étudie la formation de la métaphysique. Deux articles extrêmement importants, détaillés avec une précision rigoureuse, composent ce chapitre : 1° la connaissance de l'universel ; 2° la connaissance des principes premiers. Le chapitre troisième, qui s'ouvre par la discussion des deux systèmes contraires : réalisme et nominalisme, pour conclure à la vérité du premier, a pour objet la réalité de la métaphysique. Le chapitre quatrième est consacré à l'étude du sens commun. Le Père de Régnon y établit que la vraie philosophie est toujours conforme au sens commun qu'il définit, d'ailleurs, de la plus heureuse manière. Enfin, au chapitre cinquième, il fait l'étude très poussée du pre¬mier principe. Il le définit, en fixe les caractères, puis démontre la primauté de l'être, fondement du principe de contradiction qui est le premier principe.

L'auteur résume toute cette suite d'études de logique. Elle était indispensable, car elle est le point de départ, le fondement nécessaire de la vraie métaphysique. Elle a mené l'esprit à cette conclusion qui est, si j'ose dire, la clef de tout en métaphysique : l'être prime le non-être, tout comme la formule contraire d'Héraclite et d'Hegel est la clef de toutes les erreurs métaphysiques, disons mieux philosophiques.

Le livre II contient des Notions métaphysiques. Après avoir exposé l'objet du livre, l'écrivain, au premier chapitre, donne les premières notions sur, les causes. Empruntant à Aristote l'exemple familier de la statue, il énumère et définit, avec une extrême clarté, les diverses sortes de causes : cause formelle, cause matérielle, cause exemplaire} cause efficiente, cause finale. Puis il étudie les relations qui existent entre la statue et les cinq éléments que nous venons de distinguer, et montre ce qu'il y a de commun dans ces relations. Une fois exposée l'analogie des causes, l'écrivain indique la cause proprement dite qui est la cause efficiente, comme la cause proprement dite d'une statue est le statuaire. Le chapitre second est consacré tout entier à la définition, aussi nette qu'il est possible, de l'acte et de la puissance qui jouent un rôle essentiel dans la philosophie scolastique. Une autre notion essentielle et scolastique, est celle de l'être « per se » et de l'être « per accidens ». Aussi, sans aller plus loin, le Père de Régnon va-t-il s'appliquer, au chapitre troisième, à étudier l'être accidentel, à montrer que l'être « par accident » n'est pas l'objet de la science, à faire l'analyse des diverses sortes d'êtres réels, pour aboutir à la notion exacte de la substance.

Le livre III, d'une particulière densité, a pour objet : la Cause efficiente, qui, nous l'avons vu, est la cause proprement dite. Le Père de Régnon, dans un premier chapitre intitulé : Généralités, commence par définir la cause efficiente, puis l'effet ; il indique ensuite comment on parvient à la connaissance des causes, et il pose les deux principes bien connus relatifs à la cause et à l'effet : le principe d'opposition et le principe d'union. En deux chapitres, dont la clarté fait ressortir la richesse, il étudie, sous tous leurs aspects et dans toutes leurs conséquences, ces deux grands principes qui sont des éléments essentiels de la doctrine ; et il met en lumière aussi parfaite qu'on peut vraiment le souhaiter, les notions capitales de l'agent et du patient, de l'acte et de la puissance, définissant leur nature, montrant leurs relations, pour aboutir à la conclusion si importante de la primauté de l'acte sur la puissance — primauté de raison, de nature, de temps, de perfection.

Le livre IV traite de la Couse formelle et de la Cause matérielle. Il se subdivise en deux parties. Dans la première, reprenant la comparaison de la statue, l'auteur dégage les premières notions de matière et de forme, montrant leur indépendance, leur dépendance, la nature de leur composé ; la connexion qui existe entre la matière et la forme, la relation de la forme, de la matière et du composé, enfin l'union des constituants dans une seule existence où l'unité de l'être provient de la forme. Dans la deuxième partie, l'écrivain développe et explique en détail la théorie générale de la matière et de la forme. Après une digression fort intéressante sur la physique des anciens ; après la discussion serrée des concepts de forme et de matière, interprétant par saint Thomas un texte d'Aristote, il étudie la corrélation de la forme et de la matière, prouvant que la matière est l'être en puissance, que par conséquent la matière est dépendante, que « forma est actus », que, par conséquent, c'est par la forme qu'on connaît la matière, que c'est la forme qui donne l'unité. Enfin, dans un dernier chapitre, il fait la classification des formes, mettant en relief la suprématie de la forme substantielle.

