Orthodoxie en Abitibi

P. Théodore de Régnon : Études de Théologie Positive XXVI

P. Th. de Régnon - Études de Théologie positive - XXVI -

Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

Action vivante - étude d'un mot grec
Application de ce mot aux Personnes divines
Raison de cette appellation
Donation - de l'ordre surnaturel
le Don
Action donnée

- Étude XXVI -
Saint-Esprit : Action - Donation.

- CHAPITRE I -
ACTION VIVANTE

- ARTICLE I -
Étude d'un mot grec.


§ 1. — Objet de cet article.

près avoir reposé nos cœurs dans les comparaisons précédentes, il faut de nouveau bander nos esprits pour des considérations plus ardues. Nous allons entendre les Grecs répéter souvent que le Saint-Esprit est une Energeia zôsa - Énergie vivante. Qu'entendaient-ils par cette dénomination ? Quel sens donnaient-ils au mot energeia ?

— Dieu merci, nous n'avons pas besoin de recourir à des grammairiens profanes. Nos docteurs se sont chargés de nous fournir les significations du mot en question. Saint Maxime a exercé sur ce sujet son génie philosophique ; saint Damascène a mis l'enseignement de ce maître sous une forme plus didactique, et c'est à lui que nous nous adresserons.


Le mot energeia revient, en effet, très souvent sous la plume des docteurs dans toutes leurs luttes contre les diverses hérésies.

Constamment ils recourent au principe : les actes font connaître les natures. Par là, ils démontrent contre les Ariens et les Pneumatomaques la consubstantialité des trois Personnes divines. Par là encore, ils démontrent contre les Monophysites la réalité des deux Natures en Jésus-Christ. D'ailleurs, la variété de la lutte explique l'extension plus ou moins grande que les docteurs attribuent au sens du mot energeia. D'où la nécessité d'une discussion sérieuse, pour déterminer exactement le sens de ce mot lorsqu'on le trouve appliqué au Saint-Esprit.


§ 2. — Sens général du mot energeia.

Dans son traité de la Foi orthodoxe, saint Damascène revient à deux reprises sur le mot qui nous occupe. Il semble, dans le premier passage, s'être proposé de recueillir les diverses définitions qu'en ont données les docteurs de l'Église. Or ces définitions permettent d'identifier le mot grec energeia au mot latin actus, et au mot français acte, pris dans toute leur extension philosophique.

Ces derniers mots, en effet, présentent plusieurs sens qui s'opposent à autant de significations des mots potentia et puissance.

Pour la compréhension du passage qui suit, il est utile de savoir ce que signifie l'acte et la puissance, selon la terminologie scolastique.
Le Père Théodore de Régnon nous l'explique au chapitre 2 de la « Métaphysique des Causes » :


Les deux mots « acte » et « puissance » jouent un tel rôle dans la métaphysique des causes, qu'il est important d'en connaître la signification.

Voyons d'abord quel est l'idée première qui s'attache à ces expressions.

Je « puis » agir. J'ai la puissance de marcher, de parler. Que j'agisse ou que je n'agisse pas, j'ai toujours la même puissance. Donc cette puissance distingue clairement de l'acte qui lui correspond, puisqu'elle peut exister sans l'acte. Lorsque je marche, je suis un marcheur en acte ; lorsque je ne marche pas, je suis un marcheur en puissance.

[Une action peut être potentielle, à l'état de pure possibilité, ou effectivement réalisée. Lorsqu'elle est potentielle, elle est en puissance ; lorsqu'elle est effectivement réalisée, elle est en acte.]

Mais le mot puissance peut acquérir une signification toute différente. De même que je dis : je puis marcher, je dis : je puis mourir. Dans le premier cas, je signale une faculté positive et active, principe de mes mouvements ; dans le second, je n'exprime qu'une possibilité d'État. De même encore je dis : cette pierre actuellement immobile peut acquérir le mouvement en vertu d'une impulsion extérieure. Ici encore, je n'exprime qu'une possibilité, et transportant dans cet ordre de chose langage qui m'a d'abord servi à un autre emploi, je dirai : la pierre immobile peut être mue, ou bien : la pierre immobile possède le mouvement en puissance et la pierre actuellement mue possède le mouvement en acte.

