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P. Théodore de Régnon : Études de Théologie Positive XXIV

P. Théodore de Régnon - Études de Théologie positive - XXIV

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L'Esprit
Le Saint
Sainteté personnelle
De la Moralité
De la Sainteté
Saint Augustin et les Grecs
Esprit-Saint

- Étude XXIV -
Nom du Saint-Esprit.

- CHAPITRE I -
L'ESPRIT


§ 1. — « Saint-Esprit » est le nom propre de la troisième personne.

n déterminant la formule sacramentelle du baptême, Notre-Seigneur a, du même coup, déterminé les noms propres des trois personnes de la sainte Trinité :

Allez - dit-il à ses apôtres - et baptisez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Ces trois noms sont demeurés sacrés dans l'Église, et toutes les autres dénominations personnelles s'y ramènent.

Le nom propre de l'innascible - dit saint Grégoire de Nazianze - est Père ; le nom propre de l'éternel engendré est Fils ; le nom propre de celui qui procède sans être engendré est Saint-Esprit.

S. Grég. de Nazianze. orat, XXX, § 19.

Or le mot Esprit, Spiritus, pneuma, présente différents sens que saint Damascène énumère comme il suit :

Le mot esprit, correspond à différents objets. D'abord, le Saint-Esprit. On appelle aussi esprits les vertus du Saint-Esprit. Esprit aussi, le bon ange ; esprit le démon ; esprit, l'âme ; esprit aussi l'intelligence, esprit le vent, esprit l'air.

S. Damascène, De la foi orthod., liv. I, ch. XIII.

Cette variété de significations devait nécessairement causer bien des embarras aux docteurs de l'Église dans leurs discussions avec les hérétiques. Car, d'un côté, ils devaient légitimer l'emploi qu'ils faisaient de certains textes scripturaux pour montrer la divinité du Saint-Esprit ; et, d'un autre côté, ils avaient à écarter les textes qui avaient rapport à quelque créature.

Didyme, dans son livre sur le Saint-Esprit, consacre de longs développements à cette délicate exégèse (Didyme, De Spiritu sancto, §§ 54 et seqq.).

Avant lui, saint Athanase s'était préoccupé des règles pour éviter toute confusion. Dans sa première lettre à Sérapion, il étudie minutieusement tous les sens que le mot pneuma présente dans les Écritures. Il observe que, partout où il s'agit du Saint-Esprit, le substantif est précédé de l'article, — to pneuma, — ou bien il est accompagné d'un autre mot qui en détermine le sens divin. Il est donc facile, d'après ces deux règles, de discerner les textes qui ont rapport au Saint-Esprit, et de les distinguer des passages où il n'est question que de l'esprit humain ou des vents matériels (S. Athanase, Ad Serapionem, epist. I, §§ 3 et seqq.).


§ 2. — Divers sens du mot « esprit ».

Il est d'un grand intérêt de rechercher quels étaient les sens du mot pneuma reçus soit par les païens, soit par les Juifs, au moment de la prédication évangélique.

On constate que, chez les païens, on s'était déjà élevé du sens primitif et matériel de vent, de souffle, d'haleine, jusqu'à l'idée d'une opération partant de l'âme et manifestant ses émotions : « Respirant le courage - Menea pneiontes », dit Homère ; « Area pneontes - respirant Mars », dit Eschyle ; « respirer la justice - pnein dikèn », dit Aristophane.

De plus, une idée sacrée était déjà attachée au souffle qui animait les oracles païens, le démon étant contraint à préparer l'œuvre de Dieu jusque par ses mensonges.

Quant aux Juifs, Dieu même s'était chargé de la divine initiation. Partout dans la Bible est révélée sous une forme voilée l'existence de l'Esprit. Il plane sur les eaux dès l'origine de la création. Il est insufflé dans les narines du premier homme. Sa Nature immatérielle et pure est opposée à la grossièreté de la chair et l'oblige à se retirer des hommes condamnés au déluge. C'est lui qui saisit les prophètes et les inspire.

Sans doute, ces idées restaient vagues et indécises dans l'intelligence populaire ; cependant la Samaritaine était préparée à comprendre qu'adorer en esprit et en vérité était faire acte d'adoration spirituelle, et que Dieu pur esprit n'était pas localisé dans un temple matériel.

Les princes de la Loi étaient plus instruits. Je n'en apporte en passant que deux preuves. Lorsque saint Paul dans ses épîtres, opposait l'Esprit à la chair, la loi spirituelle pneumatikos, à l'homme charnel sarkikos, il prétendait être compris des Juifs auxquels il s'adressait (Rm. 7 ; 14). Et de fait, on trouve dans Philon des expressions et des pensées qui dénotent une grande élévation de doctrine. Ainsi, par exemple, parlant du souffle de vie inspiré dans Adam, il distingue entre les hommes animés par l'Esprit divin et la raison, et ceux qui vivent dans le sang et la volupté de la chair (Philon, Quis rerum divinarum Haeres. Édit. Pfeiffcr, t. IV, p. 26).

Le monde était donc suffisamment préparé à recevoir le baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; il n'était pas à craindre que les fidèles, en entendant nommer le divin Esprit, ne s'arrêtassent à des conceptions matérielles et indignes d'un Dieu.


§ 3. — Sens absolu du mot « esprit » — Saint Athanase.

Nous ne pouvons exprimer les réalités les plus sublimes que par des mots dont le sens primitif est corporel. On ne pouvait donc choisir pour signifier les êtres immatériels un mot plus heureux que celui qui se rapporte à une matière fluide, invisible, insaisissable à la plupart de nos sens. Dieu est esprit, Pneuma ho Theos, avait dit le Sauveur, et son intention était de corriger dans la Samaritaine les conceptions matérielles de la divinité. C'était donner au mot pneuma le sens absolu de substance immatérielle, et les chrétiens devaient beaucoup tenir à cette signification, pour mieux se séparer de l'idolâtrie païenne. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver dans certains Pères anténicéens le mot Spiritus pris dans cette acception absolue. Comme, d'ailleurs, ces anciens visaient toujours la personne in recto, ce sont les personnes mêmes de la Trinité, tantôt l'une, tantôt l'autre, qu'ils désignaient par le mot Spiritus, ou même par l'expression Spiritus Sanctus.

Saint Athanase, si attaché aux traditions primitives, ne pouvait manquer de tenir grand compte de cette signification.

Il la professe à propos du texte : Si quelau'un dit une parole contre le Fils de l'Homme, cela lui sera remis ; mais s'il parle contre l'Esprit-Saint, cela ne lui sera remis ni dans ce monde, ni dans l'autre (Mt. 12 ; 32). Texte difficile, qui exerçait déjà la sagacité des exégètes. Origène en avait donné une explication bizarre, que saint Athanase réfute avec de grands égards de langage. Quant à lui, il soutient « que le blasphème contre l'Esprit doit s'entendre du blasphème contre le Seigneur lui-même, et que dans tout ce passage, le Sauveur n'a parlé que de soi... Par « fils de l'homme », il affirmait son humanité ; par « l'esprit », il affirmait sa spirituelle, incorporelle et véritable divinité ». Car il prétendait répondre aux pharisiens qui, malgré les miracles qu'ils voyaient, refusaient de croire à sa divinité (S. Athan., Ad Serapion, epist. IV, §§ 18 et 19).

Saint Athanase se confirme dans cette explication, par plusieurs autres passages, où le mot : pneuma est pris dans le sens de « chose spirituelle ». C'est ainsi qu'à propos de la manducation de sa chair, le Sauveur a dit : C'est l'esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit, et elles sont vie (Jn. 6 ; 63).

C'est ainsi encore que le Seigneur pour arracher la Samaritaine aux choses sensibles, a dit que Dieu est esprit, afin qu'elle se fît de Dieu une conception spirituelle et non matérielle.

De même, encore, le prophète a dit : l'Esprit, l'Oint du Seigneur (Jérémie - Lamentations 4 ; 20), pour qu'on ne jugeât pas sur les apparences que le Seigneur était simplement homme, mais qu'en entendant qu'il est esprit, on comprît qu'il était Dieu incarné.

S. Athan., Ad Serapion, epist. IV, § 19.


§ 4. — Même sujet — Saint Hilaire.

Saint Hilaire est fidèle à la même tradition. Il s'emploie longtemps à démontrer par des textes scripturaux que le mot Spiritus doit s'entendre d'une Nature subsistante, et conséquemment, tantôt du Père, tantôt du Fils.

Voici le texte :

Je te le demande maintenant : crois-tu que l'expression : « Esprit de Dieu » désigne la Nature divine ou une réalité que possède cette nature ? Car il y a une différence entre une Nature et une réalité que possède une Nature : un homme n'est pas identique à ce qui constitue l'homme ; un feu n'est pas identique à ce qui constitue le feu. De la même façon, Dieu n'est pas identique à ce qui est de Dieu.

Il me revient en effet à la mémoire que l'on peut entendre ce terme : « Esprit de Dieu », comme signifiant aussi bien le Fils de Dieu que la présence du Père en lui ; ainsi cette expression : « Esprit de Dieu » est susceptible de désigner l'une ou l'autre des deux personnes. Et ceci nous est prouvé non seulement par l'autorité des prophètes, mais l'Évangile aussi s'en porte garant ; par exemple dans ces textes : «L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par son onction» (Le 4, 18) ; et encore : « Voici mon serviteur que j'ai choisi, mon bien-aimé en qui mon âme se complaît. Je ferai reposer sur lui mon Esprit » (Mt 12, 18). Le Seigneur affirme à son sujet : « Si c'est dans l'Esprit de Dieu que je chasse les démons, le Royaume de Dieu est donc venu jusqu'à vous » (Mt 12, 28). Ces passages semblent en effet s'appliquer sans aucun doute au Père et au Fils ; ils ont pour objet de nous manifester l'excellence de leur Nature.

De fait, à ce qu'il me semble, si cette expression : « Esprit de Dieu » est employée pour chacune des deux personnes, c'est pour nous éviter de croire que le Fils est dans le Père, et le Père dans le Fils, selon des modes corporels : il est bien évident que Dieu ne demeure pas dans un lieu, qu'il est en lui-même et nulle part ailleurs. Car un homme, ou toute autre créature qui lui ressemble, est ici et ne saurait être ailleurs ; ce qui est dans un endroit est limité au lieu où il se trouve : sa Nature, située en un certain point de l'espace est trop imparfaite pour être partout.

Mais Dieu est une puissance vivante, dotée d'une force extraordinaire. Présent partout, il n'est absent nulle part. Il nous apprend tout ce qu'il est par ses attributs, et nous laisse entendre que ses attributs ne sont pas autres que lui-même. Là où sont ses biens, là il se trouve. Aussi ne devons-nous pas croire qu'à la manière des corps, il ne soit pas partout lorsqu'il est dans un lieu, puisque, par ses attributs, il ne cesse d'être en toutes choses. Car ses attributs ne sont autres que ce qu'il est.

Ceci dit pour nous aider à comprendre ce qu'est la Nature divine.

A mon sens, dans l'« Esprit de Dieu » nous devons voir Dieu le Père ; puisque notre Seigneur Jésus-Christ déclare que l'Esprit du Seigneur est sur lui, c'est lui qui l'a oint et envoyé prêcher la Bonne Nouvelle (Lc. 4 ; 18). Dans l'Esprit, en effet, se manifeste la puissance de la Nature du Père ; celui-ci nous le montre : par la réalité mystérieuse de cette onction spirituelle, son Fils participe à sa Nature, même une fois né dans la chair.

La preuve en est qu'après cette naissance que consacre le baptême, une voix venant du ciel (Mt. 3 ; 17), donne la garantie qu'il s'agit bien là du propre Fils de Dieu : « Tu es mon Fils, je t'ai engendré aujourd'hui » (Hilaire cite ici une variante de Lc. 3 ; 22 avec le Ps. 2 ; 7, qui se trouve dans le Codex Bezae et les manuscrits occidentaux).

Cet épisode n'est pas à interpréter comme si le Père se reposait sur le Christ ou venait à lui du haut du ciel, ou encore se donnait à lui-même le nom de Fils. Non, nous nous sommes attachés à établir que sous le mystère de la vraie et parfaite naissance, notre foi devait reconnaître que la seule Nature divine demeurait dans le Fils qui commençait alors sa vie d'homme. C'est donc bien le Père que nous découvrons signifié ici dans l'« Esprit de Dieu ».

Mais nous comprenons que le Fils, lui aussi, est désigné par cette formule lorsqu'il nous dit : « Si c'est dans l'Esprit de Dieu que je chasse les démons, le Royaume de Dieu est donc venu jusqu'à vous » (Mt 12, 28). Il se dépeint donc chassant par la puissance de sa Nature, ces démons qui ne peuvent être expulsés que par l'Esprit de Dieu.

Par ailleurs, l'expression : « Esprit de Dieu » désigne aussi l'Esprit Paraclet. Non seulement les prophètes s'en portent garants, mais aussi les Apôtres, puisqu'il est dit : « C'est ce qui a été annoncé par le Prophète : Dans les derniers jours, dit le Seigneur, je répandrai mon Esprit sur toute chair, et vos fils ainsi que vos filles prophétiseront » (Ac 2 ; 16). On nous apprend ici que cette prophétie fut réalisée dans les Apôtres, lorsqu'après l'envoi du Saint-Esprit, ils se mirent tous à parler dans les langues des diverses nations (Ac. 2 ; 4).

Hilaire de Poitiers. La Trinité. lib. VIII, §§ 22 et scqq. DDB 1981. T. II. p. 138-140.

Cette acception soulevait une difficulté que reconnaît le docteur de Poitiers. Il avait démontré la subsistence du Saint-Esprit par les caractères que l'Écriture assigne à « l'Esprit».

Le Saint-Esprit existe, c'est un fait, il est donné, reçu, possédé. Lié au Père et au Fils dans notre profession de foi, il ne saurait en être séparé quand nous confessons le Fils.

Hilaire de Poitiers. La Trinité. lib. II, § 29. DDB 1981. T. I. p. 86.

Cependant, dit-il, il peut rester un nuage dans l'intelligence des simples, parce qu'ils voient que le nom d'Esprit-Saint est donné, soit au Père, soit au Fils. Mais il tranche aussitôt cette difficulté.

Il n'y a pas à s'en étonner, car le Père, comme le Fils, sont Esprit et Saint.

Hilaire de Poitiers. La Trinité. lib. II, § 30. DDB 1981. T. I. p. 87.

De là, passant au discours à la Samaritaine, il interprète, comme saint Athanase :
- de Dieu le Père, le texte : Dieu est Esprit (Jn. 4 ; 4) ;
- du Fils et du Saint-Esprit, le texte : Ceux qui l'adorent doivent l'adorer en Esprit et en Vérité (Jn. 4 ; 19-24).

Arrêtons-nous un instant à ce beau développement.

Le Sauveur prononce : Dieu est Esprit pour dissiper des conceptions grossières.

Mais Dieu est invisible, incompréhensible et immense ; aussi le Seigneur annonce-t-il que le temps est venu où Dieu ne doit pas être adoré sur une montagne ou dans un temple, car « Dieu est Esprit ». Or l'Esprit ne peut être ni limité ni enfermé dans un endroit quelconque, car il est partout, par la puissance de sa Nature ; présent en tous lieux, il déborde tout dans sa plénitude. Les vrais adorateurs sont donc ceux qui l'adorent en Esprit et en Vérité.

Hilaire de Poitiers. La Trinité. lib. II, § 31. DDB 1981. T. I. p. 88.

Mais saint Hilaire comprend cette adoration de Dieu dans le sens de la liturgie qui s'adresse au Père.
Il montre donc dans l'enseignement à la Samaritaine,
- et le rôle du Père qui reçoit l'adoration,
- et le rôle du Saint-Esprit qui, en vertu de sa procession, est comme le ministre officiel de cette adoration :

Chez ceux qui adorent le Dieu Esprit dans l'Esprit, autre est Ce qui leur permet de rendre ce devoir [le Saint-Esprit], autre est Celui qui reçoit l'hommage [Dieu qui est Esprit - le Père] : car l'Esprit dans lequel chacune des personnes doit être adorée, est distinct d'elle.

- Ibid -

Adoration digne du Dieu incompréhensible et invisible, qui ne doit être adoré que dans l'incompréhensible et l'invisible, et qui ne reçoit d'honneur que dans son égal chargé de le faire honorer.

Il exprime ainsi la nature du don et celle de l'honneur rendu à Dieu, puisqu'il nous enseigne que Dieu Esprit doit être adoré dans l'Esprit. Il nous montre que ceux qui l'adorent ainsi, l'adorent en toute liberté et consciemment, et nous révèle le caractère infini de cette adoration,étant donné que le Dieu-Esprit est adoré dans l'Esprit.

Hilaire de Poitiers. La Trinité. lib. II, § 31. DDB 1981. T. I. p. 87-88.

Je ne connais aucun passage qui pénètre si avant dans la mystique de la prière liturgique.


§ 5. — Application de ce sens au Saint-Esprit.

Nous venons d'entendre dire à saint Hilaire : « le Père, comme le Fils, sont Esprit et Saint ». Nous pouvons entendre les Pères grecs faire la même observation et en tirer un puissant argument en faveur de la divinité du Saint-Esprit.

Voici d'abord saint Basile.

Le Saint-Esprit - dit-il - est la source de la sanctification. Et comme le Père est saint par Nature, et le Fils saint par Nature, de la même manière l'Esprit de vérité est saint par Nature. Voilà pourquoi le nom de saint lui est donné à bon droit comme nom propre et caractéristique.

S. Basile, Contr. Eunomius, lib. III, § 2.

Nous retrouvons cette pensée plus complète dans saint Grégoire de Nysse.

Reprochant à Eunomius de remplacer le mot « Saint-Esprit » par le mot « Paraclet », il écrit :

La sainte Écriture applique également au Père et au Fils les dénominations de « Esprit » et de « saint ». Eunomius a craint de faire naître dans ses auditeurs une idée exacte et précise qui résulte d'une communauté de dénomination avec le Père et le Fils.

S. Grég, de Nysse, Contr. Eunom., lib. II. — M. XLV, col. 549.

Enfin dans son livre Sur le Saint-Esprit qu'a connu saint Augustin, l'Alexandrin Didyme prouve l'unité de Nature des trois Personnes, d'abord parce que chacune est sainte et sanctifie, ensuite parce que chacune est appelée Esprit.

Car - dit-il - le Père est appelé Esprit dans ce texte : Dieu est Esprit. (Jn. 4 ; 24); et le Fils est appelé Esprit dans cet autre texte : Le Seigneur est Esprit (II Cor. 3 ; 17). Quant au Saint-Esprit, il est toujours désigné par l'appellation de Saint-Esprit ; non pas que son union avec le Père et le Fils consiste dans une simple communauté de nom, mais parce qu'une seule et même Nature doit posséder un seul et même nom.

Didyme, De Spiritu sancto, § 54.

Ces rapprochements n'avaient qu'un seul but dans la pensée de leurs auteurs, celui de démontrer la consubstantialité des trois Personnes divines. Mais saint Augustin a été plus loin, et il a cru découvrir, dans le choix scriptural d'une désignation commune pour signifier la troisième Personne, la déclaration même de son caractère personnel.

S'emparant donc de la pensée de saint Hilaire, il écrit :

De même qu’il n’est pas non plus seul Esprit et seul saint dans cette même Trinité, puisque le Père est Esprit et le Fils aussi, puisque le Père est saint et le Fils aussi, ce que toute âme pieuse croit sans hésiter ; et cependant c’est avec raison qu’on l’appelle proprement Esprit-Saint. En effet, puisqu’il est commun aux deux, il porte proprement le nom de ce qui est commun aux deux.

S. Augustin, De Trinitate, lib. XV, § 37.

À la vérité, cette pensée est belle et prépare une admirable théorie ; mais elle ne se trouve pas avant saint Augustin.

Quant aux Grecs ils ont suivi une autre voie, ni moins belle, ni moins féconde, et, j'ose ajouter, plus scripturale.


§ 6. — Sens relatif du mot « Esprit ».

La signification primitive et vulgaire du mot Pneuma est « souffle, vent », et le sens de « souffle » contient le concept d'une puissance « soufflante ».

Lorsque le Sauveur fit connaître la troisième Personne de la sainte Trinité sous le nom de Saint-Esprit, il consacra ce sens primitif par la façon dont il s'exprima. On trouve l'idée de vent dans cet enseignement à Nicodème : « L'Esprit souffle où il veut ; tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit » (Jn. 3 ; 8)

L'idée de souffle apparaît plus claire encore dans l'insufflation par laquelle Notre-Seigneur donna le Saint-Esprit à ses apôtres : Il souffla sur eux et leur dit : recevez l'Esprit-Saint (Jn. 20 ; 22).

Les premiers chrétiens attachèrent donc l'idée de souffle à la notion du Saint-Esprit, comme ils attachèrent l'idée de parole à la notion du Logos. Cette tradition ne fit que s'accentuer pendant les luttes contre le sabellianisme, parce que cette idée mettait en évidence la réalité d'une procession substantielle. Aussi les Pères du quatrième siècle, dans leurs méditations sur le divin Esprit, l'ont considéré surtout comme le souffle même de Dieu, et ce concept est comme la source de leurs pensées les plus hautes et les plus puissantes.

De là, ils ont prouvé, comme saint Basile, qu'il procède du Père, puisqu'il est le souffle de la bouche de Dieu.

De là, ils ont conclu, avec saint Grégoire de Nysse et saint Damascène, son unité de substance avec le Fils, « car il faut que le Verbe ait son souffle » (S. Damascène, De Fide orthod., lib. I, cap. VII).

De là, ils ont montré sa procession par le Fils, comme saint Cyrille d'Alexandrie dans le passage suivant :

Il faut croire fermement que le Fils, ayant communication substantielle des biens naturels du Père, possède l'Esprit de la même manière qu'on le conçoit dans le Père... comme chacun de nous contient en soi-même son propre souffle et le répand au-dehors, du plus intime de ses entrailles. C'est pourquoi il fit une insufflation corporelle, montrant que comme le souffle sort corporellement d'une bouche humaine, ainsi jaillit de la Nature divine par un mode divin l'Esprit qui procède de lui.

S. Cyrille d'Alexandrie, In Joann., lib. IX. — M. LXXIV, col. 257.

De là, encore les Pères concluaient au caractère espansif, diffusif et manifestateur de ce Souffle, qui tantôt est un souffle de sagesse, tantôt un souffle de prophétie, mais qui toujours identique à lui-même sous ses formes diverses pénètre les âmes comme l'air pénètre les corps.