Le Livre V est consacré à l'étude de la Cause exemplaire, que notre métaphysicien détaille en six chapitres. Il donne d'abord les notions exactes de la cause exemplaire, réfutant une objection d'Aristote par une théorie de saint Thomas, puis il montre l'éminence de l'idée, qui tient à six chefs : priorité d'existence ; indépendance à l'égard de la matière ; indépendance du lieu et du temps ; l'idée est principe d'unité ; l'idée est indéfiniment communicable ; son unité hors du nombre est principe du nombre. Vient ensuite l'étude, particulièrement importante et conduite de main de maître, sur la causalité de l'idée qui mène à l'idée dans la Cause Première, et sur la notion métaphysique de la vérité, qui se termine par une splendide élévation vers la Cause Première. Et, en un dernier chapitre, l'auteur réfute, avec une singulière vigueur et une rare puissance, les détracteurs de la Cause exemplaire : matérialistes et positivistes.

Le livre VI a pour objet la Cause finale. L'écrivain commence par une explication des termes qui ne laisse rien à désirer : de l'intention et de la fin, fin et cause finale, « finis operationis, finis operis », distinction et corrélation de ces deux fins, « finis operantis » : c'est-à-dire le motif. Cela fait, il démontre la nécessité métaphysique de l'intention, prouvant que tout effet provient d'une volonté, que tout effet répond à une intention, réfutant au passage une théorie positiviste, et une opinion du juste milieu. Il définit ensuite, en tous ses éléments divers, la nature de la cause finale, et termine par un lumineux chapitre de la bonté, montrant la relation de la bonté à la cause finale.

Le livre VII étudie la corrélation des causalités. Après avoir fait la synthèse des causes, l'auteur en établit la correspondance : correspondance de la cause efficiente et de la cause finale, correspondance de la cause matérielle et de la cause formelle, correspondance de la forme à l'ensemble des causes extrinsèques, correspondance de la forme et de l'idée, correspondance de la forme et de la fin ; il aboutit à l'équation des causes et aux passions de l'être, terminant ce chapitre par un passage d'Albert le Grand « où il fait - dit le Père de Régnon - la synthèse la plus splendide que je connaisse », et où le grand Docteur se demande à quelle cause répond le bon.

Le livre VIII traite de la Classification des Causes. — Après quelques généralités : retour sur tout ce qui précède, définition de la cause première et des causes secondes, existence dès causes secondes, l'auteur pose le principe de classification. Il étudie en premier lieu les causes accidentelles, s'arrêtant au passage sur le hasard pour montrer que sa causalité est nulle, puis les causes principales, et les causes instrumentales ; la cause du devenir et la cause de l'existence, les causes univoques. Celles-ci appellent l'article très important des générations, suivi d'un autre article, tout à fait remarquable, sur le transformisme, où l'écrivain dégage les faits et les hypothèses, montre en quel sens l'hypothèse transformiste est absurde, en quel sens et dans quelles limites elle serait philosophiquement acceptable, concluant avec une sagesse parfaite dans le sens de la sainte Église elle-même. Il étudie enfin la cause première et les causes secondes : c'est assurément le chapitre le plus important de ce livre. Notre philosophe y définit exactement la cause première et la cause seconde, montre la dépendance intrinsèque de la cause seconde, la motion de la Cause première sur la volonté dans la cause seconde, traite la question du concours divin.

Le livre IX a pour objet la Coordination des Causes. — Dans un premier chapitre, l'auteur étudie l'ordre, dans son principe, dans ses diverses sortes, considéré comme une disposition, enfin l'ordre universel qui est l'ordre de la création, et par lequel « nous pouvons reconnaître dans les créatures quelque empreinte du mystère » de la Trinité. Dans les suivants chapitres, il étudie les causes multiples d'un même effet, puis la subordination des effets successifs et de leurs causes, la question du choix : pourquoi vouloir A ? pourquoi vouloir A plutôt que B ? la contingence du choix, du choix en présence du motif, enfin la question si haute et si grave de la liberté : la liberté dans la cause première, la liberté dans la cause seconde, le concept métaphysique de la liberté, la liberté humaine, la liberté en présence de la grâce.