Acte = existence :

En nous tenant aux exemples précédents, nous voyons que l'acte dénote toujours l'existence. Que je me déplace en vertu d'une force spontanée, ou que la pierre se meuve en vertu d'un choc, dans les deux cas il y a mouvement existant, mouvement actuel, mouvement « en acte », motus in actu.

Quant aux mots puissance , il correspond à deux significations différentes. Tantôt la puissance est le principe même de l'acte, comme la puissance de mes muscles est le principe des mouvements que je puis me donner ; tantôt la puissance n'est dans un sujet qu'une aptitude à acquérir l'actualité sous une influence étrangère [potentialité].

Capacité et potentialité :

On appelle puissance active la première, puissance passive la seconde.
— L'une se rapporte à un verbe actif : la puissance de mouvoir et une puissance active.
— L'autre se rapporte à un verbe passif : la puissance d'être mû est une puissance passive. La puissance active est donc le pouvoir que possède une cause de produire un effet [capacité]. La puissance passive et la possibilité pour un sujet de subir un effet [potentialité].

Théodore de Régnon. La Métaphysique des Causes d'après saint Thomas et Albert le Grand. éd. Victor Retaux 1906. Livre II ; Notions métaphysiques ; chap. 2 : Définition de l'acte et de la puissance. Page 116-117.

Si l'on prend la puissance dans le sens « actif », comme un principe d'où procède un terme, le mot acte signifie ce terme lui-même :

— puissance intellectuelle dont l'acte est la pensée actuelle ; [la réflexion potentielle qui se réalise en pensée]
— puissance appétitive dont l'acte est la volition actuelle ; [le désir potentiel qui se réalise en volonté]
— puissance opérative, dont l'acte est l'opération actuelle. [l'action potentielle qui se réalise en action concrète]

— Si l'on prend le mot puissance dans le sens « passif », suivant la langue péripatéticienne, le mot acte signifie l'état actuel qui remplace l'état de simple possibilité [la réalisation concrète, par opposition à un état potentiel]. Être en acte, actu esse, s'oppose à être en puissance, potentia esse.

Or ce dernier sens [potentialité] rejaillit sur la puissance « active » [capacité].
- Car celle-ci [la capacité de faire quelque chose] ne peut être le principe de son acte, à moins d'être elle-même en acte.
[une capacité de faire quelque chose ne se comprend que dans la mesure où son efficacité peut - à un moment donné - être mise en pratique].
- D'où vient que les puissances actives doivent être considérées en elles-mêmes comme des actes qui contiennent dans leur éminence toute l'actualité de leurs termes.
[la « capacité de scier une planche » contient en elle-même le fait concret de scier un morceau de bois en ligne droite... La capacité de faire quelque chose ne peut être indépendante de sa réalisation, à un moment donné].
- À fortiori, en est-il ainsi de la « vie elle-même » pour un être vivant, puisque la vie est le principe de toutes ses facultés.

Mais observons que dans toutes ses diverses significations, l'acte se présente comme un complément, sinon comme un perfectionnement de la puissance [quelque chose est d'abord « potentiellement faisable » et ensuite, en vient à sa réalisation concrète]. Cela est évident pour la puissance passive ; car, dans l'ordre métaphysique, « être » est plus parfait que « pouvoir être ». Quant à la puissance active, elle tend vers son acte, comme le principe vers son terme ; car toute puissance est pour agir.

La puissance comme telle est ordonnée à l’acte. La nature de la puissance doit donc être déterminée d’après l’acte auquel elle s’ordonne. Les puissances se diversifieront donc selon que se diversifient les actes.

S. Thomas, I, q. 77, a. 3.

Enfin, remarquons le caractère essentiellement manifestateur de l'acte par rapport à la puissance : c'est évident pour la puissance passive, conformément à l'adage : ab actu ad posse valet consecutio - la puissance vise à obtenir l'acte ; pour la puissance active, ce n'est pas moins évident, suivant cet autre adage : potentia specificatur ab actu - la puissance est spécifiée par l'acte. Nous reviendrons plus tard sur ce caractère, qui joue un grand rôle dans la théorie grecque du Saint-Esprit.