De là toutes ces comparaisons tirées des divers sens du mot pheô. C'est l'haleine du Fils, pnoè Huiou ; c'est l'odeur de Dieu, suivant l'expression hèdu pneein ; c'est une vapeur qui s'exhale.


§ 7. — Du souffle vivificateur.

Le concept de souffle éveillait chez les Pères l'idée de principe vital ; car si le souffle matériel est le signe de la vie corporelle, le souffle divin est le principe de la vie de l'âme, suivant cette parole du Sauveur : l'Esprit vivifie. D'ailleurs un rapprochement biblique leur enseignait la même chose. Dans le récit de la création de l'homme, on admire cette grandiose image qui nous montre le souffle de vie communiqué par le divin potier à sa statue d'argile. Les Pères, rapprochant ce souffle primitif à l'insufflation du Sauveur sur ses apôtres, voyaient dans ce souffle plus qu'un symbole. Ils y voyaient le Saint-Esprit. Car, dit saint Cyrille,

Nous ne pouvons supposer que ce souffle sorti de Dieu soit l'âme humaine ; puisque, provenant d'une telle source elle serait immuable ; mais il s'agit de la communication du Saint-Esprit introduite dès le principe dans l'âme humaine. Car toute perfection dans les créatures est par le Saint-Esprit, de sorte que, si celui qui a été formé à l'image de Dieu, a été fait vivant, c'est par la communication du Saint-Esprit et la conformation avec lui.

Or ce souffle que Moïse dit avoir été donné à l'homme par Dieu, le Christ après sa résurrection l'a renouvelé en nous, lorsqu'il souffla sur ses disciples en disant : Recevez l'Esprit-Saint, afin que reformés à la primitive image, nous devenions conformes au Créateur par la communication du Saint-Esprit.

S. Cyrille d'Alexandrie, Thésaurus, — M. LXXV, col. 584.

Les Pères considèrent donc le Saint-Esprit comme le principe formel de notre vie surnaturelle. Le Verbe est la vie : Je Suis la Vie ; l'Esprit du Verbe est donc le souffle de vie - pheuma zôès, et le vivificateur - zôopoion. Dieu, dit encore saint Cyrille dans ses Dialogues sur la Trinité, avait communiqué à l'homme un souffle de vie. Le Christ nous a rétablis dans notre premier état « non par un autre moyen que le moyen primitif, mais en insufflant sur les apôtres et disant : recevez l'Esprit-Saint ». C'est le même souffle, ajoute-t-il, que le Sauveur appelle l'Esprit-Saint et Moïse le souffle de vie. « Car la vraie vie est la Nature de la divinité, s'il est véritable qu'en elle nous vivons, nous agissons et nous sommes (S. Cyrille d'Alexandrie, De SS. Trinit. dialog. VII. — M. LXXV, col. 1088 et seq.).

Et voilà pourquoi le Saint-Esprit est sanctificateur -hagiopoios (S. Cyrille de Jérusalem, Catéchèse, XVII, § 34). Car lorsqu'il habite en nous, son activité nous échauffe et nous consume. Nous aspirons la vie même de Dieu, suivant la parole de David : j'ouvre la bouche et attire l'Esprit. Nous respirons la vie même de Dieu en des gémissements ineffables, suivant la parole de saint Paul.

C'est ainsi que les Pères grecs trouvaient toute la théologie du Saint-Esprit dans le nom même sous lequel il se révèle dans la formule du baptême. C'est ainsi qu'instruits par leurs pasteurs , les fidèles comprenaient ces mots du symbole que nous chantons encore comme eux : Et en l'Esprit-Saint, Seigneur et Donateur de Vie.


§ 8. — Disgression sur l'esprit de famille.

J'ai dit plus haut que le mot pheuma signifie d'abord un souffle d'air, mais que de ce premier sens on passe par dérivation à deux sens plus relevés. D'une part, le mot esprit a servi à signifier la partie la plus subtile et le principe invisible de la vie humaine ; d'autre part, ce même mot a été mis à contribution pour exprimer la source d'une excitation venue du dehors, de l'inspiration dans les bacchantes et les sibylles chez les païens, des prophètes chez les Juifs. Mais, tandis que les païens s'en tenaient d'ordinaire au fait passager et violent de l'inspiration, les Hébreux, éclairés par la foi, remontaient jusqu'à « l'esprit qui inspire ».

De là ces formules : être saisi par l'esprit bon, être agité par l'esprit mauvais. De là, ces expressions qu'on rencontre si souvent dans nos saints Livres et qu'on ne trouve jamais, que je sache, chez les païens : « esprit de conseil, esprit de force, esprit de vérité, esprit de mensonge, esprit d'erreur ».

Les chrétiens ont hérité de ces expressions qui sont un des sceaux de la Foi sur nos langues modernes. Or, par une loi naturelle au langage , ce mot « esprit » signifiant d'abord un principe inspirateur immanent, a été étendu à signifier les dispositions permanentes de l'âme ; d'où ces expressions : « esprit juste, esprit faux, esprit de parti, esprit de corps ».

Ces tournures sont d'un usage continuel et sont devenues profanes. Mais, s'il est vrai qu'elles ont pour origine nos croyances religieuses, elles doivent conserver jusque dans leurs significations profanes quelque saveur de leur source. Voilà pourquoi, je considère comme légitime l'espoir de rencontrer dans quelqu'une de ces expressions un symbole du Saint-Esprit.

Or je remarque, d'une part, que le Saint-Esprit est l'Esprit du Père et du Fils, procédant du Père et du Fils en tant qu'ils ne font qu'un. Je remarque, d'autre part, que parmi les hommes, la communauté du Père et du Fils est ce qu'on appelle la famille. Ne résulte-t-il pas de là que l'on peut comparer le Saint-Esprit à l'Esprit de famille ?

Et qu'est-ce donc que l'esprit de famille N'est-ce pas cette unique et commune disposition du Père et du Fils, pour penser, juger, vouloir, aimer, agir, toujours ensemble, toujours de même. Amitiés, inimitiés, intérêts, occupations, appréciations, tristesses, joies, travaux et délassements : tout est tellement commun qu'il semble que les divers membres de la famille n'aient tous qu'une seule et même intelligence, comme ils n'ont qu'une seule et même pensée ; qu'ils n'aient qu'une seule et même volonté comme ils n'ont qu'un seul et même vouloir.

Tel est bien ce qu'on nomme l'esprit de famille. Et c'est l'esprit du père, l'esprit du fils, le même et unique esprit du père et du fils. Il procède de chacun d'eux, puisqu'il est la disposition propre de chacun. Il procède à la fois de tous les deux ; car il faut à la fois un père et un fils pour qu'il y ait famille et esprit de famille. Mais sa source première est le père d'où provient la famille et tout ce qui caractérise la famille. Ajoutons que si le père veut adopter dans sa famille quelque étranger, il convient qu'il ne le fasse qu'en lui communiquant son esprit de famille.

Maintenant poussez jusqu'à l'infini la communauté entre le père et le fils. Concevez l'unité et l'identité, non seulement dans les pensers et les vouloirs, mais dans les puissances elles-mêmes d'intelligence et de volonté, et jusque dans la substance même de ces puissances. Ne reconnaissez-vous pas qu'alors l'esprit de famille devient consubstantiel au père et au fils, Dieu comme le Père dont il est l'Esprit, Dieu comme le Fils dont il est l'Esprit, un seul Dieu avec le Père et le Fils, procédant de tous les deux à la fois, comme éternel esprit de l'éternelle famille ? Et lorsque dans un mystère de miséricorde, Dieu a décidé d'introduire dans sa famille des créatures, il leur a envoyé son Esprit pour les pénétrer, les changer, les créer de nouveau, afin que ses fils adoptifs possédassent son Esprit et l'Esprit de son Fils, pour vivre en famille dans l'Esprit de famille.

Nous avons suivi les hautes considérations théologiques que le Père Théodore de Régnon nous a confiées, s'appuyant sur les opinions des Pères, concernant les diverses significations du mot « Esprit ». En arrivant à la conclusion, nous sommes obligés de constater qu'il nous mène en une problématique qui n'a plus rien à voir avec celle des Pères Grecs.

Il commence par un énoncé du « filioque », en bonne et due forme : le Saint-Esprit est l'Esprit du Père et du Fils, procédant du Père et du Fils en tant qu'ils ne font qu'un. Il nous est donc rappelé que l'Esprit-Saint procéderait du Père et du Fils, comme d'un même Principe. Il serait, en quelque sorte, l'esprit de famille de ce Principe commun qu'est le Père et le Fils, constituant ainsi la « famille parfaite » : l'Esprit, « un seul Dieu avec le Père et le Fils, procédant de tous les deux à la fois, comme éternel esprit de l'éternelle famille ».

Il faut se méfier, lorsqu'on se trouve en présence du processus consistant à prendre une réalité humaine et à la projeter dans le monde divin - en supposant que ce type d'analogie se vérifie. Le monde divin obéit à une logique autre que celle du monde créé. Le parallélisme qui suppose que la famille humaine idéalisée puisse offrir une bonne image de la « famille divine » trinitaire, est plutôt ambigu. On peut craindre que ce prétendu parallélisme reflète d'abord et avant tout les fantasmes d'un clergé célibataire, porté à idéaliser la réalité pourtant très prosaïque du couple humain et de ses enfants.

Qu'est-ce que l'esprit de famille ? C'est la mentalité qui règne dans un noyau familial : son partage des valeurs, sa vision du monde, son héritage culturel, son mode de communication entre les personnes.

Rappelons un point fondamental : la relation qui existe entre deux personnes ne constitue pas une personne. La relation qui unit une personne humaine à une autre personne humaine, consiste en un échange d'informations en tous genres, et n'est pas pour autant une personne en tant que telle. De même, la relation qui existe entre le Fils et le Père est un échange ineffable d'informations divines, mais n'est pas pour autant une personne, comme le prétend la doctrine du « filioque ».

Les théologiens scolastiques s'en sortent en disant que « dans la Trinité, tout est personnel ». C'est « soit une personne, soit rien du tout ». Cette conception reflète le fait que dans la théologie de l'époque, la notion d'information était inexistante. Chez les Pères Grecs, tout ce qui concerne le langage est d'une importance primordiale, et c'est pourquoi ils aimaient comparer la Trinité à la triade « intellect - articulation - souffle ». Le langage est une transmission d'informations codifiée. Mais la notion d'information est beaucoup plus large que le langage lui-même : la transmission d'informations communique toutes sortes de données qui ne se cantonnent pas aux mots et aux phrases - mêmes si la pensée humaine passe nécessairement par la constitution d'un langage articulé.

Si l'on considère - suivant la doctrine du « filioque » - que l'Esprit saint est un « lien d'amour » entre le Père et le Fils - Père et Fils constituant un seul et même Principe à l'égard de l'Esprit-Saint, il sera très difficile de considérer ce « lien » comme une personne, dans sa plénitude. Il y aura toujours, dans cette conception de l'Esprit Saint, un « déficit personnel ». On aura toutes les peines du monde à considérer l'Esprit Saint comme une personne en tant que telle, et à lui donner toute l'importance qui lui revient. Il sera facile de glisser vers la conception de l'Esprit-Saint comme étant la « mentalité » du Père et du Fils. Le don de l'Esprit Saint aux Disciples, de la part du Christ, deviendra très facilement une allégorie du fait que le Christ laissa au groupe de ses admirateurs, sa « mentalité » bien caractéristique.

De la même façon, il sera facile d'en venir à considérer l'Esprit Saint comme étant la « mentalité » de la famille céleste parfaite, constituée du Père et du Fils. Bien sûr, il manque à cette famille un élément féminin. Il ne restera plus qu'à hisser la Vierge Marie à un rang divin, pour qu'elle puisse exercer son rôle de « mère » en cette famille divine… À ce moment-là, serait élaborée la doctrine de « Marie, corédemptrice avec le Christ » - doctrine dont on s'étonne qu'elle n'ait pas été dogmatisée dans l'Église romaine du XIXe siècle.

Certes, le Père Théodore de Régnon était bien loin d'en venir à de telles conclusions. Ce qu'il nous donne, c'est une pensée inspirée par la piété et la dévotion, avec la meilleure bonne volonté du monde. Mais l'excès de piété est nuisible !
En voulant renforcer la piété due à la Vierge Marie, l'Église catholique-romaine du XIXe siècle a dogmatisé l'Immaculée Conception, affirmant que la Vierge avait été engendrée hors du « péché originel » (encore fallait-il savoir de quoi on parlait, en évoquant le « péché originel »), ce qui arrachait Marie à la destinée humaine commune. En désirant accroître la vénération adressée à la Vierge, l'Église romaine, par cette dogmatisation, n'est parvenue à rien d'autre qu'à enlever Marie à l'humanité.

C'est aussi par piété que l'on a inventé la dévotion au « Sacré-Cœur », dont les mièvres statues ont envahi pratiquement toutes les églises catholiques. Avec les plus louables intentions, l'Église catholique-romaine a voulu souligner l'amour infini du Christ à notre égard. Mais une telle initiative dévotionnelle a malencontreusement eu pour effet de populariser la figure d'un « Christ-demandeur » : un Christ qu'il faudrait « consoler » suite aux iniquités commises par les êtres humains ; un Christ qui serait constamment en train de frapper à la porte de notre âme, en attendant que nous voulions lui accorder une maigre attention… Ce n'était certes pas le but des instigateurs de cette dévotion nouvelle, mais ce fut l'effet d'une telle allégorie, dans un monde de plus en plus sécularisé. Nous constatons donc que la piété non-éclairée n'est pas bonne conseillère dans le domaine de la théologie.

Nous laisserons ainsi au vestiaire des mauvaises idées, cette notion étrange de « vie de famille » trinitaire. Le texte de cette conclusion nous donne au moins un bon exemple des effets toxiques du filioque dans la pensée théologique. Néanmoins nous respecterons, de la part du Père Théodore de Régnon, l'authentique et sincère piété qui a inspiré ces lignes.


- CHAPITRE II -
LE SAINT

- ARTICLE I -
Généralités.


§ 1. — Observation sur un texte de Petau.

À propos du titre don, Petau a cette proposition déjà citée :

Cependant, les propriétés personnelles n'expriment pas ce qui est éternel, mais ce qui est dispensé dans le temps et parmi les choses créées, c'est-à dire, en fonction du type de relation et par rapport aux effets qui proviennent de Dieu.

Puis il ajoute :

Ainsi donc, quelques Pères grecs durent définir la propriété personnelle de l'Esprit-Saint comme étant : tè agiastikè dunamei - c'est-à-dire : la force sanctificatrice.

Petau, De Trinitate, lib. VII, c. XIII, § 21.

Ce passage du grand théologien donne lieu à deux observations.

Je remarque d'abord que Petau ne semble admettre qu'une sorte d'appropriation dans les deux titres : « don » et «puissance sanctificatrice». Car, d'après lui, ils ne désignent pas formellement les Personnes par leurs propriétés éternelles, mais ils expriment directement l'influence divine sur des effets qui proviennent de la Trinité tout entière, et par conséquent ils ne sont attribués à une Personne, en particulier, que par un certain rapport ou rapprochement logique. Tel est, du moins à mon avis, le sens de la citation précédente, si l'on en pèse scrupuleusement tous les mots.

Cette explication est bien conforme à la théologie scolastique ; mais Petau a dû s'apercevoir qu'elle énervait d'avance toutes les preuves qu'il apporte ensuite en faveur de sa belle théorie de l'habitation substantielle du Saint-Esprit.
— Les Pères, répète-t-il alors, affirment que c'est le Saint-Esprit lui-même qui sanctifie par sa présence substantielle.
— Les Pères, lui répliquera-t-on, appellent le Saint-Esprit : Vertu sanctificatrice, en lui appropriant l'influence par laquelle Dieu, c'est-à-dire, la Trinité tout entière, produit l'effet de sanctification. Ne sait-on pas que les Pères traitent les questions théologiques oratorio modo - par mode de prière ? Ils appellent ici présence du Saint-Esprit, la présence de l'opération sanctificatrice ; ils dénomment l'effet par la cause.

N'est-ce pas ainsi, en effet, que l'on a pris l'habitude de se débarrasser de tous les textes accumulés par Petau en faveur de sa thèse ? Mais on peut défendre ce théologien et contre ses adversaires et contre lui-même, en montrant que, suivant les Grecs, le Saint-Esprit n'est pas nommé Sanctificateur parce qu'il sanctifie, mais qu'il sanctifie parce qu'il est éternellement et personnellement la Sainteté même - autoagiotès. Ce sera l'objet de ce chapitre.

Avant d'entrer dans cette discussion, il est bon de faire une seconde observation au sujet de la citation précédente. Petau semble dire que pour cette attribution personnelle au Saint-Esprit de la vertu sanctificatrice, on cite tout au plus quelques Pères grecs, graecos aliquot Patres. Il y a là une restriction de trop. La vérité est que toute la tradition grecque rapporte unanimement et formellement la sainteté et la sanctification au Saint-Esprit agissant personnellement.

Cette vérité sera mise en évidence de deux manières différentes.

1° En montrant que, dans la distinction des propriétés personnelles, ce qui a trait à la sainteté est rapporté au Saint-Esprit.

2° En étudiant la théorie rationnelle de la Trinité telle qu'elle est admise par les Grecs.

Pour éclairer par contraste cette intéressante discussion, il est utile de revenir sur la façon suivant laquelle saint Augustin comprend le nom Saint-Esprit.


§ 2. — Comment saint Augustin comprend le nom « Saint-Esprit ».

Le nom de la troisième Personne, composé de deux mots, fait naître une délicate question.

Pourquoi l'adjectif Saint est-il réservé à la troisième Personne ? Le Père est Saint, le Fils est Saint ; pourquoi le seul Esprit est-il appelé Saint-Esprit ? Dira-t-on que c'est uniquement pour distinguer sa divine Personne des autres esprits ou des souffles matériels ? Raison insuffisante ; car, les trois noms de la Trinité étant également tirés des choses créées, tous les trois semblent également exiger lin adjectif qui les spécialise à la divinité.

Ou sait quelle ingénieuse solution saint Augustin a donnée de cette question. Les trois Personnes sont également des esprits ; elles sont également saintes ; mais la troisième porte en propre un nom commun aux deux premières, pour déclarer qu'elle leur est commune.

Car nous considérons [la troisième personne de la Trinité] comme l’union ineffable du Père et du Fils ; et peut-être n’est-elle appelée Esprit-Saint (et ideo fortasse sic appellatur) que parce que ce même nom convient au Père et au Fils. Ainsi le mot Esprit-Saint désigne spécialement la troisième personne de la sainte Trinité, mais il s’applique aussi aux deux autres, car le Père et le Fils sont tous deux Esprits et tous deux saints.

S. Augustin, de Trinitate, lib. V, c. XI.

Le mot fortasse - peut-être fait entrevoir que saint Augustin n'a pas une excessive confiance dans son explication, et lui-même fournit, aussitôt après, les raisons de cette insuffisance. Car il dit que « la Trinité est un seul Dieu bon, grand, éternel, tout-puissant » (Ibid.). On pourrait donc, semble-t-il, appliquer son explication à chacun de ses qualificatifs ; et de fait, le Saint-Esprit paraît suffisamment désigné par les noms : le Bon Esprit, l'Éternel Esprit, le Tout-Puissant Esprit.

La question présente n'est donc pas résolue entièrement. Il reste à dire pourquoi le qualificatif Saint a été choisi par la révélation de préférence à tout autre. Saint Augustin l'a senti et, sans être trop affirmatif, il insinue sa réponse, en rapprochant la sainteté de la charité, et la charité de l'amour mutuel du Père et du Fils. En un endroit il dit :

[Le Saint-Esprit est] l’unité ou la sainteté, ou la charité des deux, ou l’unité par la charité, ou la charité par l’unité.

S. Augustin, de Trinitate, lib. VI, c. V.

Et plus loin :

Et si l’amour dont le Père aime le Fils et dont le Fils aime le Père, fait voir leur ineffable union, quoi de plus convenable que d’appeler proprement charité l’Esprit qui est commun aux deux ?

S. Augustin, de Trinitate, lib. XV, § 37.


§ 3. — Manière dont les Grecs concevaient ce nom.

Cette explication est belle, comme tout ce qui vient de saint Augustin, mais elle est le fruit de sa théorie psychologique, qui fut inconnue des Grecs, on ne peut trop le répéter. Il faut donc prendre une autre voie pour connaître les idées des docteurs orientaux sur le nom « Saint-Esprit ». Comme toujours, ce sera la voie de tradition ; car dans leurs luttes contre les hérétiques, les Pères se sont toujours appuyés sur la foi traditionnelle.

Or la foi primitive en la Trinité était renfermée dans la formule du baptême : « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Aussi, dès l'origine du christianisme, ces trois noms ont été, comme ils le seront toujours, les noms consacrés et sacrés des trois divines Personnes, et toutes les autres dénominations s'y rapportent. Il ne venait donc pas à la pensée des fidèles de chercher la raison de ces trois noms, pas plus qu'on ne cherche la raison d'un premier principe, puisque ces noms avaient été révélés par le Sauveur lui-même ; ils étaient leur raison suprême. Toute la foi consistait à tenir qu'ils exprimaient la vérité ; tout le catéchisme à expliquer dans quel sens il faut les entendre.

Or les deux premiers noms sont des substantifs purs, sans adjonction d'aucun qualificatif. Il était donc naturel de prendre le troisième comme un substantif indécomposable, bien que formé de deux mots. D'après cela, les mots « Saint-Esprit » ne doivent pas être compris dans le sens de « l'Esprit qui est saint », mais dans le sens de « le Saint-Esprit ». Le Saint est ici un substantif au même titre que l'Esprit; Saint-Esprit est un unique substantif à forme complexe.

Dans cette manière de concevoir, il n'y a plus lieu de demander pourquoi au substantif Esprit, on accole l'adjectif Saint ; le seul travail de la pensée sera d'apprendre à mieux connaître la troisième Personne de l'adorable Trinité, en pénétrant davantage dans la signification du double mot qui forme son nom : le Saint, l'Esprit.


§ 4. — Textes de saint Cyrille.