Par cette sèche analyse, on a pu juger de la grandeur et de l'importance de la Métaphysique des causes. Elle traite du problème qui nous paraît, en philosophie, le plus fondamental, le plus essentiel, le plus gros de conséquences, non seulement pour la philosophie elle-même mais pour la théologie. N'est-il pas vrai que, en définitive, toute la philosophie et par conséquent toutes les données rationnelles de la théologie reposent sur la notion exacte et complète des causes envisagées dans leur essence, dans leur réalité métaphysique et dans leurs conséquences ? Comment, sans cette notion, fonder une psychologie et une morale vraiment solides et infrangibles, une théodicée qui confère à l'esprit toute la lumière souhaitable ? Mais aussi, quelle clarté assure la possession de telles vérités ! Comme, à cette source, s'éclairent les questions les plus abstraites, les plus vitales ! Ils l'avaient bien Compris, ces génies incomparables : Aristote, saint Thomas, saint Albert le Grand, qui ont fondé là-dessus toute leur philosophie. Le même mérite revient au Père de Régnon. C'est aussi pourquoi son œuvre est d'une si haute opportunité ; en raccrochant avec une telle force l'édifice philosophique à ses fondements métaphysiques, elle ruine par sa base la philosophie « séparée » ; c'est pourquoi, enfin, le Père de Régnon doit être rangé parmi ces grands esprits qui ont frappé au cœur, dans son vice radical, la philosophie contemporaine, qui ont rendu à la métaphysique ses droits et sa place capitale, qui ont ainsi fondé la morale elle-même sur ses bases nécessaires, tout en ouvrant la route royale de la théologie.

Sur ces hauteurs de l'abstraction métaphysique, le Père de Régnon plane d'un grand vol facile ; il semble là dans son naturel élément ; mais c'est merveille de voir comme, chez lui, à la puissance métaphysique s'allie le réalisme le plus minutieux et le plus positif. Toujours, chez lui, la pensée philosophique abstraite est fondée sur l'analyse de la réalité concrète. L'auteur ne perd pas de vue la terre, il ne s'enfonce jamais dans les brouillards. Ce n'est pas lui qui égarera le lecteur dans de subtils labyrinthes. Il est bien le disciple du plus grand des réalistes, saint Thomas, mais avec une forme, des préoccupations et une méthode à lui, toutes modernes.

Modestement, le Père de Régnon déclarait n'avoir voulu qu'initier les lecteurs à la connaissance intime de saint Thomas et de son maître Albert le Grand. C'est, en effet, une initiation, mais de quelle profondeur et de quel tour personnel ! Sans doute, on sent partout la solide pulpe scolastique ; c'est partout la doctrine d'Aristote et des grands Docteurs du Moyen-Age. Mais cette doctrine fait, pour ainsi dire, corps et substance avec la pensée de l'auteur ; au milieu de cette doctrine, la pensée de l'auteur se meut avec une liberté souveraine, la liberté qui n'appartient qu'aux maîtres, liberté qui ne s'égare jamais hors des lisières ; de l'autorité, mais qui n'aliène non plus aucun de ses droits.

L'originalité de l'auteur éclate en particulier, dans la construction de l'ouvrage. Nous avons pu, par l'analyse, admirer la magnifique ordonnance de cet austère volume. Le sujet est divisé avec un art accompli, où la disposition matérielle elle-même : paragraphes nombreux, titres absolument nets, bien détachés en caractères gras, s'impose à l'attention. Mais, plus admirable encore, s'il est possible, que la netteté translucide, est la vivante gradation des livres, des chapitres et des articles. On a dit du Père de Régnon qu'il « conduisait ses arguments comme des soldats à la bataille, avec bonne humeur et avec entrain ». Oui, mais il faut ajouter : surtout avec un ordre progressif. L'auteur avance toujours, éclairant, à chaque pas, la route, ne laissant dans l'ombre aucun détail, débitant sous ses titres si nets, de menus blocs de lumière semblables à des diamants bien taillés ; il avance toujours, et monte sans cesse jusqu'à ce qu'il nous introduit aux cimes d'où tout s'illumine, au cœur de la Cause Première, dans la vie profonde et mystérieuse de la Cause Première qu'il révèle déjà dans la création.