Après avoir rappelé les divers sens du mot acte dans notre langue philosophique, nous n'avons plus qu'à présenter les définitions du mot grec energeia, telles que les a réunies saint Damascène.

Il faut savoir - dit-il - qu'on appelle energeiai - actes, toutes les puissances - dunameis, intellectuelles, vitales, naturelles, techniques. Car energeia est la naturelle puissance et mouvement de chaque substance... Encore, energeia est la naturelle puissance qui manifeste chaque substance... On appelle encore energeiai - actes les actions, comme parler, marcher, manger, boire... on appelle encore energeia le résultat final [accomplissement] de la puissance - to apotelèsma tès dunameôs

En acte et en puissance se disent de deux manières. Nous disons qu'un enfant à la mamelle est un grammairien en puissance, parce qu'il a une aptitude à devenir grammairien par l'étude. Quant au grammairien, nous disons tantôt qu'il l'est en puissance, tantôt qu'il l'est en acte. Il l'est en puissance, lorsque, possédant la science de la grammaire, il ne l'enseigne pas actuellement. Il l'est en acte, lorsqu'il agit, c'est-à-dire, lorsqu'il enseigne...

S. Damascène, Foi orthod., liv. II, ch. 23. / S.C. 535. p. 341 - 343.

Je pense que le lecteur a retrouvé ici toute la théorie aristotélicienne de l'acte et de la puissance.

— Être en puissance = faculté potentiellement réalisable.
— Être en acte = action effectivement réalisée.


§ 3. — Energeia signifiant proprement l'action.

Lorsque notre scolastique grec prend à parti les monophysites, il revient sur la définition du mot energeia. Mais alors il s'attache spécialement au sens d'« opération », et montre que le Christ avait une opération divine et une opération humaine.

Il faut savoir - dit-il, que :

— autre chose est action - energeia ;
— autre chose actif - energètikon ;
— autre chose effet - energèma ;
— et autre chose agent - energôn.

L'action - energeia - est donc le mouvement substantiel et efficace de la nature ;
l'actif - energètikon - est la nature dont provient l'action ;
L'effet - energèma - est le résultat de l'action ;
L'agent - energôn - est celui qui se sert de l'action, c'est-à-dire, l'hypostase.

On appelle quelquefois action l'effet, et effet l'action. Ainsi en est-il de création et créature. Car nous disons : «toute la création», pour dire toutes les créatures.

Il faut savoir que l'action, energeia, est un mouvement. Elle est opérée plutôt qu'elle n'opère, ainsi que le déclare Grégoire le Théologien dans son discours sur le Saint-Esprit : « Si l'Esprit, dit-il, est une action, il est opéré et il n'opère pas, et en même temps qu'il est complètement opéré, il cesse d'être » (Grég. Naz. Orat. 31, 6, 1. 9 - 10).

On doit reconnaître que la vie elle-même est une action, et la première action de l'être vivant... L'action est le résultat de la puissance...

Si donc nous trouvons toutes ces choses dans le Christ, nous devons affirmer qu'il a une Nature humaine.

S. Damascène, Foi orthod., liv. III, ch. 14. / S.C. 540. p. 93 - 95.

Ici encore, tout le développement de notre docteur prouve que nous avons bien traduit le mot energeia par action, soit qu'il s'agisse d'action transitoire et extérieure, comme celles dont parle saint Grégoire, soit qu'il s'agisse d'action immanente comme l'action vitale.


§ 4. — Discussion de ce dernier sens.

Saint Damascène résume ensuite un enseignement d'Anastase d'Antioche sur le même sujet. Nous y trouvons cette phrase à retenir :

L'action même - energeia - est la relation de l'agent à l'effet. On appelle aussi action l'effet lui-même.

Attachons- nous à bien comprendre cette phrase qui contient toute la métaphysique de l'action. L'action est une «relation» ; donc une sorte d'intermédiaire entre l'agent et l'effet. Mais ne vous y trompez point. Ce n'est pas une relation constituée ; c'est-à-dire, une relation qui résulte de deux termes préexistants par une antériorité au moins logique. L'action est une relation constituante, comme il en est de la relation entre un principe et son terme. Par là-même que l'agent détermine sa relation avec l'effet, il constitue cet effet qui n'est rien que par la relation. L'ordre logique est donc : agent, action, effet.