Peut-être, lecteur, vous trouvez cette conception étrange, et vous hésitez à me croire sur parole. Il est pourtant nécessaire d'être fixé à ce sujet, si l'on veut comprendre les anciens auteurs. Mais je pense que toute hésitation cessera, après qu'on aura entendu un docteur qui était, certes, bien renseigné. Voici quelques citations de saint Cyrille qui développent les considérations précédentes, ou, du moins, les supposent.

Nous lisons dans son ouvrage si heureusement appelé le Trésor :

Celui qui est saint par participation, est comme un vase qui reçoit une sainteté adventice ; il est donc d'abord autre chose par soi-même et dans sa propre Nature, comme l'homme, l'ange ou autre Nature raisonnable.

Que répondront ceux qui osent dire que l'Esprit est saint par une participation créée de Dieu le Père ? Qu'est-il donc par lui-même et en propre ? Mais l'Écriture divine ne nous dit de lui pas autre chose sinon qu'il est saint. Donc il est saint, non par participation, ni par composition, mais il est substance et nature sanctificatrice.

L'Écriture divine en appelant continuellement Saint-Esprit l'Esprit de Dieu, n'indique pas quelque qualité accidentelle, comme le supposent ces inconsidérés, mais désigne ce qu'il est par Nature ; de même que pour définir ce qu'est l'homme par son essence, on dirait : c'est un animal raisonnable mortel.

Mais n'est-il pas bien absurde, de prendre soin de définir l'homme par ce qu'il est en nature et essence, et de se représenter la Nature du Saint-Esprit autrement qu'il n'est défini par le nom qui le signifie ?

Or il est appelé saint. Donc, puisqu'il est saint par Nature, il n'a pas reçu du dehors d'être saint. Mais plutôt lui-même est l'opération naturelle vivante et subsistante de la substance divine, et il donne à la créature la perfection par la sanctification et la participation de lui-même.

S. Cyrille, Thesaurus, assert. 34. — M. LXXV, col. 593 et 596.

Dans ses Dialogues sur la Trinité, saint Cyrille s'explique d'une manière encore plus nette, s'il est possible.

Le Saint-Esprit - dit-il - est saint, non par participation, non par une relation au Fils purement extrinsèque, mais en tant que par Nature et en vérité il est l'Esprit du Fils.

De même qu'il est absurde et insensé de nommer homme celui qui est homme véritablement et de concevoir autre chose à côté, ainsi il est de la dernière sottise d'appeler saint le Saint-Esprit, et de ne pas l'honorer comme saint par nature, mais de le rejeter violemment hors de sa place dans une autre Nature.

Car ce nom ne signifie pas quelque gloire ou excellence comme les noms de Principauté, de Trône ou de Domination attribués à des créatures. Mais c'est bien plutôt un nom qui exprime une qualité substantielle, comme le nom Père pour le Père, et le nom Fils pour le Fils.

Et comme la marque de la dernière ineptie serait de donner à Dieu le nom de Père et de penser qu'il ne l'est pas, ou de nommer Fils le Fils et de dire qu'il ne l'est pas, comment excuser l'ignorance de ceux qui osent dépouiller de la sainteté naturelle celui qui est par nature et véritablement le Saint-Esprit ?

S. Cyrille d'Alex., 7° Dialogue sur la Trinité. — M. LXXV, col. 1121.

Ces longues citations d'un enseignement qui clôt magistralement la patristique du quatrième siècle, nous ont permis, je l'espère, de nous rendre un compte exacte de la pensée grecque. Par révélation de son nom propre, la troisième Personne de la Trinité a pour titre LE SAINT. Ce qui va suivre, va nous convaincre davantage de cette sublime conception.


- ARTICLE II -
Sainteté personnelle.


§ 1. — Emploi du mot « saint » par les docteurs.

Pour défendre contre les ariens la divinité du Fils, les docteurs de l'Église ont employé deux sortes d'arguments. D'une part, ils ont insisté sur les dénominations communes au Père et au Fils, telles que : tout-puissant, éternel, créateur. D'autre part, ils ont montré que la divinité était exprimée dans les noms personnels du Fils, tel que Fils de Dieu, Sagesse de Dieu, Parole et Puissance de Dieu.

Lorsqu'il s'est agi plus tard de combattre les ennemis du Saint-Esprit, les docteurs ont suivi ces mêmes méthodes. Chose remarquable : ils ont fait servir le nom « Saint-Esprit » à un double emploi. Tantôt ils prouvent la consubstantialité de la troisième Personne aux deux premières, parce qu'elle porte un nom qui leur convient également. Tantôt ils considèrent le titre de Saint comme une caractéristique personnelle, et ils en déduisent la divinité du titulaire.

J'ai donné, un peu plus haut, quelques exemples où la consubstantialité des trois Personnes est établie par la communauté des noms Saint et Esprit. Voici encore un témoignage que je rapporte ici, parce que la note de sainteté est mise en plus grande lumière.

Saint Basile, « pour montrer par les noms » que le Saint-Esprit mérite la même adoration que le Père et le Fils, s'exprime ainsi :

Il est nommé Esprit, de même qu'il est écrit : Dieu est Esprit (Jn. 4 ; 24), et Le Christ Seigneur est l'Esprit de notre face (Lamentations 4 ; 20). Il est nommé Saint, comme le Père est saint, comme le Fils est saint. Car la sanctification arrive du dehors à la créature ; mais pour l'Esprit la sainteté est plénitude de Nature. C'est pourquoi il n'est pas sanctifié, mais sanctifiant.

S. Basile, De Spiritu sancto, § 48. S.C. 17bis. p. 417.

Voilà bien la sainteté considérée comme un attribut commun. Mais, d'autre part, l'Écriture est remplie de passages qui, à les prendre à la lettre comme on faisait autrefois, rapportent à l'opération personnelle du Saint-Esprit l'œuvre de la sanctification, et les docteurs puisaient largement dans ces témoignages pour conclure de ces caractères personnels à la divinité de la troisième Personne.

Le Saint-Esprit - dit saint Basile - étant substantiellement saint, est nommé la source de la sanctification. Il n'est donc pas une créature.

S. Basile, lettre VIII, § 10. — M. XXXII, col. 261.

On pourra toujours, je l'avoue, éluder ces textes scripturaux et leurs commentaires patristiques, en recourant au sens appropriatif ou au génie oriental. Pour mettre en pleine lumière la pensée des grands docteurs, il convient donc de serrer la question de plus près.


§ 2. — La sainteté considérée comme notion personnelle.

Que l'on soutienne, tant que l'on voudra, que les Grecs faisaient même usage que nous du sens appropriatif [le « sens appropriatif » est une allégorie conceptuelle : il s'agit de donner à un terme ou à une locution un sens qui est de pure convention, le mot restant extrinsèque à son objet], il y a pourtant une chose dont il faut convenir, c'est que ces grands hommes avaient assez le respect de la logique pour ne pas mêler dans la même pensée les termes exacts aux termes figurés.

Peut-on croire, en particulier, qu'enseignant aux fidèles le difficile mystère de la sainte Trinité, ils aient dans une même phrase distingué les deux premières Personnes par leurs noms vraiment personnels, et la troisième par un nom purement appropriatif ? La raison invincible qui nous contraint à reconnaître dans le titre Don, un nom personnel du Saint-Esprit, n'est-elle pas que nous voyons les docteurs distinguant les trois Personnes sous les noms suivants : Le Père, le Fils, le Don ? Et bien! souvent nous trouvons dans ces docteurs le caractère de sainteté opposé aux caractères de paternité et de filiation. Mais, avant d'en venir aux citations, une remarque est utile.

Nous venons d'entendre saint Basile nous dire que le Saint-Esprit, étant substantiellement le saint, est par là-même la source de sanctification. Nous ne serons donc pas surpris d'entendre les docteurs caractériser le Saint-Esprit par les noms tantôt de « Sainteté », tantôt de « puissance sanctificatrice », tantôt même de « sanctification ». Dans le premier cas, ils l'envisagent comme subsistant - huphestôs ; dans le second, comme « puissance procédante » - dunamis ; dans le troisième comme « opération divine » - energeia - expression que j'expliquerai au long.

Venons aux textes.


§ 3. — Saint Grégoire le Thaumaturge.

Commençons par ce symbole si vénéré de l'antiquité, où saint Grégoire expose les caractères des divines personnes.

Voici le texte du Symbole :

- Un seul Dieu, Père du Verbe vivant qui est sagesse subsistante, puissance et caractère éternels, parfait géniteur du parfait, Père du Fils monogène.

- Un seul Seigneur, unique de l’unique, Dieu de Dieu, caractère et image de la divinité, Verbe agissant, Sagesse qui embrasse l’ordonnance de l’univers, et Puissance qui a fait toute la création, Fils véritable du Père véritable, invisible de l’invisible, ineffable de l’ineffable, immortel de l’immortel, éternel de l’éternel.

- Un seul Esprit-Saint, qui tient son existence de Dieu, et est apparu aux hommes par le Fils, image parfaite du Fils parfait, Vie, cause des vivants, sainteté, dispensateur de sanctification - pègè hagia, hagiotès, hagiasmou chorègos, dans lequel sont manifestés Dieu le Père, celui qui est au-dessus de tout et en tout, et Dieu le Fils, celui par qui sont toutes choses.

- Trinité parfaite, qui n’est divisée ni distinguée ni selon la gloire, ni selon l’éternité, ni selon la royauté.

Donc il n’y a rien de créé ni d’esclave dans la Trinité, ni de surajouté comme si cela n’existait pas auparavant, mais avait été introduit par la suite. Donc le Fils n’a jamais fait défaut au Père ni l’Esprit au Fils, mais la même Trinité est toujours immuable et sans changement.

Grégoire de Nysse. Sur la vie et les miracles de notre Père parmi les Saints Grégoire le Thaumaturge. II, § 24-25. P.G. XLVI, col. 893-957. trad. Pierre Maraval

Le Père n'est caractérisé que par sa paternité.
Le Fils est Logos, sagesse, puissance créatrice.
Quant au Saint-Esprit il est « vie, cause des vivants, source sainte, sainteté, distributeur de la sanctification » (S. Grég. Thaum., Expositio fidei. — M. X, col. 985. Dans cette description, la sainteté n'est signalée qu'à propos du Saint-Esprit.


§ 4. — Saint Athanase.

Donnons encore une fois un passage que nous avons cité déjà bien souvent :

Un étant le Fils, Logos vivant, une doit être sa parfaite, complète, vivante, opération sanctificatrice et illuminatrice, qui est dite procéder du Père, parce que, par le Fils qui est confessé venir du Père, elle est dardée, envoyée, donnée.

S. Athanase , Ire à Sérapion, § 20.

Vous voyez ici l'opération sanctificatrice opposée au Père et au Fils, comme une caractéristique personnelle du Saint-Esprit.


§ 5. — Saint Basile.

On sait avec quelle exactitude épiscopale s'exprime toujours ce docteur. Or ici les textes abondent.

Dans une lettre au comte Térence, il résume sa belle théorie sur l'usie et l'hypostase, d'après laquelle tout ce qui est commun se rapporte à l'usie, et tous les caractères individuels se rapportent à l'hypostase. Puis il conclut :

En Dieu, ce qui convient à l'usie est commun, par exemple, la bonté, la divinité ou tout autre concept semblable. Mais l'hypostase est connue dans le caractère ou de paternité, ou de filiation, ou de puissance sanctificatrice.

S. Basile, lettre CCXIV, § 4.

Dans une Lettre à l'évêque Amphiloque, il répète la même doctrine, remplaçant le mot « puissance sanctificatrice » par le mot « sanctification ». Citons tout ce passage :

Nous ne pouvons exprimer convenablement la foi si, à la propriété commune de divinité, nous n'ajoutons pas les caractères qui définissent chaque Personne, c'est-à-dire, la paternité, la filiation et la sanctification. Il faut pour confesser la foi unir au commun le propre.

- Ainsi, le commun est la divinité, le propre est la paternité ; nous les unissons pour dire : « Je crois en Dieu le Père ».

- Ensuite, pour la confession du Fils - agir de la même façon et dire : « Je crois en Dieu le Fils ».

- Semblablement pour le Saint-Esprit - employer une locution composée et dire : « Je crois aussi en le divin Esprit le Saint.

S. Basile, À Amphiloque, lettre CCXXXVI, § 6.

Peut-on enseigner d'une manière plus claire que la sainteté est caractéristique du Saint-Esprit d'une façon véritablement personnelle ?

Dans le livre Sur le Saint-Esprit, nous trouvons un enseignement semblable. C'est dans le passage souvent cité où saint Basile, établissant la coopération des trois Personnes aux œuvres divines , conclut par cette phrase :

Vous concevez donc trois choses , le Seigneur décrétant , le Logos fabriquant, l'Esprit confirmant.

Or il poursuit aussitôt :

Mais qu'est-ce que cette confirmation sinon le perfectionnement dans l'état de sanctification ; ce mot confirmation indique, en effet, un établissement ferme, immuable, solidement fixé dans le bien. Or il n'y a pas de sanctification sans l'Esprit.

S. Basile, De Spiritu sancto § 38. — M. XXXII, col. 136.

Le même caractère personnel de la sainteté se manifeste encore dans un autre passage où saint Basile parle de la procession du Saint-Esprit.

Il procède - dit-il - du Père, non par génération comme le Fils, mais en tant qu'il est Esprit de sa bouche. La bouche de Dieu n'est pas un muscle ; l'Esprit n'est pas un souffle qui se dissipe. Il faut comprendre le mot « bouche » d'une manière digne de Dieu - et l'Esprit est substance vivante, substance propre de la sanctification.

Ibid. § 46.

Nous aurons bientôt à rapporter d'autres passages semblables du même docteur.


§ 6. — Saint Grégoire de Nazianze.

Dans son discours à la louange d'Héron, saint Grégoire en arrive à exposer le dogme de la Trinité, et il cherche à y mettre toute la netteté et la précision possible.

Il dit :

Véritablement Père est le Père, et beaucoup plus véritablement qu'il n'en est parmi les hommes... Véritablement Fils est le Fils... Véritablement saint est le Saint-Esprit. Pas de saint tel que lui ou comme lui ; puisqu'il n'est pas la sanctification par acquis, mais bien la sainteté même.

S. Grég. de Naz., orat. XXV, § 16.

Observez le balancement de ces phrases où sont caractérisées les Personnes. Véritablement père est la première ; véritablement fils est la seconde ; véritablement sainte est la troisième.

N'est-ce pas redire, comme saint Basile, que les trois notes personnelles sont la paternité, la filiation, la sainteté ? Affirmer que le Saint-Esprit est la sainteté même - autoagiotès - n'est-ce point parler à la manière de saint Athanase, lorsqu'il affirme que le Fils est la sagesse-même, la raison-même, la puissance-même ?


§ 7. — Saint Damascène.

Les diverses citations précédentes sont d'une grande précision. Elles peuvent aider à comprendre la portée et le sens d'autres passages patristiques , où l'on trouve la sainteté attribuée spécialement au Saint-Esprit dans des descriptions de la Trinité.

Ainsi, par exemple, saint Damascène, expliquant que chaque Personne est Dieu, écrit :

Dieu et Père est l'Innascible... Dieu est le Fils qui existe toujours avec le Père... Dieu est l'Esprit-Saint, puissance sanctifiante, et subsistante.

S. Damascène, Foi orthod., liv. I, c. XIII. — M. XCIV, col. 856. Conf. ch. VIII. — Col. 821.


§ 8. — Saint Euloge.

Cette même attribution se manifeste dans une conception très ancienne, et dont on trouve des traces jusque dans les auteurs juifs. Je veux parler de la théorie, suivant laquelle les deux Personnes procédantes sont considérées comme les deux puissances du Père, et comme ses deux mains. Or on remarque que ces puissances se distinguent par leurs rôles différents, et que le rôle sanctificateur est attribué à la troisième Personne. Je me contente de citer un texte de saint Euloge que me fournit Petau :

Nous croyons en un seul Dieu, un et trine, source de l'inconcevable sagesse et de la puissance sanctificatrice. D'où un seul Dieu, Seigneur et Roi, le Père, sa sagesse faisant tout parfaitement, et sa puissance sanctificatrice. Car le Père, inséparable de sa propre sagesse et de sa puissance sanctificatrice doit être adoré dans une seule Nature.

S. Euloge, Petau, VII, c. XIII, § 21.


§ 9. — Saint Cyrille.

Saint Cyrille explique bien comment cette puissance sanctificatrice est constitutive de la troisième Personne.
Il cite une proposition des hérétiques.

Nous confessons nous aussi - disent-ils - que l'Esprit est sanctificateur ; non qu'il le soit par soi-même, mais comme un vase de fer ou d'autre matière, après avoir reçu la chaleur du feu, opère les effets du feu, ainsi l'Esprit, après avoir été rempli de sainteté par Dieu, transmet la sanctification à la créature.

S. Cyrille, Thesaurus, assert. 34. — M. LXXV, col. 593.

Contre cette explication hérétique, saint Cyrille s'attache à prouver que :

l'Esprit n'est pas saint par une participation de Dieu le Père, mais par Nature, substantiellement et comme procédant du Père (Ibid.).

Parmi ces preuves, je cite la suivante. On distingue les noms de substance, par exemple homme, et les noms de fonction, par exemple prophète. Si le Saint-Esprit est saint par participation, ce nom n'indique pas sa Nature ; il a donc une opération propre autre que l'opération sanctificatrice. Il a besoin d'être complété pour sanctifier. Conception absurde !

Cette puissance sanctificatrice procédant physiquement du Père et fournissant la perfection aux imparfaits, nous l'appelons le Saint-Esprit. Il e,st inutile évidemment d'introduire un intermédiaire, pour sanctifier la créature. Car la philantropie de Dieu ne dédaigne pas de pénétrer dans les plus petits et de les sanctifier par le Saint-Esprit, puisque c'est de lui que sont toutes les créatures (Ibid., col. 596).

Après tant et de tels témoignages, on ne doit donc pas être surpris d'entendre Petau affirmer que ces docteurs ont considéré la sainteté et la puissance sanctificatrice comme une propriété personnelle aussi bien que la paternité et la filiation (Lib. VII, c. XIII, § 22).


§ 10. — Cette conception répond au diagramme grec.

Petau observe au même endroit que les Grecs ont souvent donné au Saint-Esprit pour note personnelle d'être le principe de perfection - to teleiôtikon. Il trouve l'origine de cette conception dans la distinction exprimée dans la Genèse entre l'âme et le souffle de vie, qui exprimerait pour les Grecs la distinction entre l'ordre de Nature créé d'abord, et l'ordre surnaturel perfectionnant la Nature, le Saint-Esprit étant ce souffle de vie que Dieu souffla dans Adam (Petau, Ibid., §23). Il me semble que Petau n'a pas compris dans toute sa largeur la conception grecque.

Suivant le diagramme en ligne droite de la vie divine, le Saint-Esprit, procédant du Père par le Fils est le bout - telos. Mais le mot telos appelle les mots teleios - parfait, teleioun - perfectionnant ; de même qu'en français, les mots « fini » ou « achevé » sont pris quelquefois dans le sens de parfait. Lorsque le mouvement divin est parvenu au bout, alors tout est achevé, complet ; de là vient que le Saint-Esprit est appelé le complément [Plérôme] de la Trinité - tès Triados Plèrôma.

Mais par là-même que le Saint-Esprit est le bout - telos - il revêt le caractère de parfait et de perfectionnant. Or La perfection consiste dans la sainteté. Donc le bout de la Trinité est le Saint et le Sanctificateur.


§ 11. — Texte de saint Grégoire de Nazianze.

Ces considérations ne sont pas de moi ; je les ai puisées dans un passage de saint Grégoire de Nazianze, d'autant plus important qu'il est tiré de son discours théologique sur le Saint-Esprit.

S'il fut un temps - dit-il - où n'était pas le Père, il fut un temps où n'était pas le Fils (allusion au refrain continuel des Ariens : èn ote ouk ès ho Huios) ; et s'il fut un temps où n'était pas le Fils, il fut un temps où n'était pas l'Esprit-Saint.

Mais si l'un des trois était dès le principe, ainsi en était-il des trois. Si tu en jettes un seul en bas, je te le dis sans crainte, ne place pas en haut les deux autres.

Quelle utilité d'une divinité inachevée - atelous ? Pour mieux dire, quelle divinité - si elle n'est point parfaite - ei mè teleia ? Et comment serait-elle parfaite s'il manque quelque chose pour sa terminaison - pros teleiôsin ? Or il lui manque, si elle n'a pas le saint ? Et comment l'aurait-elle, n'ayant pas l'Esprit-Saint ? Car s'il y a une autre sainteté que lui, qu'on dise ce qu'elle est. Si c'est la même que lui, comment n'est-elle pas dès le principe ? Comme si le meilleur pour Dieu était d'être imparfait - atelès - et sans l'Esprit.

S'il n'est pas dès l'origine, il doit être rangé avec moi, un peu avant moi ; car le temps nous sépare de Dieu. Mais s'il est rangé avec moi, comment me fait-il Dieu ? ou comment me joint-il à la divinité ?

S. Grég. de Naz., Theolog., V, orat. XXXI, § 4.

Comparez à cette phrase de saint Hilaire :

Lié au Père et au Fils dans notre profession de foi, [l'Esprit] ne saurait en être séparé lorsque nous reconnaissons le Père et le Fils. Car Celui qui est Tout, serait imparfait s'il Lui manquait quelque chose.

Hilaire de Poitiers. La Trinité DDB 1981. T. 1. p. 86. Livre 2, § 29.

Pesez, je vous prie, toutes les expressions de ce passage [de saint Grégoire de Nazianze]. Tout repose sur le mot telos.

Le mouvement divin doit aller jusqu'au bout, sans quoi la divinité ne serait pas achevée.

Le bout de ce mouvement est la perfection, et la perfection est la sainteté. La procession finale, qui complète la Trinité, est donc une procession de sainteté, une procession qui se termine au Saint. « Tout le bien caché en Dieu » a fini de jaillir de la « Source », lorsque le Saint a procédé du Père.


§ 12. — Texte de saint Basile.

Saint Grégoire unit les deux sens du mot telos - « fin « et « perfection ».
Saint Basile s'attache surtout au mot dérivé teleioun - « finissant », achevant, perfectionnant, et en même temps il définit la sainteté par la perfection. Je reproduis sans cesse le même passage. Mais on en appréciera toujours mieux la saveur. C'est à propos de la création des anges.

Considérez - dit-il - dans cette création, la cause primordiale, le Père ; la cause démiurgique, le Fils ; la cause perfectionnante - tèn teleiôtikèn - l'Esprit.