Et le style de cet ouvrage est une pure merveille. Est-il besoin de dire que la précision, la clarté y sont parfaites ? On reconnaît ici le professeur habitué à définir, à diviser, à nuancer par touches successives de plus en plus lumineuses. Mais ce qui frappe et ravit le plus, dans le style d'un ouvrage si austère, c'est le mouvement, la couleur et la vie. La phrase alerte et souple, comme pleine d'entrain, marche droit au but, dégagée de faux ornements. L'écrivain, pour jeter plus de lumière sur les spéculations de la métaphysique, s'ingénie et réussit à concrétiser sa pensée. Il a recours à des évocations d'images vives et justes, à des comparaisons familières et appropriées. Ainsi, pour bien faire saisir la notion exacte des diverses espèces de causes, il reprend la fameuse comparaison de la statue employée par Aristote ; mais il la développe avec un rare bonheur et une puissante originalité. Veut-il faire voir que forme et matière sont deux corrélatifs, qu'à une forme ne peut s'opposer qu'une matière, que la matière « in actu », la matière « in quo », la matière informée est « une » par l'unité de la forme ? Il écrit : « Il semble qu'une maison ne soit pas une, car nous y distinguons des murs, des fenêtres, des portes. Il semble que sa forme ne soit pas une, puisque ces murs, ces fenêtres, ces portes ont des formes différentes. Il semble enfin que sa matière ne soit pas une, car on y trouve pierre, bois, fer » (Livre IV, ch. III, p. 286). Et il détaille la comparaison, comme pas à pas, objet par objet, afin de mettre en saisissant relief chacune des parties de son argumentation, et c'est merveille comme, avec un tel guide, le moins clerc en ces graves matières comprend sans peine. Veut-on saisir la distinction entre la cause et la Condition sine qua non ? Qu'on lise la comparaison longuement développée de la lumière sur la statue qui se précise encore par une autre image, celle du photographe et de l'épreuve photographique (Livre II, ch. Ier, p. 133). D'autres fois, les images ou comparaisons sont plus brèves et plus rapides, jetant des éclairs soudains mais définitifs sur une démonstration : « Que diriez-vous bien de celui qui, arrachant une pierre, chercherait à trouver dans ce bloc détaché la raison de sa propre stabilité, et s'efforcerait de la faire se tenir par elle-même dans le vide ? » Un peu plus loin, à propos de l'œuvre de Kant sur la raison humaine : « Depuis ce temps, cette raison n'a plus été qu'une pierre inerte, ballottée entre les mains des sophistes, les uns criant : victoire ! quand ils la lancent comme un jouet, les autres criant : défaite ! lors qu'elle retombe » (Livre Ier, ch. III, p. 87). Étudiant l'imperfection qui correspond « à une puissance passive », il dira : «... L'action de la puissance active ne perfectionne pas cette puissance ; et le soleil n'est ni plus ni moins parfait, soit qu'il m'échauffe, soit que je reste en dehors de ses rayons » (Livre VII, ch. IV, p. 501).

L'on voit déjà par ces exemples qui accusent la vie du style, quelle variété de ton règne dans des sujets si arides. Suivant le jeu de la pensée et de l'esprit, qui sont d'une extraordinaire souplesse, la phrase tour à tour expose nettement, fortement ; ou discute, pressante, avec une vivacité nuancée, toujours sereine et lumineuse. Elle interroge, elle coupe, elle induit, elle déduit, maîtresse d'elle-même et de ses moindres effets. Le Père de Régnon se compare quelque part à un « coureur des bois » en quête de beaux points de vue. Ce métaphysicien est un vrai tempérament d'artiste. Il se maîtrise et se contient sous l'austère discipline de la raison, mais il sait aussi, à propos, lâcher la bride ; de là, ce mouvement varié de style, ce brillant et délicat coloris ; de là ces expressions de haut relief et même, dans une œuvre semblable, ces exquises miniatures rapidement enlevées. Et, notons-le bien, les éclairs d'imagination de cet artiste n'ont jamais rien de troublant ; c'est, pour ainsi dire, une lumière complémentaire et combien précieuse qui vivifie et achève l'enseignement.