Cette considération est renfermée dans des formules concises de saint Damascène, que nous avons trouvées dans les deux passages cités. Dans chacun d'eux, il dit :

L'action est le résultat de la puissance - dunameôs apotelesma hè energeia.

Dans le second, il ajoute :

L'effet est le résultat de l'action - energèma to tès energeias apotelesma.

Vous voyez la marche des choses. De la puissance active résulte l'action, de l'action résulte l'effet.

J'ai traduit apotelesma par « résultat » faute d'un mot plus exact. Le mot grec indique à la fois un départ - apo - et une arrivée - telesma. C'est un mouvement, ou plutôt une « poussée » parvenant à son terme. C'est une influence en exercice actuel. Ce mot convient donc bien à l'action en tant qu'elle provient de l'agent et qu'elle n'existe qu'à son terme.

Saint Maxime le comprenait ainsi, quand il expliquait que, dans l'ordre logique, on conçoit d'abord la substance active, puis le mouvement qui part de ce principe, puis l'action qui est le bout de ce mouvement. J'ajoute qu'il y a une raison profonde pour qu'on applique ce mot à l'effet, en tant qu'il provient de l'action ; car métaphysiquement parlant, le but vers lequel tend la puissance active n'est pas précisément l'action, mais l'effet. Nous ne sommes donc au bout métaphysique que lorsque l'effet existe. Mais, d'autre part, s'il s'agit d'une cause totale de l'effet, d'une cause in esse - en soi, l'effet n'existe que dans l'action et par l'action, comme la couleur d'une fleur n'existe que dans l'illumination du soleil. L'effet n'est donc que la réalité terminale de l'action.


§ 5. — Au quatrième siècle, energeia signifiait « action ».

Petau a consacré plusieurs chapitres pleins d'érudition à étudier tous les sens patristiques du mot energeia (Petau, De Deo uno, lib. V, cc. X, XI, XII). Mais il ne me semble pas avoir distingué suffisamment les diverses époques ; omission regrettable : car la terminologie a pu varier suivant la différence des hérésies à combattre.

Pour nous, qui nous occupons uniquement du langage patristique relatif à la Trinité, nos recherches doivent se concentrer sur le quatrième siècle qui contient les grandes discussions sur ce Mystère. Or nous pouvons sans crainte poser cette conclusion que les Pères du quatrième siècle entendaient le mot energeia dans le sens qui est le plus vulgaire et habituel, savoir, dans le sens d'action proprement dite.

Mettons cette conclusion en évidence.

Je rappellerai d'abord la fameuse question relative au mot Theos. Est-ce un nom de substance - onoma ousias - ou bien un nom d'opération - onoma energeias ? J'ai exposé ailleurs cette discussion à laquelle ont pris part saint Basile, les deux saints Grégoire et saint Cyrille (Étude VII). Le lecteur n'a qu'à s'y reporter pour constater que tous ces Pères prennent le mot energeia dans le sens d'une opération divine sur les créatures, c'est-à-dire, dans le sens d'une action ad extra.

D'ailleurs le langage des hérétiques eux-mêmes nous apporte une nouvelle lumière. Car, pour les combattre, les docteurs devaient prendre les mots dans le même sens que leurs adversaires. Interrogeons donc les Pères dans leurs discussions avec les hérétiques, et principalement avec les Pneumatomaques, puisque nous nous occupons ici du Saint-Esprit.

Saint Grégoire de Nazianze , prêchant sur le Saint-Esprit, réunit les diverses opinions orthodoxes ou hérétiques dans cette phrase :

Les uns supposent qu'il est une action - oi men energeian touto hupelabon ; les autres le tiennent pour une créature ; les autres le reconnaissent pour Dieu ; d'autres enfin déclarent n'en rien savoir, respectant, disent-ils, l'Écriture qui n'en a point parlé clairement.

S. Grég. de Nazianze, orat, XXXI, § 5.

Pour démêler la vérité parmi les erreurs , notre docteur procède comme il suit : le Saint-Esprit n'est pas un accident ; donc il est une substance. D'ailleurs pas demi-lieu entre substance créée et substance créatrice. L'Esprit-Saint est Créateur ; donc il n'est pas créé.