Par la volonté du Père les esprits célestes existent ; par l'opération du Fils ils sont sortis du néant ; par la présence de l'Esprit ils sont perfectionnés - teleiousthai.

Or la perfection - teleiôsis - des anges, est la sanctification et la persévérance. Et que personne ne pense que je suppose trois principes subsistants, ou que je considère comme inachevée- atelè - l'opération du Fils.

Un seul principe des êtres, créant par le Fils et perfectionnant - teleiousa - dans l'Esprit.

Ce n'est pas que le Père, qui fait tout en tous, ait une opération inachevée - atelè ; ce n'est pas que le Fils abandonne son œuvre de création, avant qu'elle soit achevée par l'Esprit.

S. Basile, De Spiritu sancto, § 38.


- ARTICLE III -
De la Moralité.


§ 1. — Objet de cet article.

Si nous voulons comprendre le fond des enseignements précédents, nous devons nous rendre un compte exact de ce que les Pères comprenaient dans le mot « sainteté ». Nous les avons entendus dire que la sainteté est la suprême perfection. Il s'agit évidemment d'une perfection morale. Nous sommes donc amenés à nous demander ce qu'il faut entendre par la moralité.


§ 2. — De la moralité.

Morale vient de mos. Ces deux termes latins ne sont que la traduction du mot grec èthikon, éthique, venant de èthos, coutume, usage, mœurs. Ce sens primitif nous indique que la morale a pour terrain les actes humains, en tant qu'ils procèdent à la fois des dispositions naturelles et des libres déterminations de la volonté. La morale est donc la science qui règle les actes humains, suivant des principes dont la raison détermine les conséquences pratiques. De là cette définition péripatéticienne :

La moralité d'un acte est sa conformité avec la droite raison.

Quant à la droite raison, c'est la raison qui descend des principes aux conclusions sans aucune déviation logique, suivant cette définition célèbre : la raison est ce qui fait se rencontrer la cause en ce qui est causé - ratio quae facit currere causam in causatum. Toute la science morale est donc suspendue à un principe premier qu'elle ne démontre pas, mais au moyen duquel elle règle toutes les actions humaines, et, pour juger d'une morale, il faut étudier son principe.


§ 3. — De la moralité suivant Aristote.

L'illustre analyste de Stagire, cherchant un principe naturel des mœurs, découvrit au fond de l'âme humaine l'amour du bien-être. Il appliqua donc sa raison à établir quelles sont en cette vie les conditions du bien-être, et il parvint à cette conclusion que l'homme heureux était celui qui, maintenant ses passions dans un juste milieu, et pourvu d'une belle aisance et de quelques amis choisis, se livre à l'étude de la philosophie considérée dans tout son ensemble. C'est là, sans doute, un type « honorable », et correspondant à un vieux sens du mot français « un honnête homme. » Mais une telle moralité n'est, au fond, qu'un égoïsme intelligent qui sacrifie les grossiers plaisirs à des jouissances plus raffinées. Une telle « honnêteté » n'est, après tout, qu'une honorabilité toute humaine, toute enclose dans les limites de ce monde. C'est à cette théorie de la moralité que saint Grégoire faisait allusion, lorsqu'après avoir recommandé aux fidèles la chasteté et les bonnes œuvres, il ajoutait :

Mais il reste encore une chose. Que chacun tende vers une patrie supérieure, et ne se garde pas des vices uniquement pour l'honnêteté de ce monde.

S. Grégoire, In evang. Lucae, homil. 13.

Je sais que plusieurs interprètes d'Aristote ont cherché à le disculper de visées aussi mesquines, et à lui supposer un concept plus relevé du bien « honnête ». Sans doute, ils ont pu recueillir dans ses œuvres quelques belles phrases sur le devoir qui incombe à l'homme raisonnable. On ne peut s'en étonner ; car Dieu a déposé, au fond de la conscience humaine, certaines empreintes ineffaçables du divin, et ces marques n'ont pu échapper complètement à la perspicacité d'un observateur aussi sagace que le Stagirite. Mais, d'autre part, on doit estimer qu'Aristote n'a entrevu qu'à travers les brouillards du paganisme la belle réalité du devoir envers Dieu. Car un métaphysicien de cette trempe aurait certainement relié la moralité à ce puissant principe, s'il en avait eu la vive intuition.


§ 4. — De la moralité suivant Boèce.

La foi évangélique a dissipé ces ténèbres, et les penseurs chrétiens ont percé la voûte du cachot où étouffait la morale humaine. S'aidant des belles visées de Platon, et surtout des chaudes analyses de saint Augustin, un philosophe chrétien reprit l'œuvre d'Aristote, la dégagea de son terre à terre, et lui donna des ailes pour s'élever vers les régions éternelles. C'est ainsi qu'il composa l'admirable traité de la Consolation, qui a servi de hase à l'Éthique de la scolastique.

Conformément à l'observation psychologique d'Aristote, Boèce reconnaît au fond de l'âme humaine l'amour inné de la béatitude. Mais, étudiant cette aspiration naturelle à la lueur de la foi, il y découvre une capacité infinie qui avait échappé au Stagirite. Il définit donc la béatitude « la stable possession de tous les biens ». Puis, il se demande en quel objet se rencontrent tous les biens. Reprenant donc l'analyse d'Aristote, il écarte les objets matériels et les jouissances du corps ; il reconnaît l'insuffisance des sciences abstraites pour satisfaire l'appétit de l'âme ; et poursuivant ce mouvement ascensionnel, il s'élance jusqu'au Souverain Bien qui attire l'âme et qui seul peut la rassasier.

Certes, voilà une haute philosophie qui relie le fini à l'infini, par les entrailles mêmes de la Nature humaine. La scolastique a hérité de cette sublime synthèse, et saint Thomas l'a mise en un ordre savant dans sa théorie des actes humains.

La fin de l'homme est la béatitude suprême, et cette béatitude consiste dans la possession du Souverain Bien qui est Dieu lui-même. L'homme, créé par Dieu, est créé pour Dieu, et le mouvement volontaire, entretenu par l'appétit naturel du bonheur, ne peut trouver son repos qu'après que le circuit parti de Dieu se referme en Dieu.

Je commence à entrevoir quel est le principe régulateur des actes humains, quelle est la caractéristique de la véritable honnêteté, et ce qu'il faut entendre par droite raison. Je définis encore l'honnêteté, en disant qu'elle est la « conformité de la volonté avec la droite raison » ; mais je définis « droite raison » la raison qui vise droit vers la béatitude suprême, ou, si l'on veut, qui, prenant pour principe la fin éternelle de l'homme, descend droit vers la conclusion pratique.


§ 5. — Examen de cette théorie.

Cette synthèse est admirablement vraie, pourvu qu'on la prenne dans toute sa largeur et sa profondeur, et qu'on ne la renferme pas dans le cercle étroit d'un calcul intéressé. Pour mieux faire apprécier ce dernier danger, je procéderai par exemples.

Un propriétaire se propose de faire fructifier sa terre. Voilà la fin qu'il a constamment sous les yeux. En homme raisonnable, il étudie quelles sont les cultures qui conviennent au terrain, et comment il doit aménager son exploitation. Tout acte ainsi déterminé sera un acte « conforme à la droite raison », en tant que la raison court droit d'une fin voulue vers le moyen convenable. Mais une telle conformité suffit-elle pour constituer la véritable honnêteté de l'acte, sa véritable moralité ? Celui qui laisserait son champ en friche pour se nourrir de glands et de racines, serait taxé de sottise par ses voisins ; mais serait-il accusé de malhonnêteté ? La moralité d'un acte ne se rapporte donc pas à la jouissance d'un bien délectable. Elle a sa source ailleurs.

Élargissons maintenant le cadre de cet exemple. Un homme a découvert en soi-même l'amour essentiel de la béatitude, et sa raison lui a montré que cette béatitude ne pouvait consister que dans la possession du Bien infini. Je veux même que sa raison, analysant l'ordre physique des choses, ait classé les actes qui conduisent à la béatitude et les actes qui en éloignent. Cette même raison lui fait voir par là-même, qu'il doit ordonner sa vie d'une certaine manière, pour atteindre le bonheur suprême, et cette ordonnance est « conforme à la droite raison ».

Mais il ne semble pas que cette conformité soit encore une moralité. Sans doute, il est d'un sot de vouloir la béatitude et de déserter le chemin qui seul y conduit. J'ajoute même qu'il y a un désordre physique dans une volonté qui, mue essentiellement par l'amour du bonheur, fait servir cette motion même à s'écarter de son but. Mais, à nous en tenir strictement à cet amour intéressé de la béatitude, il n'apparaît encore qu'un calcul habile dans la sage poursuite de ce but et qu'une folie absurde dans la vie qui s'en éloigne. Je ne trouve point que ces actes rentrent dans l'ordre qui porte le nom de moralité.

Faites l'hypothèse suivante :

Un homme est injustement réduit à un esclavage dont il n'a aucun espoir de s'échapper.

Son maître lui annonce que s'il s'applique bien à sa besogne, il lui rendra la liberté, mais qu'il le jettera dans un affreux cachot s'il se montre récalcitrant. Certes, cet esclave serait un fou s'il préférait le chemin de la prison au chemin de la liberté. Il serait un fou : serait-il malhonnête ? sa désobéissance serait-elle immorale ? Encore une fois, la moralité ne consiste pas précisément dans la recherche intéressée de sa propre béatitude. La théorie de Boèce est insuffisante, si l'on s'en tient exclusivement à la béatitude, considérée comme fin dernière formelle des actes humains ; car elle n'est en elle-même qu'une chose finie, bien que son objet soit infini.

Si la béatitude de l'homme est considérée dans sa cause ou son objet, elle est quelque chose d'incréé ; si au contraire on l'envisage quant à son essence même de béatitude, elle est quelque chose de créé.

S. Thomas, 1° 2ae. q. 3, a. 1.

L'amour de son propre bonheur ne fait point encore sortir l'homme de soi, et ne le rattache pas à Dieu.


§ 6. — Notion de la justice.

J'entends une voix indignée qui me dit :

Votre hypothèse contient une insinuation odieuse. Osez-vous bien mettre en parallèle l'oppression d'un injuste tyran et la domination du souverain Maître de toutes choses ? L'homme tient tout ce qu'il est de son créateur qui, par bonté, l'a créé pour le rendre heureux. Il se doit tout entier à Dieu par tous les titres : titre de créateur, titre de bienfaiteur, titre de fin béatifiante. La raison suffit à montrer les droits imprescriptibles de Dieu et les devoirs essentiels de l'homme ; et la moralité ou « conformité à la raison » consiste à reconnaître ces droits et à s'acquitter de ces devoirs.

Voilà une déclaration que j'accepte tout entière, sauf le reproche par laquelle elle commence. Ce reproche, d'ailleurs, ne m'atteint pas, puisque mon hypothèse portait sur un cas d'injustice, précisément pour démontrer que le motif intéressé du bien-être est insuffisant pour créer une moralité.

Vous l'avez dit : Dieu a des droits, l'homme a des devoirs, et l'intelligence voit la justice de ces droits et de ces devoirs. Mais voilà des mots nouveaux, que nous n'avons point encore rencontrés dans l'étude psychologique de l'appétit humain.


§ 7. — C'est une notion irréductible. — Saint Anselme.

Droits, devoirs, juste : quel rapport ont les idées réveillées par ces mots et les idées de bien-être, de jouissance, de délectation ? Comment déduire les premières des secondes ? Aristote semble déjà avoir reconnu cette irréductibilité. Dans sa classification des biens, en bien utile, bien délectable et bien honnête, il donne le premier pour un moyen voulu pour autre que soi, et les deux derniers pour des fins voulues pour elles-mêmes. Or ce qui est voulu en soi et pour soi est un principe irréductible, comme ce qui est connu en soi et pour soi. Justice, honnêteté, peu importe le nom : voilà l'idée première qui établit dans l'âme la notion de la moralité.

Mieux qu'Aristote, un grand disciple de saint Augustin a distingué les deux idées de jouissance et de justice, et a mis en lumière leur irréductibilité. Saint Anselme, dans ses opuscules qui contiennent une si profonde théologie, distingue dans l'être raisonnable deux amours (voir en particulier De casu diaboli, et Concordia praescientiae et liberi arbitrii). Le premier est l'amour du bien-être, amor commodi, voluntas beatitudinis ; le second est l'amour de la justice, amor justitiae, voluntas rectitudinis. Le premier de ces amours est inné, naturel, indestructible, inséparable de l'être. Le second est libre et, par conséquent, susceptible d'être acquis ou perdu. Dieu a fait naître le premier dans la Nature en la créant, et déposé le second dans l'homme pour le moraliser. L'homme n'a pu de lui-même se donner ni l'un ni l'autre de ces amours. Il ne peut rejeter l'amour créé dans sa Nature ; heureux ou malheureux, il désire toujours le bonheur. Mais il peut laisser défaillir l'amour de la justice, don gratuit de la bonté divine ; par la perte de cet amour, il devient et reste injuste, tant que la miséricorde ne suscite pas de nouveau en lui la flamme divine qu'il a laissé éteindre.

Comparez avec l'enseignement suivant de saint Damascène :

Il faut savoir que la vertu est un don que Dieu place dans la Nature. Car Dieu est la source et la cause de tout bien, et en dehors de son concours et de son aide, il nous est impossible de vouloir ou de faire le bien. Mais il dépend de nous, ou de rester attachés à la vertu et de suivre Dieu qui nous y invite, ou de déserter la vertu, ce qui est tomber dans la méchanceté, et suivre le démon qui nous y invite sans nous forcer. La méchanceté n'est pas autre chose que la désertion du bien, comme les ténèbres ne sont que la désertion de la lumière.

Foi orthod., liv. II, ch. XXX.

Cette coïncidence est remarquable ; car saint Anselme ne connaissait pas les œuvres de saint Damascène.

- Enfin, au terme définitif des choses, l'ordre l'emporte de gré ou de force, en solidarisant la justice et le bonheur. Il est dans l'ordre que celui qui a aimé librement la justice, sente rassasié son amour naturel du bonheur. Il est dans l'ordre que celui qui a refusé d'aimer la justice, sente toujours sa soif brûlante de bonheur sans obtenir une goutte pour la désaltérer. Telle est la théorie morale de saint Anselme. Sans m'arrêter à faire admirer sa beauté, je constate qu'elle est fondée sur la distinction entre deux amours irréductibles l'un à l'autre, mais associables entre eux ou séparables.


§ 8. — Même sujet. — Saint Thomas.

Les circonstances laissaient à saint Thomas des allures moins libres en le contraignant à rattacher son enseignement au texte d'Aristote. Il en est résulté que son Éthique n'embrasse pas à la fois l'ordre de la Nature et celui de la grâce, comme celle de saint Anselme, et s'attache d'abord à la morale purement rationnelle. Est-ce une qualité ou un défaut ? Je n'ai pas l'habitude de me prononcer entre les docteurs. Mais un point sur lequel ceux-ci demeurent absolument d'accord, c'est l'irréductibilité de la morale à quelque principe supérieur ou plus général.

En effet, saint Thomas s'emploie souvent à démontrer que toute la moralité des actes humains est suspendue à quelques principes premiers, d'ordre spécial, que l'âme reconnaît sous l'influence de la lumière divine. L'acte humain est moral, en tant qu'il rentre dans la loi naturelle. Mais cette loi naturelle, d'où vient-elle ? Gomment la connaissons-nous ? De quels principes spéculatifs la déduisons-nous ? De quelle métaphysique ou de quelle physique ? Écoutons la réponse de saint Thomas :

La créature raisonnable - dit-il - entre en participation de la raison éternelle, par laquelle elle possède une naturelle inclination au devoir et à la fin dernière. Et cette participation de la loi naturelle dans la créature raisonnable s'appelle la loi naturelle. Aussi le Psalmiste, après avoir dit : Sacrificate sacrificium justitiae - offrez un sacrifice de justice (Ps. 4 ; 6), s'arrête comme si on lui demandait quels sont les œuvres de justice : Multi dicunt: Quis ostendit nobis bona ? - Beaucoup disent: qui nous montrera le bien ? - puis, il répond à cette question, en disant : Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine - Seigneur, nous avons la lumière de ta face imprimée en nous ; comme si la lumière de la raison naturelle, par laquelle nous discernons ce qui est bien et ce qui est mal, notions qui concernent la loi naturelle, ne fût autre chose qu'une impression en nous de la lumière divine. D'où il apparaît que la loi naturelle n'est pas autre chose que la participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable.

S. Thomas, 1° 2ae, q. 91, a. 2. — Voir aussi la 1° 2ae, q. 19, a. 4.

Observez-vous comment saint Thomas recourt immédiatement à l'illumination divine pour expliquer le sens moral ? N'est-ce pas nous enseigner que la notion de moralité et de justice nous vient immédiatement de Dieu, et ne peut être engendrée par aucune autre notion déjà acquise ? Dans l'article suivant, le saint docteur établit un parallèle entre la science spéculative et la science morale.

Le procédé, dit-il, est le même pour la raison pratique et la raison spéculative ; car dans les deux cas, la raison descend des principes aux conclusions. De même que dans la raison spéculative, les conclusions des diverses sciences découlent de principes indémontrables et naturellement connus... de même c'est nécessairement en partant des préceptes de la loi naturelle, comme de certains principes communs et indémontrables, que la raison humaine part pour disposer ses actes plus en particulier.

S. Thomas, 1° 2ae, q. 91, a. 3.

Les premiers principes de la morale sont indémontrables. Donc ils sont irréductibles. Donc enfin la moralité de l'acte n'est réductible à aucune propriété physique ; elle est d'un ordre à part.

Saint Thomas est tellement convaincu de cette irréductibilité que, tout en réclamant contre une séparation excessive, il loge dans deux cases distinctes de l'intelligence les principes de la spéculation et ceux de la morale. Je ne puis mieux faire que de reproduire tout cet enseignement qui résumera les considérations précédentes.

Le raisonnement - dit saint Thomas - est une sorte de mouvement qui part de l'entendement de certaines notions naturellement connues avant toute investigation de la raison, comme tout mouvement part d'un principe immobile. Et ce mouvement a dans l'entendement son terme de retour, en tant que nous jugeons par les principes naturellement connus des choses découvertes par le raisonnement. Mais, nous le savons, la raison spéculative raisonne sur les choses spéculatives et la raison pratique raisonne sur ce qu'il faut faire. Il est donc nécessaire que parmi les principes qui sont déposés dans notre nature, il y ait aussi bien des principes pour l'agir que des principes pour la spéculation.

Les premiers principes naturels relatifs à la spéculation ne se rapportent point à une puissance spéciale, mais à un spécial habitus naturel qu'on appelle l'entendement des principes, intellectus principiorum. Par conséquent aussi, les principes naturels relatifs à l'agir ne se rapportent point à une puissance spéciale, mais à un spécial habitus naturel que nous appelons la Syndérèse. Et voilà pourquoi on dit que la Syndérèse excite au bien et murmure du mal.

S. Thomas, I, q. 79, a.-12. — La syndérèse est ce que nous appelons aujourd'hui la conscience. Voir comment S. Thomas, dans l'article 13, distingue ces deux mots :

À proprement parler, la conscience n’est pas une puissance [au sens de potentialité], mais un acte. C’est évident d’après le nom même, et d’après les opérations qu’on lui attribue dans le langage usuel. D’après le nom d’abord, conscience marque le rapport d’une science avec quelque chose. En effet conscientia signifie cum alio scientia (connaissance avec autre chose). Or l’application d’une connaissance à quelque autre chose se réalise au moyen d’un acte. Donc, d’après l’étymologie même, il est évident que la conscience est un acte. (...) Mais du fait que l’habitus est le principe de l’acte, on attribue parfois le nom de conscience au premier habitus naturel, c’est-à-dire à la syndérèse. (...) On a coutume en effet de nommer la cause et l’effet l’un par l’autre.


§ 9. — Premier principe de la Morale.

Dans son explication de la loi naturelle, saint Thomas maintient le parallélisme précédent.

Entre les vérités spéculatives - dit-il - on reconnaît un certain ordre. Car ce qui tombe d'abord dans la perception, c'est l'être ; et la notion de l'être est contenue dans toutes les autres notions quelles qu'elles soient. Aussi le premier principe indémontrable est qu'« on ne peut à la fois affirmer et nier », principe fondé sur la raison d'être et de non-être ; et tout le reste est fondé sur ce principe, comme le dit le Philosophe. Or, de même que l'être est la première chose qui tombe simplement dans la perception, ainsi le bon est la première chose qui tombe dans l'appréhension de la raison pratique qui regarde les opérations. Car tout agent agit pour une fin, qui se présente comme bonne. Aussi le premier principe de la raison pratique est fondé sur la raison du bien, suivant cette définition : bonum est quod omnia appetunt - Le bien est ce que tous les êtres désirent. Le premier principe de la loi naturelle est donc : « on doit faire le bien et le chercher ; on doit éviter le mal ». Et sur ce principe sont fondés tous les autres préceptes de la loi naturelle.

S. Thomas, 1° 2ae, q. 94, a. 2.

Le principe fondamental de la morale est : faciendum bonum et malum vitandum - faire le bien et éviter le mal.

« On doit faire le bien et éviter le mal ». Mais qu'entendre ici par le mot « le bien » ? Et qu'entendre parle mot « on doit » ?

« Le bien » : c'est le bien montré par la conscience, c'est-à-dire, le bien moral, le bien honnête, le bien juste. « On doit » : c'est un devoir, une obligation qui incombe à l'homme.

Remarquez-le attentivement, Nous sommes en présence d'un premier principe. Il n'y a à remonter plus haut, ni quant aux notions, ni quant au lien du jugement. Ces notions s'imposent d'elles-mêmes, et par là même, impose le jugement qui les lie entre elles.

Concluons qu'il n'y a pas à définir le bien moral, autrement que par cette tautologie : le bien moral est ce que la conscience reconnaît pour le bien. Concluons de même qu'il n'y a pas à démontrer le principe de l'obligation morale. La conscience le proclame, et, pour en établir la vérité, il suffit de faire appel à la conscience.

Sans doute, une conscience individuelle peut se tromper dans l'application du principe général à des cas particuliers, comme la raison peut s'égarer dans des conclusions particulières. Mais, de même qu'aucune intelligence ne peut hésiter au sujet du principe de contradiction ; de même, aucune conscience ne peut douter de cette loi morale : « On doit faire le bien, et fuir le mal ». Saint Thomas l'affirme, en s'appuyant sur saint Augustin.