Le plus émouvant, sans doute, est que, dans ce livre qui, par sa matière, son ordonnance, certaines qualités de style, peut parfaitement être appelé un magistral traité de métaphysique, mais qui, en réalité, est plus et mieux qu'un traité, dans ce livre de pure raison, le Père de Régnon a su donner au sentiment, au cœur, sa part, et que, de la sorte, dans la Métaphysique des causes, nous retrouvons encore, plus et mieux qu'un philosophe, nous retrouvons « un homme », un prêtre dont l'âme inclinée sur les réalités terrestres pour les éclairer et les orienter, s'élève soudain, maintes fois, d'un coup d'aile facile, aux régions où tout est lumière, vérité, beauté, amour, au cœur même de la Divinité. Ainsi, dans un article où il montre que « l'être et le vrai se convertissent », le Père de Régnon s'écrie brusquement : « Ô mon Dieu ! je me sens ici bien près de vous. Il y a des myriades de créatures différentes comme natures et comme propriétés ; mais d'où vient que l'être se dise de toutes et dans toutes réponde au même concept ?... Il y a aussi des vérités de bien des sortes : vérités géométriques, vérités historiques, vérités scientifiques. Mais, dans toutes ces vérités, il y a quelque chose de commun, à savoir la Vérité... Toutes ces vérités participent à une même vérité absolue. Ô lumineuse, ô vraie démonstration de l'existence d'une Vérité Créatrice ! » (Livre V, ch. V, p. 372).

Et l'étude de la cause exemplaire s'achèvera en élévation magnifique (Pages 373-374). Au terme de l'étude sur la corrélation des causalités, l'auteur s'écrie : « Dans tout ce qui précède, je me suis astreint, autant que je l'ai pu, à considérer la causalité parfaite sous une forme abstraite et métaphysique. Mais, ô mon Dieu, je n'y tiens plus : permettez que je Vous nomme, et que je parle de Vous ouvertement. Cause infiniment parfaite, Cause Première de toutes les natures, souffrez que je parcoure encore une fois le cycle de la causalité, en portant mes regards, autant qu'il est permis, vers Vous-même, foyer adorable de Sagesse et de Toute-Puissance ». Tout cet article est d'une rare splendeur : les considérations du métaphysicien et du théologien s'y mêlent aux conceptions de l'artiste et aux effusions d'un cœur brûlant d'amour (Livre VII, ch. IV, p. 512-516).

Enfin, la charité ardente pour le prochain, épanouissement de l'amour de Dieu, inspire parfois au métaphysicien des pages de la plus haute éloquence qui font songer à saint Augustin et à Bossuet. Tel est, entre autres, l'article intitulé : La liberté en présence de la grâce, qui termine l'ouvrage. Après avoir dit que, en respectant dans l'homme cette liberté qu'on appelle « libertas a necessitate », la motion divine lui apporte cette autre liberté que les Saints Pères appellent «libertas a peccato», l'écrivain explique cette vérité en faisant le tableau, d'une rare puissance philosophique et oratoire, de l'état du pécheur. C'est tout l'article qu'il faut lire ; ce serait trop le déflorer que d'en extraire quelque fragment (Livre IX, ch. V, art. 6, p. 747 et 748).

Parmi les « témoins » de la pensée catholique en France, sous la IIIe République, et en face des philosophies « séparées », le Père de Régnon mérite, à côté de Mgr d'Hulst avec lequel on pourrait tracer bien des rapprochements, une place toute choisie. Henri Bremond ne l'a-t-il pas déclaré « tout a fait éminent... merveilleux de lucidité, d'esprit, d'entrain » (Manuel de la littérature catholique (Spes), p. 452) ? Et c'est pour nous un charme insigne de trouver en ce vigoureux métaphysicien vivant dans l'intimité des plus grands docteurs antiques, un homme de notre temps, ouvert à nos inquiétudes, sensible à nos maux, ardent à les vouloir guérir par la véritable Lumière et le véritable Amour.


L'Abbé Fernessole passe allègrement par-dessus les « Études de Théologie positive sur la Sainte Trinité » du Père de Régnon, et adresse toute son admiration à la « Métaphysique des causes » du même auteur. Personnellement, les raisons qui me portent à admirer l'œuvre du Père de Régnon sont sensiblement différentes de celles de notre Abbé. Le père Théodore de Régnon n'est pas l'auteur d'une œuvre académique : ce n'est pas un professeur de séminaire qui nous livre la mise par écrit de son cours, revue et corrigée pour fin de publication. C'est quelqu'un qui s'est posé lui-même des questions, et qui y a répondu à la lumière de l'enseignement des Pères Grecs, avec la plus grande honnêteté.