J'extrais de cette argumentation ce qui revient à notre sujet :

Si le Saint-Esprit - dit-il - est un accident, Il est l'action de Dieu - energeia Touto an eiè Theou. Car quelle autre chose accidentelle ? Il vaut donc mieux supposer qu'il est une action, on évite par là de supposer une composition en Dieu (car l'action n'est pas dans l'agent). Mais s'il est une action, il sera agi, et il n'agira pas, et lorsqu'il aura été agi, il cessera d'être. Car il en est ainsi de toute action. Mais quoi ? Le Saint-Esprit opère - energei, il parle, distribue, s'attriste, s'irrite ; en un mot, il possède tous les caractères d'un être qui se meut, et non pas d'un mouvement.

S. Grég. de Nazianze, orat, XXXI, § 6.

Voilà bien expliqué le mot energeia. Il signifie l'action, rangée par Aristote parmi les « accidents ». Mais l'action ne suppose pas une composition dans l'agent, parce que l'action est hors de l'agent, suivant l'adage : actio in passo - l'action est dans la patient. Enfin l'action en soi n'est rien de substantiel, puisque dans son concept propre, c'est une influence conçue par forme de « mouvement ». On ne peut désirer une description plus complète de l'action et une explication plus nette du mot energeia.

Bien que les érudits hésitent à reconnaître la plume de saint Basile dans les deux derniers livres Contre Eunome, cependant il est hors de doute que ces livres représentent sa doctrine et sont contemporains à l'hérésie des Eunomiens. Nous sommes donc certains d'y retrouver le langage usité à cette époque. Or, dans un passage où l'auteur démontre que le Fils n'est pas une créature, nous trouvons cette phrase :

Si le Fils est effectué, il est le troisième après Dieu, et n'en provient pas sans intermédiaire. Car celui qui effectue - ho energèsas - est le premier, ensuite est l'effection - hè energeia, enfin l'effectué - to energèthen.

S. Basile, Contra Eunomium lib. IV. — M. XXIX, col. 689.

Voilà bien la place de l'action. D'ailleurs, ce n'est qu'une suite logique ; car, immédiatement avant, il est affirmé que l'action n'est pas une chose subsistante : oudemia gar energia enupostatos (Ibid.).

Nous trouvons des documents plus sûrs et plus développés dans les œuvres authentiques du frère de saint Basile. Au cours de sa discussion si philosophique contre Eunome, saint Grégoire de Nysse revient souvent sur la chose signifiée par le mot energeia, et partout il donne à ce mot le sens d'action proprement dite, c'est-à-dire, d'action qui se termine en dehors de l'agent.

Dans un passage, en particulier, ce docteur discute avec subtilité le concept de l'action. Eunome, assez ignorant en philosophie, semblait considérer l'action comme une quasi-substance qui sortait de l'agent. Saint Grégoire le persifle à ce propos, et le réfute en montrant que, bien loin que l'action soit une réalité à part, son concept même n'est point séparable du concept de l'agent.

Le langage d'Eunome - dit-il - est contraire à toutes les habitudes ; jamais nous n'avons ouï dire que l'action d'un travailleur soit un acolythe du travailleur. En effet, il est impossible de les séparer de façon à penser à un seul sans penser à l'autre. Parler d'une action, c'est entendre en même temps qu'un être agit. Rappeler un agent, c'est tacitement, mais formellement, indiquer une action. Et ceci sera plus clair par des exemples. Quand nous disons les mots : forger, menuiser, ou faire autre chose semblable ; par un seul et même mot, nous exprimons à la fois et le travail et le travailleur, et l'un ne saurait être conçu sans l'autre.

S. Grég. de Nysse, Contra Eunomium , liv. I. — M. XLV, col. 313.

Toute cette argumentation se rapporte, on le voit, à la causalité efficiente. Energeia signifie une action efficiente, et le docteur de Nysse montre qu'elle n'est pas une réalité séparable de l'agent.

Je pense que ces diverses citations suffisent pour établir la conclusion annoncée. Dans le langage patristique du quatrième siècle, energeia signifie « action » efficiente, actio transiens - action produisant l'effet, comme dit l'École. Ce qui va suivre confirmera encore cette conclusion.