Augustin a dit, au second livre de ses Confessions : « Ta loi est écrite dans les cœurs des hommes, sans qu'aucune iniquité ne puisse la détruire ». Or la loi écrite dans les cœurs des hommes est la loi naturelle. Donc la loi naturelle ne peut être totalement effacée de la conscience.

S. Thomas, 1° 2ae, q. 94, a. 6.


§ 10. — Étude de ce premier principe.

Puisque le premier principe de morale est déposé dans la conscience, c'est proprement à la lumière de la conscience qu'il faut l'éclairer pour l'étudier.

Que nous dicte donc la conscience au sujet de la première notion et du premier principe de la moralité ?

La première notion est celle du juste. La conscience connaît ]e juste directement, et, par opposition, elle connaît l'injuste. Or cette même conscience nous montre le juste, considéré dans sa généralité la plus abstraite, comme indépendant du temps et du lieu. Partout et toujours, il est juste que le juste soit. Le juste est une réalité universelle, qui ne dépend point des volontés individuelles, mais qui les domine. C'est un universel aussi général dans sa sphère que l'être dans la sphère physique, et l'on peut définir le juste, en disant que c'est « l'être moral ».

Or, par là même que le juste apparaît avec ce caractère d'universalité, il déclare son origine. Il dérive d'une justice éternelle, absolue, qui est sa propre raison et sa propre substance, d'une justice qui est le Juste substantiel et subsistant.

C'est ainsi que la conscience nous révèle Dieu, et cette preuve de l'existence de Dieu est, sinon la plus savante, du moins la plus victorieuse, parce qu'elle saisit l'âme parce qu'elle a de plus sensible et de plus sacré.

De plus, cette notion de « l'être moral » contient implicitement le jugement qui constitue le principe de la moralité. En effet, tout être qui n'est pas sa première raison, provient d'un être supérieur, en vertu d'une causalité de même ordre que l'effet. Pour produire l'être physique, il faut une causalité physique ; pour établir « l'être moral », il faut une causalité morale, et une telle causalité s'appelle une loi. En même temps donc que, dans la conscience, le « juste » humain se montre comme dérivant du « Juste » divin, il se montre comme le terme d'une loi morale qui oblige l'homme sous peine de cesser d'être un « être moral ». Et voilà pourquoi la conscience ne fournit point son premier principe sous une forme simplement spéculative, comme le fait l'entendement à l'égard du principe de contradiction. Elle le montre, en l'imposant, en l'édictant par la formule : on doit ; et c'est ce qu'on appelle le dictamen de la conscience.


§ 11. — Désintéressement de la morale.

Approchons encore davantage le flambeau de la conscience pour mieux comprendre l'être moral.

Je reconnais d'abord que la notion de justice est pure de tout alliage. Elle se suffit à elle-même, sans recourir à d'autres notions ou de science intellectuelle ou de force physique ou de jouissance délectable. Sans doute, la science admire la justice, la force doit la soutenir, la jouissance en est le prix. Mais la science ne fait pas le juste ou l'injuste, la force ne peut violenter la moralité, et la jouissance n'est qu'une conséquence. En un mot, l'être moral est soi-même et ne réclame rien de l'être physique, sinon un réceptacle où il puisse exister. Aussi bien, lorsqu'on définit la moralité d'un acte par sa conformité à la raison, on ne veut pas dire autre chose, sinon que la raison est chargée de déterminer les conditions d'objet, de fin et de circonstances, requises pour l'habitabilité de la justice.

En vertu de cette autonomie de la justice, le principe de la moralité est absolument indépendant de tout le reste. Le devoir s'impose par soi-même, sans autre motif que soi, sans autre fin que soi, sans autre intérêt que soi. La justice prétend être voulue pour elle-même et non par un calcul d'intérêt ; le principe de la morale est absolument désintéressé. « Fais ce que dois; advienne que pourra ». Tel est son fier adage.

Je sais que des novateurs ont corrompu cette belle doctrine en l'exagérant. Interprétant faussement les louanges que saint Augustin donne à la justice, ils ont dénié tout caractère de moralité aux actes humains inspirés par l'intérêt propre. L'Église a condamné une erreur qui atteint l'honneur même du Créateur.

Tout ce que Dieu fait est honnête et juste. Donc l'amour inné et essentiel, en vertu duquel l'homme aspire vers la béatitude suprême, est honnête, juste, moral ; et tous les actes particuliers, qu'on peut rencontrer dans la voie qui conduit à la véritable fin dernière, sont objectivement honnêtes et moralement bons.

Le motif intéressé d'espérance ou de crainte est donc un motif bon et juste, puisqu'il répond à une motion divine vers la fin dernière. Pour que l'acte qu'il inspire soit moral, il suffit mais il faut que la volonté ne détourne pas le mouvement du but vers lequel est sa tendance, et qu'elle respecte la justice de cette tendance. Mais, si un tel acte est moralement bon parce qu'il est sur le chemin de la justice, il n'est pas suffisant pour constituer l'homme juste, parce qu'il n'est pas inspiré par l'amour désintéressé de la justice. Seul est juste, celui qui veut la justice pour l'amour d'elle-même. Ce qui va suivre le fera mieux comprendre encore.


§ 12. — Caractère personnel de la morale.

Dans une précédente Étude, j'ai distingué deux sortes d'amour : l'amour naturel et l'amour personnel.

Le premier est nécessaire, intéressé, centripète ; le second est libre, désintéressé, centrifuge.

Le premier cherche à prendre ce qu'il désire ; le second donne et se donne à autrui. De cette analyse, nous devons conclure que l'amour de la propre béatitude est un amour naturel, et que l'amour de la justice pour elle-même est un amour personnel. Par cet amour, l'homme s'élève au-dessus de tout calcul intéressé ; il ne se garde pas à soi-même; il se donne. Or, ne peut donner que celui qui possède, et c'est le propre de la personne d' « avoir », de « posséder ». Donc, l'acte par lequel l'homme veut la justice pour elle-même et par conséquent toute justice, est un acte d'ordre personnel.

Saint Thomas nous introduit dans cette doctrine, lorsqu'il traite de l'imputabilité des actes humains.

L'acte - dit-il - est imputable à l'agent, quand il est dans sa puissance, de telle sorte que l'agent ait le domaine de son acte. Or il en est ainsi de tous les actes volontaires, puisque, par sa volonté, l'homme a le domaine de son acte. D'où il suit que le bien et le mal constituent dans les seuls actes volontaires l'honorabilité ou la culpabilité.

S. Thomas, 1° 2ae, q. 21, a. 2.

Voyez comment le saint docteur rattache l'imputabilité à la « possession de l'acte ». L'acte libre est à moi, parce que je l'ai posé librement. Il est mien, parce qu'il procède formellement du moi. Aussi la bonté ou la malice de l'acte s'attachent à ma personne, et sont ma propre bonté ou ma propre malice. Le sens commun l'entend bien ainsi, et rapporte à la personne la moralité ou l'immoralité de ses actes. Mais, si tout acte moral est d'ordre personnel, à combien plus forte raison, en est-il ainsi de l'acte suprême de la moralité, c'est-à-dire, de l'amour de la justice pour elle-même, acte par lequel la personne se donne tout entière.

L'amour de la justice appartient à l'ordre personnel. Mais voyez la conséquence. Partant d'une personne, il tend vers une personne. C'est un amour qui donne la personne aimante à la personne aimée. Qu'en conclure, sinon que cet amour ne tend pas vers la justice abstraite, mais vers un Juste substantiel et subsistant ? D'où résulte qu'aimer la justice pour elle-même, aimer la justice même, c'est réellement, quoique souvent d'une manière implicite, aimer Dieu pour lui-même.

Un tel acte atteint le Bien suprême et, par conséquent, il rattache immédiatement l'homme à sa fin dernière.

Et si la grâce surnaturelle a excité et soutenu cet acte, il est un acte de charité parfaite qui justifie.

Cet amour de la justice revêt habituellement dans la conscience la formalité d'amour du devoir ; car le devoir n'est autre chose que l'obligation morale et personnelle de suivre la loi naturelle déposée dans chaque conscience. Or, de même que l'idée de loi contient implicitement et formellement l'idée de législateur, ainsi, l'amour de la loi contient implicitement et formellement l'amour du législateur. Reconnaître son devoir, c'est par là même reconnaître l'existence d'un être supérieur qui domine et a le droit de dominer. Aimer son devoir, c'est aimer cet être suprême, c'est en aimer la légitime domination, et sa propre dépendance.

Cette considération éclaire, me semble-t-il, la terrible question du salut des païens.

Saint Thomas enseigne que Dieu enverra plutôt un ange que de laisser perdre un païen qui reste fidèle à sa conscience. Mais ne peut-on pas affirmer que cet ange est venu, et que c'est « l'Ange du grand conseil », suivant cette parole de saint Jean : Lumière véritable illuminant tout homme venant en ce monde. En vertu de son rôle de rédempteur universel, le Verbe envoie sa grâce dans toute âme, pour surnaturaliser la lumière de la conscience, pour diriger l'homme vers sa fin surnaturelle par le moyen de la fin naturelle, et pour transformer en acte de charité parfaite l'amour honnête du devoir.

Ce n'est pas le lieu de confirmer cette interprétation par de nombreux témoignages patristiques. Contentons-nous de saint Chrysostome :

Si le Verbe - dit-il - illumine tout homme venant en ce monde, comment se fait-il que tant d'infidèles restent en dehors de la lumière, par ignorance de la religion du Christ. Comment donc illumine-t-il tout homme ? Certes, il l'illumine, autant qu'il est en lui... En effet, la grâce est répandue partout et ne repousse ni le Juif, ni le Grec, ni le Barbare, ni le Scythe, ni l'homme libre, ni l'esclave, ni l'homme, ni la femme, ni le vieillard, ni l'adolescent. Elle se présente également à tous et les invite par une récompense convenable. Ceux qui ne veulent pas profiter de ce don, sont dignes par conséquent qu'on leur impute à eux-mêmes leur perte.

S. Jean Chrysost., In Joann, homil. 8, § 1. — M. LIX, col. 65.


§ 13. — Résumé.

Reprenons les considérations précédentes, en nous en tenant à la philosophie des choses.

Nous constatons dans l'âme un amour naturel et essentiel de la béatitude suprême, et la raison, en mesurant la capacité de notre désir, reconnaît que cette béatitude ne peut consister que dans la possession du Bien infini. Dieu, lui-même, est l'objet vers lequel notre âme tend, comme vers sa fin dernière. Cette tendance essentielle est le principe et le moteur de tous nos désirs particuliers.

Les biens secondaires - dit saint Thomas - n'excitent l'appétence, que dans leur rapport au premier bien qui est la fin dernière.

S. Thomas, 1° 2ae, q. 1, a. 6.

À la vérité, la raison et la volonté peuvent s'égarer dans le choix des moyens pour atteindre cette fin dernière. Mais, encore une fois, toujours et dans chacun de ses actes, la volonté aspire vers sa fin dernière.

Le vouloir - dit saint Thomas - est proprement le vouloir de la fin... Il ne se porte sur les moyens qu'en tant qu'il se porte vers la fin ; cela même qu'il veut dans les moyens, c'est la fin.

S. Thomas, 1° 2ae, q. 7, a. 2.

C'est ainsi qu'essentiellement, la nature créée par Dieu retourne vers Dieu, Bien universel, en vertu d'une motion divine qui part du Créateur pour conduire au Béatificateur (Ibid., q. 10, a. 6. — Double raison suivant laquelle Dieu meut la volonté).

Puisque, c'est là un amour naturel, c'est un amour intéressé qui aspire à la possession du bien béatificateur.

Cette volonté de jouir de Dieu - dit saint Thomas - est un amour de concupiscence.

S. Thomas, 2° 2ae, q. 26, a. 3., ad 3um.

Cependant il est honnête, parce qu'il vient de Dieu, et que Dieu place chaque chose dans l'ordre. En effet, par cet amour, la volonté ne rapporte pas Dieu à soi-même, mais elle se rapporte à Dieu. Elle ne porte point la main sur Dieu pour s'en emparer, mais elle va chercher sa place dans le Bien qui l'attire (Ibid., ad 2um).

Ce n'est pas tout. Il existe dans toute nature des germes d'un amour plus relevé, et saint Thomas les a signalés dans les lignes suivantes :

Non seulement l'homme, dans son intégrité de nature, mais toute créature aime Dieu par-dessus toutes choses et plus que soi-même : chacune, suivant sa manière, savoir par un amour ou intellectuel, ou rationnel, ou animal, ou du moins naturel, comme il en est des pierres et autres créatures dépourvues de connaissance. En effet, chaque partie d'un tout aime naturellement le bien commun du tout plus que son propre bien particulier. On le constate par l'expérience ; car chaque partie a son inclination principale vers l'action utile au bien du tout. On le voit encore dans les vertus politiques, suivant lesquelles les citoyens souffrent souvent des dommages pour le bien commun soit dans leurs richesses, soit même dans leurs personnes.

S. Thomas, 2° 2ae, q. 26, a. 3.

Tout est donc bien ordonné dans la nature telle qu'elle est sortie de la main de Dieu. Voilà pourquoi on a pu dire que les vertus étaient naturelles, et que le vice est contre nature, « puisque dans la volonté il existe une certaine appétence du bien conforme à la raison » (Ibid., 1° 2ae, q. 63, a. 1.). Mais ce ne sont encore là que des germes de vertu, seminaria virtutum (Ibid.). Toutes ces précieuses tendances ne sont encore morales que matériellement parlant. Pour qu'elles revêtent un caractère de moralité, il faut qu'elles entrent dans la sphère de la moralité, c'est-à-dire, qu'elles passent de l'ordre naturel à l'ordre personnel. Et c'est ici qu'intervient le rôle de la personne.

Quel peut être ce rôle ? Pour le reconnaître, revenons à la distinction entre la Nature et la personne.

La Nature EST, agit, pâtit. — La personne A, donne, reçoit. Et que possède en propre la personne ? Rien autre chose que sa propre Nature dont elle ne se distingue que par l'opposition du « possesseur » à la chose « possédée ». La personne possède sa Nature : c'est vrai; mais initialement, elle ne la possède qu'en droit, et son travail est d'en prendre possession de fait, par l'exploitation de ses trésors. Et comment s'opère cette exploitation ? par l'acte libre , c'est-à-dire, par l'acceptation ou le rejet de l'acte qui se produit dans sa Nature. Grâce à la liberté, qui n'est autre chose que la souplesse naturelle, en vertu de laquelle les facultés se prêtent à des déterminations contraires, la personne prend possession des actes naturels ; par là même, elle les élève à son ordre et leur imprime le cachet formel de la moralité. Là se borne le rôle de la personne ; mais qui pourrait ne pas en admirer la grandeur et la noblesse, puisque c'est de ce rôle que jaillit la dignité morale de nos actes, et leur imputabilité à la personne qui en a pris possession ?

Ceci compris, le devoir apparaît dans toute sa simplicité et son éclat.

Le devoir pour la personne est, d'abord, de n'exploiter sa Nature qu'en la respectant, disons mieux, qu'en respectant son auteur. Elle doit maintenir la Nature dans sa course vers sa véritable fin dernière, et ne point la jeter hors de sa voie. Si naturam voluntas mutaverit, perversitas est, disait le grand ascète saint Antoine : S. Antoine dit dans un sermon aux moines: "Si la volonté change la nature, c'est perversité; qu'elle en garde la condition, alors c'est vertu." - conditio servetur et virtus est (Cité par saint Thomas, la 1° 2ae, 63, a. 1). Mais ce n'est encore là qu'un devoir négatif. La personne doit creuser plus profondément, et prendre possession du principe même de l'activité naturelle. J'entends par là, qu'elle a le devoir de vouloir, délibérément et librement, sa véritable fin dernière vers laquelle aspire spontanément sa Nature. Enfin, la prise de possession parfaite de la Nature consiste à ordonner ses affections libres et délibérées, comme la volonté naturelle est elle-même ordonnée. Donc vouloir, avant tout, sa fin dernière, ne rien vouloir parmi les créatures sinon ce qui y conduit, et ne vouloir chaque chose qu'en tant qu'elle y conduit.

Tel est le devoir de la personne, en ce qui concerne sa propre Nature. Telle est la prise de possession des biens donnés par le Créateur à la personne humaine. Tel est le passage de la vie naturelle à la vie morale, en quoi consiste la dignité d'une personne immortelle.

Est-ce tout ? — Non, un plus sublime devoir incombe encore à la personne, en vertu même de sa personnalité.

La passivité de la personne consiste a recevoir, et son activité à donner. L'acte personnel est l'amour d'amitié, et, suivant l'Aréopagite, l'amour ne permet pas à l'aimant de rester en soi, mais le contraint à se livrer à l'aimé, soi-même et toutes ses possessions. La personne créée a donc le devoir de se donner elle-même à son Créateur, de l'aimer pour lui-même d'un amour personnel et désintéressé, de l'aimer plus que soi-même, parce qu'il est le Bien infini et substantiel, parce qu'il est le Bon d'où tout bien découle. Tel est le sommet de la moralité, nœud suprême vers lequel convergent toutes les vertus morales, anneau d'acier qui soutient l'homme au-dessus de tout le créé, en l'attachant à son Créateur.

Aimer Dieu comme sa fin dernière, c'est donc pour l'homme prendre possession de sa Nature ; aimer Dieu pour lui-même, c'est prendre possession de Dieu même. De ces deux façons d'aimer Dieu, le grand ascète de Manrèse a fait les deux pôles de la spiritualité. Il ouvre ses exercices, par le Fondement en s'adressant à la raison, pour établir que l'homme ne doit rien vouloir que dans le vouloir de sa fin dernière qui est Dieu. Il les clôt par la contemplation ad amorem, en s'adressant au cœur, pour l'inviter à sortir de lui-même, et à se perdre pour ne se retrouver que dans le cœur de Dieu.


- ARTICLE IV -
De la Sainteté.


§ 1. — Définition de la sainteté.

Dans l'article précédent, nous avons étudié la moralité au point de vue philosophique, suivant la méthode de la scolastique. Mais les anciens Pères, surtout lorsqu'ils traitaient du mystère de la Trinité, ne distinguaient pas, comme on le fait actuellement entre l'honnêteté naturelle et la justice surnaturelle. S'adressant à des fidèles instruits de l'oracle : le juste vit par la foi, ils ne les entretenaient que de la justice, telle qu'elle est célébrée dans les saints Livres, c'est-à-dire, de la sainteté. Qu'est-ce donc que la sainteté ? Feuilletez les Pères. Vous trouverez des descriptions et des éloges de la sainteté ; en vain, chercherez-vous une définition précise, expliquant le moins connu par le plus connu. N'est-ce point la preuve que l'idée de sainteté, comme l'idée de morale, est une notion première, jaillissant directement de la conscience ? Et de fait, il semble que la seule définition qu'on puisse en donner est la suivante : « La sainteté est la moralité surnaturelle ».

Moralité — surnaturelle : deux mots qui demandent à être expliqués successivement.

La sainteté est la moralité : donc c'est une réalité d'ordre personnel ; c'est une perfection qui affecte formellement la personne, en tant que personne. Et voilà pourquoi la sainteté est célébrée comme une dignité, une honorabilité, une majesté royale : choses qui s'adressent à la personne plus qu'à la Nature. Sans doute, la sainteté d'un acte n'est pas séparable de la réalité physique de cet acte, pas plus que la personne n'est séparable de sa propre Nature. Mais cette identité ne s'oppose à une distinction virtuelle, pas plus dans un cas que dans l'autre. Et si la personne se distingue de ses facultés naturelles, comme la chose « parfaite » se distingue de ses composants , ainsi que l'enseigne saint Damascène, on peut dire que la personnalité est la perfection de la Nature et que la sainteté est la perfection de la personne.

Mais la sainteté n'est pas une moralité quelconque. Elle est surnaturelle. Donc, suivant le sens théologique de ce mot, elle est de l'ordre divin. Et voilà pourquoi la sainteté est une justice que l'homme ne peut se donner à soi-même, et qu'aucune créature ne peut lui communiquer. Formellement divine, elle vient de Dieu et de Dieu seul. C'est la moralité même de Dieu. Mais, puisque la moralité est d'ordre personnel, la moralité en Dieu est une relation entre les Personnes divines, et c'est dans la Trinité qu'on doit chercher la raison première de la sainteté. Cette dernière réflexion, en terminant notre longue digression sur la moralité, nous ramène à l'objet de nos études.


§ 2. — Retour sur la théorie grecque des perfections divines.

Nous concevons Dieu comme une substance existant par soi-même et douée de perfections infinies, soit physiques soit morales : perfections physiques d'intelligence et de sagesse, de volonté et d'amour, de puissance et de domination ; perfections morales de sainteté, de justice, de bénignité.

Certes, en Dieu, toutes ces perfections sont la substance même de la divinité. Tout ce que nous concevons en lui comme qualité physique est sa substance ; sa sagesse est sa substance, sa puissance créatrice est sa substance. De même en est-il des vertus morales. La sainteté de Dieu est sa substance, sa moralité est sa substance.

C'est là une vérité affirmée par tous les docteurs et tous les théologiens ; car elle n'est autre chose que le dogme de la simplicité divine. Mais nous avons vu plus haut comment l'école grecque reliait ce dogme au dogme de la Trinité. Le Père est la source d'où jaillissent toutes ses perfections. « Il est la divinité fontale » - pègaia Theotès - dit saint Denys l'Aréopagite. « Il est la source par génération et par procession de tout le bien caché en elle », dit saint Damascène.

Nous devons donc considérer toutes les perfections divines, physiques et morales, comme jaillissant du Père pour demeurer en lui. Saint Athanase nous a appris à dire : « du sage la Sagesse, du raisonnable la Raison, du puissant la Puissance ». Nous ne faisons donc que le suivre en ajoutant : du saint la Sainteté.


§ 3. — Le Fils est la perfection physique du Père.

Voici maintenant le point particulièrement délicat sur lequel j'appelle l'attention du lecteur. Si l'on étudie dans les Docteurs grecs quelles sont les perfections divines identifiées au Fils, ou personnifiées dans le Fils, on constate qu'en général, ce sont les perfections physiques, comme si l'opération physique qu'on appelle génération, et qui a pour terme un fils de même Nature que son père, avait pour résultat propre et formel de produire des perfections physiques. Raison, Sagesse : perfections de l'intelligence et par conséquent perfections physiques ; Volonté, Vouloir, Puissance : encore ici perfections de Nature, perfections physiques. De là vient que les Grecs attribuent spécialement au Fils la production des créatures, comme œuvre de sagesse, de volonté et de puissance.