Bien involontairement sans doute, à chaque fois qu'il décrit la pensée des grands auteurs scolastiques, il y souligne les inconvénients et en montre les incohérences. À chaque fois qu'il se fait l'écho de la pensée des Pères Grecs, on sent bien qu'il s'y trouve parfaitement à l'aise et qu'il goûte l'harmonie qu'il y ressent. Bien sûr, nous ne mettons pas en doute l'allégeance sincère du Père Théodore de Régnon à son Église catholique-romaine. Selon lui, le « concept grec » et le « concept scolastique » sont deux « formalisations » d'une même Vérité. Ce sont deux univers de pensée qui expriment fondamentalement la même chose. D'un côté, la pensée latine contemple la Nature divine et ensuite jette son regard sur les Personnes, tandis que la pensée grecque fait l'expérience concrète du contact avec les Personnes divines et en déduit l'unité de Nature. C'est le centre de la pensée du Père Théodore de Régnon, et nous nous étonnons de ne pas en trouver le moindre écho dans l'analyse de l'Abbé Pierre Fernessole.

Le Père de Régnon estime que les deux approches sont rigoureusement équivalentes. En ce qui me concerne, je ne crois pas que l'on puisse revêtir la Vérité ultime de deux habits différents, d'une façon parfaitement interchangeable. La pensée patristique grecque avait immédiatement conscience de la présence et de l'existence des trois Personnes divines. Si elle avait échoué à parvenir à contempler l'unité de la Nature divine, on pourrait certes l'accuser de trithéisme. Cependant, il s'agit là d'une accusation historiquement dépourvue de fondement. Par contre, la pensée latine est partie de l'unité philosophique d'un Absolu conceptuel. Et je pense qu'en fait, la pensée latine n'est jamais parvenue à une pleine considération des Personnes divines. De plus, elle s'est durablement enlisée dans la pensée aristotélicienne, en édifiant la cathédrale intellectuelle que fut la scolastique. Avec le système des « causes » de la philosophie aristotélicienne, le système scolastique s'est située à des années-lumière du fondement évangélique du christianisme. C'est pourquoi je me permets de ne pas partager l'optimisme fondamental du Père Théodore de Régnon, qui donnait une égale valeur au «concept grec» et au « concept scolastique ».

Il faut reconnaître au Père de Régnon un incontestable génie pédagogique. Il est capable de rendre claires et compréhensibles les questions les plus abstruses et les plus complexes. Il rend lumineuses les élaborations des Pères Grecs, qui sont parfois difficiles à saisir, au départ - et il nous explique les abstractions de la pensée scolastique. Son génie pédagogique éclate particulièrement dans son œuvre « Banès et Molina » où toutes ces questions de prédétermination nous sont particulièrement incompréhensibles, du fait que désormais nous ne vivons plus dans ces catégories. L'idée d'un monde parfaitement déterministe et soumis à un Dieu qui ressemble à un potentat absolutiste, nous paraît aujourd'hui absurde. C'était pourtant le point de vue de l'école dominicaine qui suivait aveuglément la tradition augustinienne - et pour laquelle le signe même de la piété consiste dans le fait de soumettre son intelligence à l'idée d'un Dieu-dictateur qui émet des commandements totalement arbitraires. Par contre, l'école jésuite avait comme héros Molina, qui décrivait les choix qui nous sont présentés dans la vie quotidienne comme une « arborescence des possibles » dont l'ensemble du schéma était connu de toute éternité par le Créateur. Dans cette arborescence, nous suivons un chemin qui est déterminé par nos choix personnels. Molina conciliait ainsi - très élégamment - l'omniscience divine et notre liberté de choix. Cette solution était déjà considérée comme blasphématoire par l'école dominicaine, car la seule idée que nos choix puissent changer quelque chose dans la connaissance que Dieu a de nous-mêmes, cela était inacceptable - puisque Dieu est censé être un absolu totalement immuable. La conception de Molina et d'une surprenante modernité car l'« arborescence des possibles » est facilement concevable aujourd'hui, si elle existe en tant que telle dans un autre espace-temps que le nôtre. Le Père de Régnon nous offre l'immense service de nous expliquer tout cela, alors que d'ordinaire, les auteurs qui parlent de la question de la prédestination se bornent à ce moquer des protagonistes - faute de comprendre la problématique qu'ils présentent.