Ajoutons que les deux mots energeia et dunamis répondent à des choses de même ordre. Il en résulte que, lorsque nous rencontrerons ces deux mots associés, nous devrons traduire le premier par action « efficiente » et le second par puissance « efficiente ».

Cette longue discussion grammaticale était nécessaire, pour préparer le lecteur à entendre un langage fait pour le choquer au premier abord.


- ARTICLE II -
Application de ce mot aux Personnes divines.


§ 1. — Application au Fils.

Saint Athanase ne craint pas d'appeler le Fils l'action du Père. Dans un passage où il s'appuie sur ces deux vérités scripturales - que Dieu crée par son vouloir - et que le Fils est créateur - il conclut ainsi contre les Ariens :

Il est donc incontestable que le Fils est du Père :

— le vouloir vivant - hè tou Patros zôsa boulè,
— et la substantielle opération - enousios energeia,
— et le Verbe véritable - Logos alèthinos.

S. Athanase, Contra Arianos, orat. II, § 2. — M. XXVI, col. 152.

Saint Cyrille unit ce mot à son corrélatif, lorsqu'après avoir dit que le Fils est la puissance du Père, il l'appelle à la fois «puissance et opération vivante et subsistante - zôsan kai enupostaton energeian - du Père»
(S. Cyrille, De SS. Trinitate, Dial. VI. — M. LXXV, col. 1049.

Ailleurs il semble même les considérer comme synonymes.

Souvent - dit-il - dans l'Écriture, le Christ est appelé la main et la droite du Père, c'est pour signifier la puissance - tèn dunamin. Ce qu'on nomme main de Dieu, c'est simplement son opération et force souveraine - hè pantourgikè energeia kai ischus.

Id., In Joannem, lib. VII et VIII fragmenta. — M. LXXIV, col. 21.


§ 2. — Application au Saint-Esprit.

Citons d'abord saint Athanase. Résumant la foi catholique dans un beau passage que j'ai déjà reproduit, ce docteur écrit :

Nous devons croire qu'il existe une seule sanctification, qui nous vient du Père par le Fils dans le Saint-Esprit. Comme le Fils est fils unique, ainsi l'Esprit donné et envoyé parle Fils est un et non plusieurs, ni un de plusieurs, mais le seul Esprit-même. Car un étant le Fils, Verbe vivant, une aussi nécessairement est sa parfaite, et complète, et vivante opération et donation sanctificatrice et illuminatrice, qui est dite procéder du Père, parce que par le Verbe qui provient du Père, elle est dardée, envoyée, donnée.

S. Athanase, première à Sérapion, § 20.

Voici le Saint-Esprit appelé une action, et c'est bien là un nom personnel de l'Esprit lui-même, puisqu'on lui applique l'oracle : qui procède du Père. Mais le docteur de Nazianze n'aurait pas à réclamer. Car il s'agit ici d'une opération vivante, et qui ne cesse pas d'exister. Il y a plus ; il s'agit d'une opération non opérée, mais opérante : car elle est sanctificatrice, illuminatrice. C'est donc une opération substantielle, subsistante, Dieu comme celui dont elle est l'opération.

Saint Basile, se défiant des hérétiques qui ont abusé du mot energeia, n'emploie que l'expression dunamis - puissance, pour définir le caractère personnel du Saint-Esprit.

On conçoit - dit-il - la « substance » commune, quand on pense à la bonté et à la divinité. On conçoit l'« hypostase », dans le caractère de paternité, de filiation, ou de puissance sanctificatrice - tès hagiastikès dunameôs.

S. Basile, à Térence, lettre CCIV, § 4. — M. XXXII, col. 789.

Saint Cyrille unit les deux mots, lorsqu'il dit :

L'Esprit n'est ni fait ni créé ; mais il tient son origine de l'incompréhensible et divine substance, comme sa naturelle puissance et action - hôs dunamis autès kai energeia phusikè.