Appelez-le - dit saint Grégoire de Nysse - ou Verbe, ou Sagesse, ou Puissance, ou Dieu, ou quelque autre de ces grands et vénérables noms, nous ne vous contredirons pas. Quel que soit le nom ou le mot, la même chose est signifiée, savoir l'éternelle puissance de Dieu, créatrice des êtres, inventrice de ce qui n'est pas, conservatrice de ce qui est, presciente de ce qui sera. Donc celui-ci même, le Dieu, le Verbe, la Sagesse, la Puissance, est, par conséquence évidente, le créateur de la Nature humaine, non pas qu'une nécessité quelconque l'ait poussé à fabriquer l'homme, mais parce que l'abondance de sa charité l'a rendu créateur.

S. Grég. de Nysse, Oratio catechetica, cap. V. — M. XLV, col. 21.

Le Fils engendré est toute la perfection physique du Père, et voilà pourquoi il en est l'Image, et pourquoi il ne peut y avoir qu'un seul Fils unique.

« Physique » c'est-à-dire relatif à la Nature. Or la Nature "EST", tandis que la personne "A". Le Fils possède les qualités «physiques» du Père, en ce sens qu'il possède ce qu' "EST" le Père, selon sa Nature : la sagesse, la volonté et la puissance.

Quelquefois cependant à propos du texte : Le Christ Jésus est devenu pour nous sagesse, justice et sanctification, rédemption (I Cor. 1 ; 30), les docteurs grecs appellent en passant le Fils hagiosunè, (S. Grég. de Nysse) ou hagiasmos (Nazianz., or. XXX, § 20). C'est le lieu de rappeler une remarque importante. Nous sommes portés à séparer et à opposer nos concepts pour les classer et les cataloguer. Nous perdons ainsi les nuances de la réalité ; notre science est plus formelle et moins vraie. Saint Basile compare la Trinité à l'arc-en-ciel dont les couleurs se fondent dans les nuances intermédiaires. (Lettre XXXVIII, § 5).


§ 4. — Le Saint-Esprit est la perfection morale du Père et du Fils.

Sans doute, les docteurs insistent souvent sur la puissance créatrice du Saint-Esprit. Tout a été créé et fait par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, en unité de substance de puissance et d'opération. Cependant ils attribuent plus spécialement au Saint-Esprit, l'ordre, le perfectionnement, la paix des choses. C'est surtout, lorsqu'il s'agit de la perfection morale et de la sainteté qu'ils se tournent vers l'Esprit qui personnellement est le saint et le sanctificateur. Inutile de répéter tous les textes où le Saint-Esprit est considéré comme la sainteté substantielle et, par suite, comme le principe de toute sanctification. Partout la pensée du Saint-Esprit ramène les docteurs aux pensées de sainteté divine et de pureté divine. N'est-ce pas nous enseigner que, tandis que le Fils se rapporte à la perfection physique du Père, le Saint-Esprit se rapporte à la perfection morale du Père et du Fils ?

Ce parallèle est défectueux. Corrigeons-le : « le Fils se rapporte à la perfection physique du Père, le Saint-Esprit se rapporte à la perfection morale du Père ». Il ne s'agit pas ici d'introduire subrepticement le filioque... Si le Fils se rapporte à la perfection physique du Père, cela n'exclut pas l'Esprit-saint de la sagesse, de la volonté et de la puissance divine. De même, si le Saint-Esprit se rapporte à la perfection morale du Père, cela n'exclut pas le Fils de la sainteté ! la comparaison doit rester symétrique.

Un seul Père « source par génération et par procession de tout le bien caché en elle », ainsi que s'exprime saint Damascène.
— Un seul Fils,, qui est substantiellement l'unique qualité physique du Père, mais qui se manifeste comme raison, comme sagesse, comme volonté, comme puissance créatrice.
— Un seul Saint-Esprit qui est substantiellement l'unique qualité morale du Père et du Fils ; sainteté subsistante et unique, qui se distribue en vertus distinctes, en sanctifications multiples.

Là aussi, le parallèle est défectueux. Corrigeons-le : « Un seul Saint-Esprit qui est substantiellement l'unique qualité morale du Père ; sainteté subsistante et unique, qui se distribue en vertus distinctes, en sanctifications multiples ». La comparaison, ici également, doit rester symétrique.

Hâtons-nous de le dire. Le mot qualité est un terme impropre. « En Dieu pas de qualités », répète souvent saint Athanase, et il en déduit que ce que nous concevons en Dieu comme perfection de sagesse ou de raison est la personne même du Fils. De même, nous allons entendre saint Augustin nous enseigner que, si le Saint-Esprit est la sainteté même du Père et du Fils, ce n'est pas comme qualité, mais comme personne subsistante. Cependant, après avoir fait cette réserve, nous pouvons, à la suite des Grecs, employer le mot qualité - poiotès - afin de soutenir nos concepts dans l'étude de l'inconcevable mystère.


§ 5. — Distinction des deux processions divines.

Nous concevons alors la divinité cachée dans le Père, et s'épanouissant en perfections physiques d'abord, et ensuite en perfections morales.

Par là se distinguent les deux modes de production des Personnes procédantes. Les perfections physiques sont une sorte de germination de la Nature, et, par conséquent, le nom de génération convient bien à l'opération dans laquelle s'épanouit la Nature du Père éternel.

Quant aux qualités morales, elles ne sont pas produites physiquement ; elles résultent comme un état qui n'altère pas la réalité physique.

Et voilà pourquoi la génération du Fils et la procession du Saint-Esprit, sont deux opérations qui n'ont rien de commun, et qui sont entre elles aussi irréductibles que la notion du physique et la notion du moral. Voilà encore pourquoi les trois Personnes divines ne font pas nombre, pas plus qu'on ne peut additionner l'âme humaine, sa faculté d'agir et la moralité de son action.

Enfin, on conçoit comment le Saint-Esprit procède du Père et du Fils par une même et unique spiration. Car la sainteté de l'âme n'est pas différente de la sainteté de sa faculté ; elle existe également dans l'âme et la faculté ; elle procède à la fois de l'une et de l'autre, ab utroque.

Ce dernier paragraphe est défectueux. On ne voit pas pourquoi le fait que « la sainteté de l'âme n'est pas différente de la sainteté de sa faculté » entraînerait la procession de l'Esprit-Saint du Fils ?

Que si nous osons pousser plus loin, et nous demander ce que doit être une moralité divine, notre audace semble légitimée par son succès. En effet, puisque la moralité est d'ordre personnel, la moralité en Dieu est une relation entre les Personnes divines. La sainteté en Dieu est donc la relation personnelle que le Père et le Fils établissent entre eux.

...et avec le Saint-Esprit. La relation entre deux personnes n'est pas une personne ; la sainteté règne également entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

C'est « l'esprit de famille », ou si vous désirez retrouver une pensée latine, c'est l'amitié réciproque du Père et du Fils.

Assurément, « l'amitié réciproque » règne également entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Qui pourrait en douter ?


§ 6. — Résumé.

On ne peut trop le répéter : la théorie que nous venons d'exposer ne se présente qu'à titre d'exemple et de comparaison, comme il en est, du reste, de toutes les théories rationnelles de la Trinité. Mais cette théorie est légitime, puisqu'elle est le fond même de la pensée des grands docteurs grecs.
— « Dans le Père, dit saint Damascène, pas de raison, de sagesse, de puissance, de volonté, sinon le Fils » (S. Damasc., Foi orth., liv. I, ch. XII. — M. XCIV, col. 849) : voilà pour les perfections physiques.
— « S'il y a, dit saint Grégoire de Nazianze, une autre sainteté que l'Esprit-Saint, qu'on nous le dise (S. Grég. de Nazianze. orat. XXXI, § 4) : voilà pour les perfections morales.
Le Saint-Esprit, dit le même saint Grégoire, est la sainteté-même - autoagiotès (Id., orat. XXV, § 16).


Le Père Théodore de Régnon nous a tracé le tableau de la philosophie morale, partant des conceptions d'Aristote, passant par les pensées de Boèce, faisant appel aux réflexions d'Anselme de Cantorbéry et terminant par l’exposé de la notion scolastique de l'éthique, telle qu'elle est donnée par Thomas d'Aquin.

Dans cet exposé, nous pouvons écouter le « grand silence des Pères grecs », car seules deux maigres citations de Saint Jean Chrysostome et de saint Jean Damascène, viennent appuyer le récit. Cela ne veut pas dire que les considérations morales soit absentes des sermons et écrits des Pères Grecs, bien au contraire. Mais nous ne trouvons pas parmi eux, la systématisation que nous offre la scolastique.

Bien sûr, le « carnet de notes concernant l'éthique » dont le Père Théodore de Régnon nous a donné lecture, contient nombre de choses dont on ne peut pas dire qu'elles soient fausses... Mais de tout cet ensemble, émane un sentiment d'ennui. C'est d'ailleurs le cas de l'ensemble de la littérature scolastique, dont la lecture est pesante et souvent pénible. Or le christianisme ne saurait être gris et morose ! Il doit donc y avoir « quelque chose qui ne fonctionne pas » dans cette problématique.

Thomas d’Aquin nous dit – tel que cité dans cette Étude : « La créature raisonnable entre en participation de la raison éternelle, par laquelle elle possède une naturelle inclination au devoir et à la fin dernière. Et cette participation de la loi naturelle dans la créature raisonnable s'appelle la loi naturelle ». C'est en suivant les préceptes de cette loi naturelle que l'on est censé atteindre le bonheur ultime, en accomplissant tous nos devoirs. C’est, en quelque sorte, la morale du «citoyen modèle» qui est prié d'accomplir ses devoirs, non seulement avec conscience, mais avec enthousiasme ! Ainsi donc, nous sommes assujettis à des commandements innés, et la morale consiste à l'accomplissement de ces commandements, sous le signe du devoir et de l'obligation.

La première question que nous pouvons nous poser est celle-ci : de quelle « Nature » parlons-nous ? De toute évidence la «Nature» à laquelle fait allusion Thomas d'Aquin, n'est autre que l'état de choses dans lequel nous vivons ici et maintenant. Or nous avons vu que, en réalité, nous vivons dans un état de « sous-Nature » qui résulte du Refus Originel. Le Refus Originel a récapitulé l'espace-temps, de sorte qu'aujourd'hui, nous vivons selon une Nature qui est largement inférieure à l'« état de Nature » paradisiaque. Nous savons également que le Christ est venu opérer une « nouvelle création », qui est l'espace-temps du Royaume. Il s'agit d'une Nature restaurée et transfigurée, dont les caractéristiques sont nettement différentes de l'univers où nous vivons actuellement. L'idée d'une « loi naturelle » qui serait inscrite dans notre être - loi qui appartiendrait à l'univers de notre Nature déchue, mais qui pourtant nous inspirerait de réaliser en nos vies le meilleur bien possible - cette notion est éminemment contradictoire. Il n'est pas étonnant qu'il faille en faire un « principe premier » indémontrable.

« Le devoir n'est autre chose que l'obligation morale et personnelle de suivre la loi naturelle déposée dans chaque conscience ». Cela vient éclairer « le terrible problème du Salut des païens ». Ainsi donc, l'accomplissement de son devoir, en obéissant aux préceptes de la loi naturelle, opère effectivement le Salut. L'accomplissement du devoir est le déclencheur du Salut éternel. C'est le cas à la fois pour le chrétien et pour le païen qui n'a pas eu l'occasion d'entendre le message évangélique. - C'est fort beau, mais cela nous donne un Salut juridique. À l'issue de cette vie, nous passons devant un tribunal, et si nous avons accompli correctement notre devoir civique, nous avons accès au paradis. C'est une conception très populaire et très répandue. La difficulté est de maintenir la notion de la bonté de Dieu. Dans cette perspective, Dieu est assurément juste, mais il condamne sans état d'âme celui qui n'a pas accompli les préceptes de la loi naturelle. Si nous continuons prétendre que Dieu est bon, il faut admettre que sa toute-puissance soit limitée, car - dans ce cas - Dieu lui-même serait assujetti aux exigences de la justice absolue. Dieu est juste, mais il n'est pas bon, où il l'est très médiocrement.

En réalité, le « déclencheur du Salut » est la foi. C'est la foi qui est inexplicable, car elle est un don de l'Esprit Saint. Dès lors que nous croyons en le Christ, Dieu fait homme - en Dieu lui-même, Père, Fils et Saint-Esprit - et en la résurrection de la chair, nous nous trouvons dans la mouvance du Salut. Par le baptême, nous sommes dès maintenant inscrits dans la citoyenneté de la Jérusalem céleste. En ce qui concerne celui qui n'a pas eu accès au message évangélique, nous pouvons noter que la prédication du Christ ressuscité dans l'Hadès est toujours d'actualité. L'Hadès est l'« impasse ontologique » où sont immobilisés ceux qui n'ont pas accès à la plénitude de la révélation et n'ont, par conséquent, pas eu l'occasion de faire œuvre de foi. L'Hadès ne contient pas seulement les Justes de l'Ancien Testament, mais aussi tous ceux qui n'ont pas pu entendre la parole du Christ et être illuminés par l'Esprit. En découvrant la prédication du Christ ressuscité, réalisée dans l'Hadès, l'homme païen peut être atteint par la foi - tout comme le Chrétien, sur cette terre, peut modeler sa vie selon la lumière de sa foi. Grâce à la prédication du Christ ressuscité dans l'Hadès, aucune injustice ne frappe le genre humain.

Enfin, nous pouvons noter que la scolastique nous présente une vision terriblement schématique et réductrice de l'être humain. L'être humain serait une sorte de « robot rationnel » appelé à réaliser ces « fins dernières », en suivant un seul et unique chemin pratiquement prédéterminé. À l'issue de ce chemin, serait située la béatitude. La seule liberté de cet être humain robotique, serait de pouvoir éventuellement s'arrêter en cours de route, retenu par ses passions, et ainsi de ne pas parvenir au but assigné. Par contre, en observant scrupuleusement ses devoirs, l'être humain parvient à réaliser la « morale surnaturelle » qu'est la sainteté. Assurément, il ne s'agit pas d'une sainteté très attirante…

La distinction entre les « perfections physiques » que l'on reconnaît au Christ, et les « perfections morales » qui sont attribuées à l'Esprit - ne me semble pas être d’une clarté évidente.

« Raison, sagesse, volonté, vouloir et puissance » sont des perfections « physiques » (c'est-à-dire relatives à la Nature - phusis) du Christ - tandis que « sainteté, le sanctificateur » seraient les perfections « morales » de l'Esprit-Saint. L'opération « physique » - c'est-à-dire relative à la Nature - de la génération du Fils par le Père, assure effectivement que le Fils ait la même Nature que le Père, possédant tous les deux la plénitude de la divinité.

- Ne peut-on pas dire la même chose de la procession de l'Esprit du Père ? L'Esprit et le Père ont la même Nature, et possèdent tous deux la plénitude de la divinité. Dans ce cas, la procession de l'Esprit est également une opération «physique». Pourquoi ne reconnaît-on pas ce dernier point, et ne veut-on accorder à l'Esprit-Saint qu'une « perfection morale » ? En fait, c'est par ce que, implicitement, on ne parvient pas à reconnaître à l'Esprit-Saint un statut entier de Personne divine. - Selon le « filioque », l'Esprit-Saint n'est qu'une relation entre le Père et le Fils – même si l’on évite de présenter ce fait, en recourant à diverses précautions de langage. En tant que relation, l’Esprit-Saint donne au Père et au Fils sa caractéristique fondamentale, qui est la sainteté. La Relation-Esprit-Saint alloue la sainteté aux deux personnes qui constituent réellement la divinité. Seuls le Père et le Fils peuvent avoir des perfections « physiques », dans cette perspective.

Traditionnellement, la sagesse est une « icône verbale » du Christ. Lorsqu'on parle de la sagesse, dans l'Ancien Testament, il s'agit de la personne du Christ - à une exception près, qui est le passage célèbre du Livre des Proverbes où la sagesse dit qu'elle fut créée « au début de ses œuvres ». Dans cet unique cas, la sagesse se réfère à l'univers des possibles qui est contenu en Dieu de toute éternité, et où résident les informations qui seront mises en acte lors de la création. Sinon, la sagesse est une icône du Christ.

On peut y adjoindre la « puissance », selon le mot de saint Paul : « le Christ, sagesse de Dieu et puissance de Dieu » - Dieu étant ici le Père. À la « sagesse » est à la « puissance », on peut certainement ajouter un bon nombre de perfections physiques. Quant aux perfections morales, elles sont communes à toute la Trinité : le Père est saint, le Fils est saint, l'Esprit-Saint est saint. L'Esprit saint est vivificateur relativement à nous : l'Esprit Saint s'investit en nous, pour la croissance et la fructification de notre vie spirituelle. Nous allons au Christ dans l'Esprit. En aucun cas, l'Esprit-Saint ne possède le monopole de la sainteté, au sein de la vie trinitaire.


- CHAPITRE III -
SAINT AUGUSTIN ET LES GRECS


§ 1. — La Théorie grecque était connue de saint Augustin.

Lorsque nous avons commencé à étudier la théorie grecque du Saint-Esprit, j'ai comparé cette théorie et celle que la scolastique a reçue de saint Augustin, aux deux branches d'une lyre qui s'écartent d'une base commune. Il est temps de légitimer cette comparaison, en montrant que ces deux branches se rapprochent et se touchent au sommet. C'est à saint Augustin lui-même que nous adresserons pour établir cette concorde. Qu'on se rappelle que les disputes sur la Trinité sont nées en Orient, et que les Pères grecs, après avoir supporté tout le choc de l'hérésie, ont fait triompher l'orthodoxie, bien avant que saint Augustin ne fût en âge et en état de défendre l'Église. Cette simple remarque suffit pour établir que le docteur d'Hippone a dû étudier la doctrine de ses devanciers, soit dans quelques auteurs grecs, soit surtout dans les auteurs latins de même formation. Nous devons donc nous attendre à retrouver dans Augustin des considérations de source orientale.


§ 2. — Conception personnelle de saint Augustin.

Mais ce génie extraordinaire aimait à penser par lui-même, et il était naturellement tourné vers les analyses psychologiques ; ses Confessions en font foi. Mieux que personne, il a étudié le fonctionnement des deux facultés de l'âme, et surtout celui de la volonté. C'est de saint Augustin que date la belle théorie de l'amour inné d'une béatitude infinie, théorie si admirablement développée par Boèce, et mise dans un ordre si didactique par saint Thomas. Or, dans cette théorie, la béatitude est la jouissance du bien infini; d'où cette formule qui domine toute la morale augustinienne : Frui Deo, uti creaturis - jouir de Dieu, en tant que créature. J'ai développé plus haut cette conception ; mais, en montrant ses beautés, j'ai signalé son point faible. En effet, si l'on n'y prend garde, on se trouverait facilement entraîné à ne faire consister l'obligation de tendre vers sa fin dernière que dans l'appétence d'une béatitude capable de remplir l'immensité du désir humain. Ce serait réduire à une question d'intérêt personnel la raison dernière de l'amour envers Dieu.

Pour le dire en passant, c'est ce qui faisait la force de Bossuet contre Fénelon ; car il pouvait résumer sa doctrine dans ce texte de saint Thomas : Data per impossibile quod Deus non esset hominis bonum, non esset ei ratio diligendi - si, par impossible, Dieu n'était pas le bien de l'homme, il ne serait pas pour lui la raison d'aimer (S. Thomas, Secunda secundae, IIa IIae, q. 26, a. 13, ad 3um), et ce texte lui-même est conforme à la doctrine de saint Augustin. Certes, personne n'a parlé de l'amour désintéressé et de la charité surnaturelle en termes plus enflammés que saint Augustin. Mais autre chose est l'élan de son âme aimante, autre chose la marche de son raisonnement logique, qui poursuit surtout le bien béatifiant.

Quant aux Grecs, ils ne passent point par l'amour de la béatitude pour établir l'obligation morale de tendre à Dieu. Le bien moral s'impose à eux comme un principe premier irréductible à tout autre. La moralité n'est autre chose que la perfection - teleiôsis - de l'être intelligent et libre , et la béatitude suit comme une conséquence et un fruit. Les Grecs identifient le « saint », non à l'« heureux », mais au « parfait ».

En rappelant de nouveau ces nuances, mon but est simplement d'éveiller l'attention du lecteur, pour que dans la doctrine de saint Augustin, il distingue entre les notions reçues elles conceptions personnelles.

Étudions donc une admirable méditation du docteur latin, exposée au livre XI de La Cité de Dieu.


§ 3. — Texte de saint Augustin.

Expliquant le texte : et Dieu vit que cela était bon, si souvent répété au premier chapitre de la Genèse, saint Augustin se demande si l'on ne peut pas voir dans ces mots une sorte de révélation relative au Saint-Esprit ; de telle sorte que :

Lorsqu'on demande au sujet de chaque créature :

- « Qui l'a faite ?
- par quoi l'a-t-il faite ?
- pourquoi l'a-t-il faite ? »

et lorsqu'on répond :

- « Dieu,
- par le Verbe,
- parce qu'elle est bonne » ;

la Trinité même, c'est-à-dire, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, nous est enseignée dans un mystérieux langage.

S. Augustin, Cité de Dieu, liv. XI, ch. XXIII.

C'est bien là une de ces questions où le génie d'Augustin s'avive. Aussi, pour s'y livrer sans crainte, il commenée par affirmer énergiquement que dans la Trinité, ce qui regarde la Nature et la puissance est absolument un ; puis, il se pose à nouveau la même interrogation sous une autre forme :

Le Saint-Esprit du Père qui est bon et du Fils qui est bon, peut-il en toute rigueur être appelé la bonté des deux, parce qu'il est commun aux deux ? Je n'ose à cet égard précipiter une affirmation téméraire. Cependant j'oserai plus facilement l'appeler la sainteté des deux, non pas en prenant ce mot dans le sens de qualité, mais en le considérant comme signifiant une substance et la troisième Personne de la Trinité. Ce qui me rend ce sentiment probable, c'est que bien que le Père soit esprit et le Fils esprit, bien que le Père soit saint et le Fils saint, cependant la troisième Personne a pour nom propre le nom « Saint-Esprit », comme si elle était la sainteté substantielle et consubstantielle des deux.