À l'époque du Père Théodore de Régnon, le pape Léon XIII émit une encyclique qui ordonnait de revenir à la pensée scolastique, qui était censée résoudre tous les problèmes passés, présents et à venir - face à une philosophie « laïque » qui mettait en question, de plus en plus brutalement, les certitudes ancestrales de l'Église romaine. Le Père de Régnon s'est posé des questions, car il s'est aperçu lui-même que l'enseignement de la scolastique, tel qu'il était effectué à son époque, était davantage un exercice de mémoire que de réflexion… Les séminaristes n'y comprenaient pas grand-chose, tout comme leurs professeurs. Il s'agissait simplement d'apprendre (en latin bien sûr) toute une masse de citations et de textes, et d'être capable de les resservir aux examens. Cet enseignement, largement incompris, était oublié au sortir de séminaire, et n'avait guère d'influence au niveau pastoral. Ce n'était certes pas avec cela que l'on pouvait s'opposer aux philosophies contemporaines. Sans nul doute, le Père de Régnon a éprouvé lui-même les difficultés de l'apprentissage d'une matière à ce point sèche et sclérosée. Avec la parfaite honnêteté intellectuelle qui le caractérise, il s'est mis au travail, et a démonté patiemment les rouages de la scolastique, à la lumière du deuxième traité de Métaphysique d'Aristote. Le Père de Régnon nous a fourni le résultat de cette immense recherche dans son remarquable ouvrage : la « Métaphysique des causes ». Il démonte savamment le mécanisme de succession des causes, au départ de la Cause première. Cet ouvrage intéressera quiconque veut comprendre la pensée scolastique, qui est vraiment une impressionnante cathédrale intellectuelle de l'époque médiévale. Il faut dire que tout ceci n'a absolument rien à voir avec l'Évangile. C'était le projet grandiose d'établir une philosophie absolue et incontestable basée sur les catégories aristotéliciennes, philosophie à laquelle tout esprit aurait dû se soumettre, parvenant ainsi à la compréhension totale du monde créé et divin. Bien évidemment cette «tour de Babel» de l'intellect devait s'écrouler un jour, ce qui ne manqua pas d'arriver. Aujourd'hui, nous pouvons en explorer les décombres, et admirer les colossales frises sculptées et les inscriptions pariétales, dont il nous reste les augustes débris.



Signalons enfin cette citation du P. Théodore de Régnon, dans le livre Notes de voyage en Italie, Espagne, Irlande, Angleterre, Belgique et Hollande., par Jules Paul Tardivel, Rédacteur-en-Chef de La Vérité. Montréal. Eusèbe Sénécal et Fils, imprimeurs-éditeurs. 20, rue Saint-Vincent. 1890.
P. 119-120. Lettre en date du 15 octobre 1888.

Le collège de Vaugirard est un immense établissement qui renferme six ou sept cents élèves. Nous avons été présentés au Père de Régnon, qui habite tout près du collège, une vieille maison où Monsieur Olier a fondé en 1608, la congrégation de Saint-Sulpice. Si je ne me trompe, cette fondation a eu lieu dans la chambre même qu'il occupe. Très certainement, dans sa chambre vécut longtemps et est mort le père Martin, S.J., fondateur du collège Sainte-Marie à Montréal.

Le Père de Régnon elle auteur de plusieurs ouvrages philosophiques, entre autres, de la Métaphysique des Causes, livre très solide que j'ai eu l'avantage de lire, l'hiver dernier. À voir et à entendre le Père de Régnon, vous ne seriez pas tentés de croire que c'est un profond philosophes qui creuse les plus graves problèmes, et pour qui Aristote, Saint Thomas, Saint Augustin et Albert le Grand n'ont pas de secret. Il est très gai, très enjoué, aime le mot pour rire et cause admirablement sur n'importe quel sujet. C'est un chimiste un amateur de l'agriculture. Il nous invitait tous deux à lui faire une nouvelle visite. En nous quittant, il a dit à Mr. Desjardins : «quand vous passerez par Paris, venez me voir, nous parlerons phosphates». Ce qui prouve que la bonne humeur et la philosophie la plus abstraite se concilient parfaitement.


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