Augustin émet l'idée que la sainteté du Père et du Fils soit la personne du Saint-Esprit. Nous voyons se profiler une conception théologique qui deviendra - à terme - le filioque. Pour le moment, cette idée n'est pas problématique, car elle est encore au stade de théologoumène - d'opinion théologique.

Mais si la bonté divine n'est pas autre chose que la sainteté, assurément il est d'un zèle raisonnable et non d'une audace présomptueuse de comprendre que la pensée de la Trinité nous est suggérée dans les œuvres de Dieu sous une forme mystérieuse de langage, et comme réponse aux trois questions relatives à chaque créature :

- Qui l'a faite ?
- Par quoi l'a-t-il faite ?
- Pourquoi l'a-t-il faite ?

En effet, celui qui a parlé et dit : Fiat - qu'il soit fait, est le Père de la Parole.
- Ce qui a été fait lorsqu'il a parlé, a été fait sans aucun doute par la Parole.
- Lorsqu'ensuite on ajoute : Dieu vit que cela était bon, on signifie d'une manière assez claire, que ce n'est par aucune nécessité, aucun besoin ou intérêt, mais par pure bonté, que Dieu a fait ce qui a été fait, c'est-à-dire qu'il l'a fait, parce que c'est bon. Et cette parole est dite après que la chose est faite, pour apprendre que la créature est conforme à la bonté pour laquelle elle a été faite. Si donc, par cette bonté, il faut entendre le Saint-Esprit, toute la Trinité nous est affirmée dans ses œuvres.

Nous trouvons ici, pour la cité sainte composée des saints Anges, l'origine, la forme et la béatitude.
Car si on demande ;

- d'où ils sont ? Dieu les a créés ;
- d'où ils sont sages ? ils sont illuminés par Dieu ;
- d'où ils sont heureux ? ils jouissent de Dieu.

- Leur substance est déterminée,
- leur contemplation illuminée,
- leur union béatifiée.

- Ils sont,
- ils voient,
- ils aiment ;

- dans l'éternité de Dieu ils vivent,
- dans la vérité de Dieu ils brillent,
- dans la bonté de Dieu ils jouissent.

S. Augustin, Cité de Dieu, liv. XI, ch. XXIV.


§ 4. — Examen de ce passage.

Dans cette sublime élévation, on peut facilement distinguer deux parties, savoir, une notion commune et traditionnelle, et une conception personnelle à saint Augustin.

Aussi bien, dans ce passage, maintenez partout le mot « sainteté » au lieu du mot « bonté » ; remplacez le mot « jouissance » par le mot « perfection » ; et vous retrouverez dans un poétique développement la doctrine même que saint Basile nous inculque sous cette forme plus austère :

Dans la création des anges - dit-il - considère :

- la cause primordiale qui est le Père ;
- la cause démiurgique qui est le Fils ;
- la cause perfectionnante qui est l'Esprit.

Ainsi :

- par la volonté du Père, les anges existent ;
- par l'opération du Fils ils sont amenés à l'existence ;
- par la présence de l'Esprit, ils sont perfectionnés.

Or, pour les anges, la perfection est la sainteté et la persévérance.

S. Basile, De Spiritu sancto, § 38.

En lisant ce passage de saint Basile, on se demande vraiment s'il n'est pas probable que saint Augustin s'en soit inspiré. En tout cas, c'est toujours une joie d'entendre l'harmonie des voix grecques et latines.

Par contre, remarquez comment dans le texte de saint Augustin se trahit l'effort de la conception personnelle. Notre docteur hésite d'abord à dire que le Saint-Esprit est la bonté subsistante du Père et du Fils, et il est plus assuré en affirmant qu'il est la sainteté subsistante. Mais aussitôt le philosophe repasse de la sainteté à la bonté, et de la bonté à la béatitude. Et pourquoi ? C'est que, d'une part, suivant sa théorie de la Trinité, le Saint-Esprit doit être rapproché de l'acte de volonté ;

Selon Augustin, le Fils procède par intelligence, tandis que l'Esprit procède par volonté.

...et que, d'autre part, suivant sa théorie de la volonté, cette faculté tend vers le bien béatifiant, et son acte parfait est l'acte d'amour jouissant.


§ 5. — Suite du même texte.

Le pont sur lequel saint Augustin passe de la sainteté à la béatitude, consiste dans l'identification de la sainteté divine et de la bonté divine. Ce grand docteur s'est-il aperçu que ce pont n'est pas très solide, qu'il y a lieu de distinguer entre la bonté morale des personnes et ce qu'on appelle la bonté physique des choses ; qu'à parler formellement la sainteté est identique à la première, mais ne peut être identifiée à la seconde que par voie de réduction du moral au physique ? Je n'ose l'affirmer, mais il me semble en démêler quelque preuve. En effet, aussitôt après la contemplation que nous venons de rapporter, la pensée de notre docteur se jette sur la bonté morale. Suivons-le dans ce nouvel élan.

Autant qu'on peut en juger - dit-il - c'est de là que les sages ont tiré leur tripartition de la philosophie, ou plutôt, car ils ne Font pas inventée, c'est par là qu'ils ont reconnu que la philosophie contient trois parties qu'on appelle la physique, la logique, l'éthique, ou suivant les dénominations latines actuellement en usage, la philosophie naturelle, la philosophie rationnelle et la philosophie morale.

S. Augustin, Cité de Dieu, liv. XI, ch. XXV.

Ici encore, notre prudent docteur s'arrête pour sauvegarder l'impénétrabilité du mystère de la Trinité. Il fait donc remarquer que la tripartition de la philosophie ne suppose pas connu le mystère, et que d'ailleurs, il existe chez les philosophes le plus grand désaccord sur les trois objets des trois sciences. Mais, après cette importante réserve, saint Augustin poursuit :

Cependant toute leur attention se porte sur ces trois grandes et générales questions. Et bien que, sur chacune, les opinions soient discordantes, cependant personne n'hésite à affirmer qu'il y a une cause de la nature, une forme de la science, une perfection de la vie.

Il y a aussi trois choses à considérer dans chaque ouvrier pour qu'il fasse quelque chose, savoir : la nature, la science, l'usage ; la nature se jugeant par le génie, la science par la doctrine, l'usage par le fruit (c'est-à-dire : l'usage du génie et de la science se juge par le résultat).

Puis, après une digression sur la distinction entre jouir et user, revenant au sens vulgaire du mot « user », il reprend :

Voilà pourquoi, pour obtenir la vie heureuse, les philosophes, comme je l'ai dit, ont inventé cette tripartition de la science : la naturelle pour la nature, la logique pour la doctrine, la morale pour l'usage.

Si donc notre Nature provenait de nous, nous aurions certainement engendré notre propre sagesse et nous n'irions pas la chercher ailleurs par l'étude, et si notre amour partait de nous et se rapportait à nous il suffirait à notre béatitude, sans que nous ayons besoin de jouir d'un autre bien que nous-mêmes.
Mais parce que notre Nature, pour exister, a dû avoir Dieu pour auteur, il est évident que pour goûter la vérité nous devons avoir Dieu pour docteur, et que pour être heureux, il faut que Dieu lui-même nous accorde la suavité intime.

S. Augustin, Cité de Dieu, liv. XI, ch. XXV.


§ 6. — Examen de ce passage.

Dans ce passage, on peut encore faire deux parts. On voit, à la vérité, saint Augustin terminer par sa pensée favorite d'amour et de béatitude. Mais tout le développement rappelle l'enseignement traditionnel. Remarquez cette phrase : « Si notre Nature provenait de nous, nous aurions certainement engendré notre propre sagesse ». N'est-ce pas l'écho de cet adage de saint Athanase : En Dieu pas d'autre sagesse que la sagesse engendrée ? [la Nature divine du Père provient de Lui-même, car Il est la Source absolue. Il engendre le Christ, qui est la Sagesse du Père].

Remarquez l'emploi intentionnel du mot usus, pris comme le fait le docteur de Poitiers dans le sens vulgaire d'usage : « les philosophes ont inventé cette tripartition de la science : la naturelle pour la nature, la logique pour la doctrine, la morale pour l'usage ». Il y a évidente allusion à la formule de saint Hilaire : usus in munere - l'usage est dans le don.

Mais surtout remarquez cette tripartition qui distingue l'être des choses, la raison des choses, le bon usage des choses, afin que cette distinction rappelle le Père, le Fils, le Saint-Esprit. C'est reconnaître que le Saint-Esprit est le principe de toute bonté morale.

Disons mieux : c'est reproduire tout entière cette conception éminemment grecque suivant laquelle le Père est la cause primordiale, le Fils est le démiurge, c'est-à-dire le créateur des formes et des espèces, le Saint-Esprit enfin est l'auteur de toute perfection et de tout ordre.

Bref, c'est traduire presque mot à mot le passage de saint Grégoire de Nazianze qui distingue « trois choses suprêmes : la Cause, le Démiurge, Celui qui parfait, c'est-à-dire, le Père, le Fils, le Saint-Esprit » (S. Grég. de Nazianz., orat. XXIV, § 8). Saint Augustin considère surtout la charité qui sanctifie, les Grecs considèrent surtout l'état de sainteté.

Avais-je tort de comparer les deux théories, la grecque et la latine, aux deux branches d'une lyre ?

Ceci montre que les visions théologiques s'harmonisent, pourvu qu'elles ne deviennent pas un système rigidement rationalisé. Assurémant, l'Esprit-Saint est le grand inspirateur à la fois de la perfection et de la charité. Il y a parfaitement moyen d'affirmer cela, sans pour autant diluer l'aspect personnel de l'Esprit.


- CHAPITRE IV -
ESPRIT-SAINT


§ 1. — Union de ces deux mots.

Nous avons étudié successivement les deux mots qui composent le nom de la troisième Personne de la sainte Trinité, et nous avons admiré le merveilleux parti que les docteurs ont tiré de chacune de ses expressions. Mais il y a un troisième ordre de considérations qu'il ne faut pas négliger. En voyant ces deux mots réunis ensemble par la révélation, l'antiquité a jugé qu'ils ont entre eux une certaine connexion digne d'attention, et que la sainteté est une sorte de spiritualité. C'est là une idée qui a son fondement dans tout le langage scriptural.


§ 2. — Opposition scripturale de l'esprit et de la chair.

Dès le premier chapitre de la Genèse, la Bible nous montre « l'Esprit de Dieu » planant sur les eaux pour secouer l'inertie du chaos initial. Les anciens Pères ont tous adoré la personne même du Saint-Esprit dans ce souffle vivificateur. En même temps, ils ont remarqué l'opposition établie par ce texte entre les masses inertes et l'élément subtil qui les agite, comme si l'« air » qui se meut au-dessus des lourdes substances, était une sorte d'intermédiaire entre le ciel et la terre, et, par là-même, se prêtait mieux que toute autre créature à dénommer Celui qui est le médiateur entre les choses d'en haut et les choses d'en bas.

Cette opposition se dévoile davantage dans le texte sacré qui raconte le déluge. Lorsque la corruption des mœurs eut envahi l'humanité, « car toute chair avait une conduite perverse sur la terre » (Gn. 6; 12), Dieu manifesta son indignation en disant : « que mon Esprit ne soit pas indéfiniment humilié dans l'homme, puisqu'il n'est que chair » (Gn. 6; 3). Cette phrase établit une opposition entre l'esprit et la chair, entre la sainteté et la corruption morale. À partir de cette malédiction, la même opposition se perpétua dans les oracles sacrés. Les Juifs instruits comprenaient ce langage; j'ai cité plus haut un texte de Philon où il oppose la vie spirituelle à la vie charnelle.

Aussi, lorsque le Sauveur renouvela cet enseignement d'une manière plus nette et plus précise, il savait qu'il était compris par les scribes et par les docteurs de la Loi. A Nicodème il dit : « ce qui est né de la chair est chair ; ce qui est né de l'Esprit est esprit » (Jn. 3 ; 6). Et comme le Juif s'étonne, Notre-Seigneur lui répond : « tu es maître en Israël, et tu ignores ces choses ? » (Jn. 3 ; 10) Il est inutile de rappeler ici tous les textes de l'Évangile où apparaît l'opposition entre l'esprit et la chair. L'ancien pharisien, devenu apôtre, a développé avec abondance cet enseignement du Maître divin. Il insiste sur la guerre violente entre la chair et l'esprit : « laissez-vous mener par l'Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle. Car la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair ; il y a entre eux antagonisme (Galates 5 ; 16). Il emploie les deux mots « spirituel » et « charnel » , pour désigner le saint et le pécheur. « Nous savons que la loi est spirituelle, mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché » (Romains 7 ; 14).

Le langage chrétien est formé. « Saint » et « spirituel » sont synonymes parce que Saint-Esprit est le nom du Vivificateur.


§ 3. — De la chair.

Toute la morale patristique est fondée sur cette inimitié entre l'esprit et la chair. Nous disons avec raison que l'orgueil est la racine de tous les vices. Mais de quel orgueil s'agit-il ? d'un orgueil diabolique ou d'un orgueil humain ? Saint Maxime et, à sa suite, saint Damascène appellent « amour-propre » - philautia - l'orgueil qui nous est spécial. Et, chose remarquable, ils le définissent par la chair.

L'amour-propre - dit saint Maxime - est la passion qui incline vers le corps.

S. Maxime, De charitate, centur. II, § 8. — M. XC, col. 986.

Et plus loin :

L'amour-propre, comme il a déjà été dit souvent, est la cause de toutes les passions. C'est de lui que sont engendrées les trois concupiscences générales : la luxure, l'avarice, l'amour de la vaine gloire.. ; l'origine de toutes les passions est l'amour-propre, sa fin est la superbe. Or l'amour-propre est l'amour irrationnel envers le corps. Celui qui l'a rejeté, a du même coup rejeté toutes les passions qui en découlent.

Ibid., centur. III, §§ 56 et 57.

Saint Damascène a reproduit cette définition dans un de ses opuscules ascétiques.

Ainsi qu'il a été dit, la source de tous les vices - dit-il - et comme leur très méchante mère, est l'« amour-propre », c'est-à-dire, l'amour irrationnel du corps par une inclination passionnelle.

S. Damasc., Des huit esprits de malice. — M. XCV, col. 89.

Ces docteurs n'ont fait que résumer dans cette définition l'enseignement de leurs prédécesseurs sur la double tendance de l'homme. Suivant cet enseignement, l'âme créée à l'image de Dieu serait, par elle-même, tournée vers Dieu, et, en ce sens, les vertus sont naturelles. Mais par le fait de son union avec le corps au moment même de sa création, l'âme contracte la souillure originelle, et elle se tourne vers son corps par une tendance vicieuse.

Les vertus - dit saint Damascène - sont naturelles, et elles existent naturellement et également dans tous les hommes, bien que tous nous n'exercions pas les œuvres conformes à la Nature. C'est par la chute que nous avons passé de ce qui est suivant la Nature - kata phusin - à ce qui est contre la Nature - para phusin. Mais le Seigneur nous a ramenés de ce qui est contre la Nature à ce qui est suivant la Nature, et c'est en ce dernier état que consiste « être à l'image et à la ressemblance.

S. Damascène, Foi orthod.,. liv. III, ch. XIV. — M. XCIV, col. 1045.

Le maître de saint Damascène est tellement persuadé que l'ascétisme consiste dans la lutte de l'esprit contre la chair, qu'il va chercher la chair à l'origine de tout péché :

À parler exactement, il n'est peut-être aucun péché parmi les hommes, dont l'origine ne soit l'alliance de l'âme et de la sensation dans un but de volupté... Et à parler exactement, il n'est peut-être aucune vertu parmi les hommes qui ne prenne son origine dans un divorce délibéré de l'âme avec la sensation.

S. Maxime, À Thalassius, qu. 38. — M. XC, col. 596.

Cette définition de l'amour-propre - philautia - est bien remarquable. Un péché purement de l'esprit serait un péché de pur esprit, ce serait un péché d'ange. Toujours chez nous, c'est Ève qui fait tomber Adam, c'est la chair qui entraîne l'esprit.
— Mais quoi! n'y a-t-il pas des péchés de pure intelligence ? l'orgueil, l'amour de sa propre excellence ?
— Et bien, non : si on y regarde de près, on constate que l'orgueil humain, quelque subtilisé et quintessencié qu'il soit, conserve des restes de son origine charnelle, et voici comment on peut le montrer.

L'esprit, dans son essence, est affranchi des lois du lieu et du temps, quant à l'objet de ses opérations. Il s'attache de la même façon à une proposition de géométrie, qu'elle soit vieille ou jeune ; l'adhésion est la même, qu'elle ait été découverte en Amérique ou en France. Or la volonté suit l'intelligence. N'est-on pas en droit de conclure que, dans ses amours spirituelles, la volonté doit, elle aussi, être affranchie du temps et du lieu ?

Tout au contraire, le corps et ses puissances sont par le fait même de leur nature matérielle, emprisonnés dans le ici et maintenant. Cette opposition métaphysique fournit un bon moyen pour juger si une opération est purement de l'âme, ou si le corps y entre pour quelque part. Eh bien ! appliquons à l'orgueil humain les réactifs du temps et du lieu.

Réactif du lieu. — L'orgueilleux est-il indifférent à ce que la louange ou le blâme proviennent de loin ou de ceux qui l'entourent ? La réponse est facile, et par là on comprend mieux tout ce qu'il y a d'amer dans l'ironie de saint Augustin au sujet des héros païens : ils sont loués là où ils ne sont pas - torturés là où ils sont.

Réactif du temps. — L'orgueilleux est-il aussi sensible à la louange pour un fait passé que pour un acte ou un état actuel ? Remettrait-il, sans regret, à savourer plus tard la louange ? S'il en était ainsi, pourquoi sacrifierait-il la gloire éternelle à la vanité présente ?

En voilà assez, ce me semble, pour justifier la définition grecque de « l'amour-propre », et pour faire deviner dans l'orgueil le plus subtil une source charnelle. « Tu es poussière, et à la poussière tu retourneras ». L'orgueil commence parnla chair, et voilà pourquoi il conduit presque infailliblement à la chair.


§ 4. — De l'esprit.

Et maintenant que faut-il entendre par l'esprit ennemi de la chair ?

Origène, commentant les paroles de saint Paul : « ...que je sers en mon esprit » (Rm. 1 ; 9), écrit :

L'apôtre sert donc Dieu, non dans son corps, non dans son âme, mais dans la meilleure partie de soi, c'est-à-dire, dans l'esprit. En effet, il montre dans l'homme ces trois choses, lorsqu'il écrit aux Thessaloniciens : « que votre corps, votre âme et votre esprit soient gardés intègres au jour de notre Seigneur Jésus-Christ » (I Th. 5 ; 23). Partout l'Apôtre préfère l'esprit, et répudie la chair et les choses de la chair.

Origène, Comment, in epist. ad Roman., liv. I, § 10. / S.C. 532, p. 207 - 209.

Cet esprit est en nous ; mais fait-il partie de nous ? Origène hésite à l'admettre, tant il lui trouve de dignité.

Lorsque je vois que la conscience est toujours libre, qu'elle se réjouit toujours des bonnes actions ; que dans les mauvaises actions, ce n'est pas sur elle que tombe le blâme, mais que tout au contraire c'est elle qui blâme, et condamne l'âme à laquelle elle adhère, je suis porté à croire que cet esprit, que l'apôtre associe à l'âme, comme nous l'avons dit plus haut, est comme un pédagogue et un directeur qui l'accompagne, pour l'inviter au mieux et la châtier des fautes.

Id., Ibid., liv. II, § 9.

Voici un exemple de ces tâtonnements dans les méditations d'Origène ; mais, pour rester dans la vérité, il y a peu de chose à corriger dans ce passage. L'esprit de conscience, en effet, est ce sommet de l'âme qu'illumine toujours ce rayon divin qu'on appelle la loi naturelle, et que vient frapper le rayon plus divin de la grâce.

Quoi qu'il en soit, Origène nous représente cette lutte entre l'esprit et la chair comme un combat dont l'âme est l'arbitre et l'enjeu.

L'âme - dit-il - est entre les deux, qui peut acquiescer aux désirs de l'esprit ou s'incliner vers les concupiscences de la chair. Si elle se joint à la chair, elle devient un avec elle dans la volupté et ses concupiscences. Mais si elle s'associe à l'esprit, l'esprit fait un avec elle.

Origène, Ibid., liv. I, § 18.


§ 5. — Texte de saint Jérôme.

Toute cette théorie d'Origène a été reproduite par un docteur qu'on ne peut suspecter d'origénisme.

Je rapporte d'autant plus volontiers ce texte de saint Jérôme, qu'il condense sous une puissante autorité toutes les considérations que j'ai tirées de sources différentes.

Interprétant le texte : « la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair » (Gal. 5 ; 17), il s'exprime ainsi :

La chair se délecte dans les choses présentes et passagères; l'esprit dans les choses perpétuelles et futures. Dans cette querelle, l'âme se tient au milieu, ayant en sa puissance, le bien et le mal, le vouloir et le non-vouloir, mais n'ayant pas en elle un vouloir ou un non-vouloir perpétuel ; car il peut se faire qu'après avoir consenti à la chair et fait ses œuvres, le remords la ramène à la pénitence, et que s'unissant à l'esprit, elle en accomplisse les œuvres... Il serait d'un grand labeur et d'une trop longue dispute, de retrouver, en dehors des œuvres de la chair et de l'esprit, quelques œuvres intermédiaires qui ne semblent se rapporter ni à la chair ni à l'esprit. Nous portons le nom de « charnels », quand nous nous donnons tout entiers aux voluptés, et de « spirituels », lorsque nous suivons notre guide le Saint-Esprit, c'est-à-dire, lorsque, lui-même nous instruisant nous sommes sages, lui-même nous enseignant nous apprenons.

Saint Jérôme, Comment, in epist. ad Galatas,vers. 17. Lib.III, c.V.

Voilà donc définie d'une façon précise la « Spiritualité ». Son nom se tire de sa source qui est le Saint-Esprit. Éclaircissons encore cette définition qui représente bien la conception de toute la patristique.


§ 6. — De la spiritualité.

Pour réfuter les erreurs de Baïus, les théologiens ont eu raison d'introduire la considération de « l'état de pure nature ». C'est une notion exacte qui permet de mieux distinguer la nature et la grâce, et qui fournit un appui solide à la discussion. Mais il faut bien retenir que ce n'est là qu'un état « possible », qui jamais n'a existé.

En réalité, il n'y a eu pour notre humanité que trois états successifs : l'état de « Nature intègre » dans lequel Adam a été créé, l'état de « Nature déchue » qui a suivi le premier péché, l'état de « Nature réparée » qui date de la promesse d'un rédempteur. Or ces trois états sont d'ordre formellement surnaturel, le second par « privation », les deux autres par « position ».

Certains théologiens ne semblent pas être demeurés assez fermes sur ces principes. Ils paraissent traiter la question des nations qui ne connaissent pas l'Évangile, comme si elles étaient presque abandonnées aux forces de la nature, et ils admettent que ces infidèles n'ont pour se guider que les lumières de la raison, jusqu'au moment où leur moralité naturelle attire sur eux la miséricorde et la grâce.

Sans juger cette théorie, on peut, du moins, affirmer qu'elle a été absolument ignorée dans l'antiquité patristique. Les docteurs de l'Église, se plaçant sur le terrain des faits, n'ont connu qu'une seule providence surnaturelle, s'étendant à toute la race d'Adam par des voies di.verses et plus ou moins mystérieuses, et plaçant tous les hommes dans l'ordre surnaturel, c'est-à-dire, en relation formelle avec les trois personnes de la Trinité.

Ceci explique pourquoi, dans la Bible qui est le message divin, les Pères s'emploient surtout à découvrir les enseignements d'ordre surnaturel, et appliquent formellement aux Personnes divines les noms « Verbe » et « esprit », toutes les fois que le contexte ne s'y oppose pas.

Cette même conviction dicte leur langage, soit avec les païens, soit avec les chrétiens.

Pour convertir les païens, les apologistes devaient surtout faire appel à la raison. Ils acceptaient donc la définition de la moralité, telle que les philosophes l'avaient formulée. L'acte moral est l'acte conforme à la raison, c'est-à-dire l'acte que la raison dicte à des êtres raisonnables.
— Rien n'est plus vrai, dit Clément d'Alexandrie dans son Pédagogue. Mais cette raison, qui règle les actes humains, n'est pas une raison individuelle, humaine, fragile, temporelle. C'est la Raison éternelle, substantielle, subsistante ; c'est le Logos, Lumière divine qui illumine tout homme venant en ce monde. L'homme ne devient donc vraiment « raisonnable » que lorsque sa raison écoute les enseignements de la Raison. Or cette Raison éternelle, c'est le Christ, venu sur la terre pour nous parler de plus près. Païens, faites-vous donc chrétiens, et si vous voulez être véritablement raisonnables - logikoi - mettez-vous à l'école du divin Pédagogue, obéissez à l'éternel Logos.

Tel est le fond de l'exhortation, non seulement de Clément, mais de saint Justin, d'Origène, et autres apologistes. S'appuyant sur le nom révélé Logos, qu'ils traduisent par « Raison », ils affirment que la moralité vient de plus haut que la raison humaine, et qu'il faut en chercher la source dans la Raison divine.

De là vient, dans leurs écrits, cette ambiguïté du mot logos que les traducteurs hésitent à traduire par ratio humana - raison humaine ou par Verbum divinum - Verbe divin.

Or on constate dans les homélies destinées aux fidèles la même ambiguïté à l'égard du mot pneuma - Spiritus, et l'on est souvent embarrassé pour décider si les Pères entendent par ce mot quelque disposition de l'âme ou la personne même du Saint-Esprit. C'est que, se plaçant toujours dans l'ordre de la rédemption, et ne connaissant qu'une morale surnaturelle, ils unissent toujours le cachet à l'empreinte, le Saint-Esprit à la conscience ; les distinguant, mais ne les séparant pas. Car toute l'authenticité de l'empreinte, surtout dans une matière fluide, provient de la présence du cachet, suivant le texte de l'Apôtre : l'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu (Romains 8 ; 16).

Et voilà pourquoi la langue chrétienne donnant au mot pneuma un sens inconnu des païens, l'applique à la fois à la Personne sanctificatrice et à ce sommet de l'âme où s'exerce l'action sanctifiante. Voilà pourquoi l'homme saint est appelé homme spirituel, et pourquoi la moralité surnaturelle prend le nom de « spiritualité ».

Il semble que ces considérations sont contenues dans un enseignement d'un Père dont l'autorité est incontestable en matière dogmatique.

Dans son livre Sur le Saint-Esprit, saint Basile recherche tous les sens de la formule consacrée : Dans l'Esprit-Saint.

Tous les sens - dit-il - suivant lesquels on prend la préposition dans peuvent servir à des considérations sur le Saint-Esprit. On dit que la forme est dans la matière, que la puissance est dans ce qui la reçoit, que l'habitus est dans celui qui en dispose, et ainsi du reste. Eh bien ! en tant que le Saint-Esprit est le principe qui perfectionne des êtres raisonnables, et règle le sommet de leur âme, il se comporte comme une forme. Car celui qui ne vit plus aucunement suivant la chair, mais qui est conduit par l'Esprit de Dieu et est devenu fils de Dieu, prend le nom de « spirituel ».

S. Basile, lib. de Spiritu sancto, § 61. — Tout nom se tire de la forme et non de la matière.


§ 7. — Texte d'Origène.

On sait qu'un des grands griefs contre ce génie audacieux est un passage du Périarchon - Traité des Principes où il est dit que l'opération du Père s'étend à toutes choses, parce qu'il est l'être, que l'opération du Fils ne s'étend qu'aux substances raisonnables parce qu'il est le Logos, et enfin que l'opération du Saint-Esprit se renferme dans les saints, parce qu'il est le Saint-Esprit.

Voici le texte :

Il semble bon cependant de rechercher pour quelle raison celui qui est régénéré par Dieu pour le salut (cf. I Pierre 1,3) a besoin du Père, du Fils et de l'Esprit Saint (cf. Matth. 28,19) et ne peut recevoir le salut sans la Trinité tout entière, et pourquoi il n'est pas possible de participer au Père et au Fils sans l'Esprit Saint. En agitant ces questions il sera sans aucun doute nécessaire d'exposer l'opération spécifique de l'Esprit Saint, ainsi que celles du Père et du Fils.

L'opération du Père et du Fils, adressée à tous les êtres :

Je pense donc que l'opération du Père et du Fils se déroule autant chez les saints que chez les pécheurs, autant chez les hommes doués de raison que, en ce qui concerne le Père, chez les animaux privés de parole, et encore dans tout ce qui n'a pas d'âme et, de façon générale, dans tout ce qui existe.

L'opération du Saint-Esprit, adressée à ceux qui demeurent en Dieu :

Au contraire l'opération de l'Esprit-Saint ne peut en aucune manière se produire dans ce qui n'a pas d'âme, ni dans les êtres qui, doués d'une âme, sont privés de la parole ; et elle ne peut pas non plus être constatée chez ceux qui, même doués de raison, se trouvent établis dans le mal et ne sont aucunement tournés vers le bien. Je pense que l'Esprit-Saint est à l'œuvre dans ceux-là seulement qui sont déjà tournés vers le bien et s'avancent par les voies du Christ Jésus, c'est-à-dire qui sont dans les bonnes actions et demeurent en Dieu.

L'opération du Père et du Fils, adressée à tout ce qui est :

Que l'opération du Père et du Fils se déroule chez les saints comme chez les pécheurs, la preuve en est que tous les êtres doués de raison participent à la parole de Dieu, c'est-à-dire à la raison ; aussi portent-ils en eux comme des semences de la sagesse et de la justice, qui sont le Christ. De fait, tout ce qui est participe à celui qui est vraiment, à celui qui a dit par Moïse : « je suis qui je suis » (Ex. 3,14) ; et cette participation à Dieu le Père atteint tous les hommes, les justes comme les pécheurs, les êtres doués de raison comme les êtres privés de raison, et, en général, tout ce qui est.

L'opération du Fils, adressée aux êtres doués de raison :

Quant aux êtres doués de raison, l'apôtre Paul fait bien voir que tous ont une participation au Christ, lorsqu'il dit : « Ne dis pas en ton cœur : Qui montera au ciel ? ce qui signifie faire descendre le Christ ; ni : Qui descendra dans l'abîme ? ce qui signifie rappeler le Christ d'entre les morts. Mais que dit l'Écriture ? La parole est près de toi, sur ta bouche et dans ton cœur » (Rom. 10,6-8, citant Deut. 9,4 ; 30,12-14). Par ces mots, Paul veut dire que le Christ est dans le cœur de tous en tant qu'il est parole ou raison ; et c'est par la participation à celle-ci que les êtres sont doués de raison.

Quant aux paroles de l'Évangile : « Si je n'étais pas venu et si je ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas connu le péché, mais maintenant ils n'ont aucune excuse pour leur péché » (Jn 15,22), elles sont bien claires pour ceux qui savent expliquer jusqu'à quel moment l'homme n'a pas de péché et à partir de quel âge il est soumis au péché, et elles font comprendre en quel sens il est dit que les hommes possèdent le péché par la participation à la parole ou raison.

C'est, bien entendu, à partir du moment où les hommes deviennent capables de raisonnement et de science, aussitôt que la raison, insérée à l'intérieur de l'esprit, leur fournit la distinction entre le bien et le mal ; et, aussitôt que les hommes commencent à savoir ce qu'est le mal, s'ils le font, ils deviennent soumis au péché. Et voici pourquoi l'Écriture dit que les hommes n'ont pas d'excuse pour leur péché, à partir du moment où la parole (ou raison) divine commence à leur montrer dans leur cœur la distinction entre le bien et le mal, au point de pouvoir, grâce à elle, fuir et craindre ce qui est mal ; et encore : « Celui qui connaît le bien et ne le fait pas, celui-là pèche » (Jac. 4,17).

Origène. Traité des Principes. trad. Marguerite Harl. Études augustiniennes 1976. p. 52 - 53.

Saint Jérôme et d'autres ont violemment accusé Origène d'avoir, par là, supposé trois puissances inégales. Les Ariens ont triomphé de ce passage ; aussi voyons-nous les Pères postnicéens s'employer souvent à affirmer que l'opération du Saint-Esprit s'étend non seulement aux justes, mais à tous les hommes, mais à tous les êtres, parce qu'il est Créateur.

Pourtant, lorsqu'on lit tout entier et sans préjugés le chapitre qu'Origène a consacré au Saint-Esprit, non-seulement on ne trouve aucune hérésie dans le texte tel, du moins, que nous l'a fourni Rufin ; mais on admire une superbe théorie de la justification :

Continuons notre lecture du texte :

Qu'il n'y ait pas d'homme privé de la communion avec Dieu, l'Évangile le montre par ces paroles du Sauveur : « Le Royaume de Dieu ne vient pas avec des signes observables ; ils ne diront pas : le voici ici ou bien là, mais le Royaume de Dieu est en vous » (Le 17,20-21). Il faut également examiner si les mots écrits dans la Genèse : « Il insuffla sur sa face un souffle de vie, et l'homme devint âme vivante » (Gen. 2,7) ne signifient pas la même chose.

Si l'on comprend que cette inspiration a été donnée à tous les hommes de manière générique, tous les hommes ont une participation à Dieu ; mais s'il faut comprendre qu'elle fait référence à l'Esprit-Saint, et si on remarque qu'Adam lui aussi a parfois prophétisé, alors elle peut être considérée comme donnée, non pas de manière générique, mais à quelques saints.

Enfin, même lors du déluge, quand toute chair avait gâté la voie de Dieu (cf. Gen. 6, 12), Dieu, selon ce qui est écrit, a dit en parlant des hommes indignes et des pécheurs : « Mon Esprit ne restera pas parmi ces hommes pour l'éternité, parce qu'ils sont charnels » (Gen. 6, 3). Cette citation montre clairement que l'Esprit de Dieu est enlevé à certains hommes indignes. Dans les Psaumes également, il est écrit : « Tu enlèveras leur esprit, et ils disparaîtront, et ils retourneront à leur terre. Tu enverras ton Esprit, et ils seront créés, et tu renouvelleras la face de la terre » (Ps. 103, 29-30) ; cette phrase s'applique clairement à l'Esprit-Saint, qui, une fois les pécheurs et les hommes indignes écartés et morts, se créera pour lui-même un peuple nouveau et renouvellera la face de la terre, lorsque les hommes, par la grâce de l'Esprit, abandonneront le vieil homme avec ses actions (cf. Col. 3,9) et commenceront à vivre d'une vie renouvelée (cf. Rom. 6,4).

Et il est tout à fait juste de dire que ce n'est pas en tous, ni en ceux qui sont chair, que l'Esprit Saint habitera, mais en ceux dont la terre aura été renouvelée (cf. PS. 103,30) : c'est pour cela enfin que l'Esprit-Saint était transmis par l'imposition des mains des apôtres (cf. Act. 8,18) après la grâce et le renouvellement du baptême (cf. Tite 3,5).

Et notre Sauveur après sa résurrection, lorsque les choses anciennes étaient désormais dépassées et que toutes choses avaient été rendues nouvelles (cf. II Cor. 5,17), lui-même « homme nouveau » (Ephés. 2,15) et «le premier-né des morts» (Col. 1,18), dit aux apôtres renouvelés également par la foi en sa résurrection : « Recevez l'Esprit-Saint » (Jn 20,22).

Assurément il s'agit ici de ce que le Seigneur notre sauveur désignait lui-même dans l'Évangile, lorsqu'il refusait que du vin nouveau pût être mis dans de vieilles outres, et lorsqu'il ordonnait de prendre des outres neuves (cf. Matth. 9,17), c'est-à-dire que les hommes vivent d'une vie renouvelée (cf. Rom. 6,4), pour recevoir le vin nouveau, c'est-à-dire le renouvellement de la grâce de l'Esprit-Saint.

À propos de la faute contre l'Esprit-Saint :

Ainsi donc, l'opération de la puissance de Dieu le Père et du Fils s'étend indistinctement sur toute créature ; mais nous découvrons que seuls les saints ont la participation de l'Esprit Saint. C'est pourquoi il est dit : « Personne ne peut dire Seigneur Jésus, sinon dans l'Esprit-Saint » (I Cor. 12,3). Et c'est à peine si les apôtres eux-mêmes sont considérés comme dignes d'entendre la parole suivante : « vous recevrez une force quand l'Esprit-Saint descendra sur vous » (Act. 1,8). C'est pourquoi, à mon sens, il est logique que celui qui a péché contre le Fils de l'homme mérite le pardon (cf. Matth. 12,32) ; car celui qui participe à la parole ou raison de Dieu, s'il cesse de vivre rationnellement, est manifestement tombé dans l'ignorance ou la stupidité : à ce titre, il mérite le pardon. Quant à celui qui est déjà considéré comme digne de participer de l'Esprit Saint, s'il se retourne en sens contraire, on dit de lui qu'il a blasphémé contre l'Esprit Saint réellement et effectivement.

Origène. Traité des Principes. trad. Marguerite Harl. Études augustiniennes 1976. p. 53 - 54.

D'ailleurs, les expressions suspectes s'expliquent par le contexte, et sont imputables aux hésitations d'une langue théologique encore mal formée. Il y a plus : Origène semblerait avoir prévu l'abus qu'on pourrait faire des paroles que j'ai citées plus haut, et c'est pour cela qu'il en donne le commentaire suivant :

De ce que nous avons dit que le Saint-Esprit est accordé seulement aux justes, et que les bienfaits et les opérations du Père et du Fils atteignent les bons et les méchants, les justes et les injustes ; qu'on ne pense point que par là nous mettions le Saint-Esprit au-dessus du Père et du Fils, ou que nous lui assignions une plus grande dignité.

(tandis que les Ariens se prévalaient d'Origène pour placer le Fils et le Saint-Esprit au-dessous du Père ; d'autres hérétiques s'autorisèrent de lui pour placer le Saint-Esprit au-dessus des autres Personnes. Les Pères signalent cette erreur absurde.
— Triste condition du génie d'être tiraillé en sens contraires par les esprits mal faits ou malfaiteurs !)

Cette conséquence [de placer le Saint-Esprit au-dessus du Père et du Fils, ou de lui assigner une plus grande dignité] est absurde ; car nous n'avons voulu parler que du caractère propre de la grâce et de l'opération du Saint-Esprit.

Dans la Trinité, rien n'est plus ou moins grand, puisque la Source de la divinité [le Père] tient toutes choses dans son Verbe et sa Raison, et qu'il sanctifie par le souffle de sa bouche tout ce qui est digne de sanctification, comme il est écrit dans le Psaume : «par la Parole du Seigneur, les cieux ont été affermis, et par l'Esprit (Souffle) de sa bouche, toute leur puissance» (Ps. 32, 6). Cependant :

- Il y a une certaine opération principale de Dieu le Père, outre celle par laquelle il donne à tous l'existence naturelle.

- Il y a un certain principal ministère du Seigneur Jésus-Christ, qui tombe sur ceux qui sont naturellement raisonnables pour qu'ils usent bien de la raison.

- Il y a, en outre, une autre grâce du Saint-Esprit qui est accordée à ceux qui en sont dignes, grâce distribuée par le Christ, et opérée par le Père selon le mérite de ceux qui en ont été rendus capables.

C'est ce qu'indique manifestement l'apôtre Paul, lorsqu'enseignant l'unique et identique puissance delà Trinité, il dit : « il existe des partages de dons, mais c'est le même Esprit ; il existe des partages de ministères, mais c'est le même Seigneur ; il existe des partages d'opérations, mais c'est le même Dieu qui opère tout en tous. À chacun, la manifestation de l'Esprit est donnée comme il convient » (I Cor. 12 ; 4 - 7). Par là il est très manifestement affirmé qu'il n'y a aucune séparation dans la Trinité, mais que ce qui est appelé le Don de l'Esprit est manifesté par le Fils et opéré par Dieu le Père. « Un seul et même Esprit opère tout, donne et partage ses dons à chacun comme il le veut » (I Cor. 12 ; 11).

Après avoir ainsi sauvegardé l'unité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, revenons à la considération que nous avions commencée.

- Dieu le Père donne à tous quels qu'ils soient ;

- la participation du Christ, en tant qu'il est Raison, fait qu'ils soient raisonnables, et que par là ils soient dignes de louange ou de blâme, puisqu'ils sont capables de bien ou mal agir.

- C'est pourquoi vient aussi la grâce du Saint-Esprit pour que ceux qui ne sont pas substantiellement saints le deviennent par sa participation.

Ainsi, premièrement qu'ils existent, ils le tiennent DE DIEU LE PÈRE ;

secondement qu'ils soient raisonnables, ils le tiennent DU LOGOS ;

troisièmement qu'ils soient saints, ils le tiennent DU SAINT-ESPRIT.

Alors, par une sorte de retour, ceux qui ont déjà été sanctifiés par le Saint-Esprit deviennent capables du Christ, en tant qu'il est la justice de Dieu ; et ceux qui ont mérité de parvenir à ce degré, obtiennent néanmoins le don de sagesse selon la vertu et l'opération de l'Esprit de Dieu.

Origène, Periarchon, lib. I, c. III, §§ 7 et 8. Traité des Principes. trad. Marguerite Harl. Études augustiniennes 1976. p. 54 - 55.

Tel est ce magnifique passage, qui non seulement proteste contre de fausses interprétations, mais qui contient toute la doctrine grecque sur la justification surnaturelle. Il y a peut-être quelques expressions un peu dures ; la distinction entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel n'est pas exprimée comme nous l'aimerions, mais à la façon des Grecs qui discernaient des rôles personnels dans l'acte créateur.

Mais Origène avertit suffisamment qu'il s'occupe de la justification surnaturelle, et il y distingue les rôles réellement distincts des trois Personnes, en montrant ce qu'elles font par elles-mêmes et sans intermédiaire.


§ 8. — Examen de ce texte.

Reprenons donc encore une fois cette doctrine pour en acquérir une claire notion ; car elle est au fond celle des Athanase, des Basile et des Grégoire.

Outre l'ordre de la création dans lequel on entrevoit déjà une certaine distinction de rôles personnels, parce qu'elle est une préparation en vue de quelque chose de mieux, il y a l'ordre surnaturel de la justification, ordre dans lequel les Personnes divines agissent formellement par elles-mêmes en tant que personnes distinctes.

Cet ordre part du Père, source de tout bien, mais est opéré par les personnes procédantes, qui ont mission pour cela.

Le Fils, en tant que Logos, s'adresse à tous les hommes raisonnables. Par sa présence, par son enseignement, par son action ou grâce actuelle, qui est déjà une opération de son Esprit, il les excite surnaturellement, et les rend capables de choisir entre le bien et le mal. « Si je n'étais pas venu, si je ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché » (Jn. 15 ; 22).

Lorsque les hommes obéissent à cette influence du Fils, alors la grâce habituelle leur est donnée dans le Don substantiel, et ils deviennent saints par une participation du Saint-Esprit.

Ainsi tous les hommes, sans distinction reçoivent l'influence du Christ. Quelques-uns seulement participent de l'Esprit-Saint pour devenir saints.

Ce n'est pas tout, le Saint-Esprit est l'Esprit du Fils, de celui qui, non seulement est la « Raison » même, mais encore la «Justice» même. Aussi voyez l'effet de l'habitation du Saint-Esprit. Avant sa venue, le pécheur était déjà par la foi en rapport avec le Christ, en tant que celui-ci est le Logos de Dieu. Maintenant qu'il participe à la Sainteté de Dieu, il acquiert par là-même une nouvelle participation du Christ, en tant que celui-ci est la Justice de Dieu. Devenu saint, il est, par là même, devenu juste, et justement digne d'une récompense qui ne peut être moindre que Dieu lui-même.

En résumé, l'ordre surnaturel nous met en relation formelle et immédiate avec les trois Personnes divines qui ont chacune leur rôle personnel dans la même œuvre indivisible et indécomposable.

— Rôle spécial du Père, qu'on ne peut définir que par son universalité et son caractère de Principe.

— Rôle spécial du Fils, qui vient d'abord comme Raison de Dieu pour rendre effectivement et surnaturellement raisonnables les hommes créés naturellement raisonnables, et qui reviendra comme Justice de Dieu pour juger les bons et les méchants.

— Rôle spécial du Saint-Esprit, pour sanctifier par lui-même ceux qui se soumettent à la « Raison » de Dieu, et pour les justifier par la participation de la « Justice » de Dieu.

Telle est la théorie d'Origène au sujet de la sanctification et de la justification. Nous aurons plus tard occasion d'y revenir.

Je ne l'ai présentée ici que pour montrer comment, dans la pensée grecque la « Sainteté » était jointe à la « spiritualité ».


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