S. Cyrille, Assertio 34. — M. LXXV, col. 608.

Ailleurs , le même docteur se contente , comme saint Athanase, du mot energeia, lorsque rappelant l'accomplissement des prophéties par le Saint-Esprit, il dit :

Ce que Dieu avait promis de faire, le Saint-Esprit l'accomplit de sa propre autorité, et c'est lui qui suscite les pasteurs annoncés par les prophètes. Donc l'Esprit n'est pas étranger à la substance divine ; mais il en est comme l'action naturelle, substantielle et subsistante - hôs energeia phusikè te kai ousiôdès kai enupostatos. Provenant de cette substance et demeurant en elle, elle opère toutes les œuvres de Dieu.

S. Cyrille, Assert. 34. — Ibid., col. 580.

Observez avec soin que dans ces textes, il s'agit des bienfaits accordés par Dieu aux hommes. Donc le mot energeia signifie bien une action sortante, une action efficiente. Dans un passage de saint Cyrille tiré de ses Dialogues sur la Trinité, se trouve développée la même doctrine que dans les Assertions. Le Saint-Esprit ressuscite les morts ; or c'est là une action de même ordre que la création. Donc le Saint-Esprit n'est pas une créature. Reproduisons la conclusion de saint Cyrille.

Comment donc ce par quoi et en quoi Dieu se montre actif et créateur de toutes choses, serait-il fait et créé ? S'ils le soutiennent, qu'ils se contraignent donc à dire que l'action - energeia - de Dieu est créée... Or le Divin est simple et absolument sans composition. Si donc ils disent créée et faite l'action propre de Dieu, c'est-à-dire, l'Esprit, ils concluront que Dieu lui-même est créé, puisque son activité n'est pas autre chose que lui.

S. Cyrille. De SS. Trinitate, dialog. VII. — M. LXXV,mcol. 1109.

Il s'agit donc bien ici de la causalité efficiente, c'est-à-dire, d'une causalité ad extra. Sans doute, saint Cyrille considère ici l'action en Dieu ; mais il la considère déjà comme la terminaison de la puissance.


§ 3. — Pourquoi cette commune application.

Résumant tous ces témoignages, nous constatons que les docteurs ont appliqué aux deux Personnes procédantes les dénominations de puissance et d'action. Tout est fait par le Fils et l'Esprit, comme le dit saint Irénée :

L'homme est un mélange d'âme et de chair, et d'une chair formée selon la ressemblance de Dieu et modelée par les Mains de Celui-ci, c'est-à dire par le Fils et l'Esprit.

Saint Irénée. Contre les Hérésies IV. Pr. 4. Cerf 1984. p. 405.

C'est qu'en effet, on peut appeler ces deux Personnes les deux Mains de Dieu, suivant cet autre texte du même docteur :

Dieu n'avait pas besoin des Anges pour faire ce qu'en Lui-même Il avait décidé de faire. Comme s'Il n'avait pas ses Mains à Lui ! Depuis toujours, en effet, il y a auprès de Lui le Verbe et la Sagesse, le Verbe et l'Esprit.

Saint Irénée. Contre les Hérésies IV. 20, 2. Cerf 1984. p. 469.

Le Saint-Esprit et le Fils ont donc droit aux mêmes dénominations, parce qu'ils sont identiquement avec le Père la même cause créatrice et gouvernante du monde. On les appelle la puissance du Père - dunamis - pour signifier qu'ils sont l'activité même de celui qui est « la source de tout bien caché en lui » ; on les appelle opération du Père - energeia - pour signifier que cette activité est en acte et atteint immédiatement les œuvres qu'elle produit.


§ 4. — Le mot energeia est plus spécialement appliqué au Saint-Esprit.

Petau a signalé dans le langage des anciens une nuance intéressante, suivant laquelle le mot dunamis est plus spécialement affecté au Fils, et le mot energeia plus spécialement au Saint-Esprit.

Le docte théologien écrit :

C'est pourquoi la raison est principalement attribuée au Fils, et qu'il est plus souvent que le Saint-Esprit, nommé pieusement « fort » et « tout-puissant ».

Et peu après :

Donc l'Esprit-Saint, selon son propre droit, est considéré comme étant la toute-puissance et l'efficience du Père.

Petau, De Deo uno, lib. V, c. 9, § 8.

Avant d'aller plus loin , remarquez la double situation d'un même mot dans ces deux phrases. Les deux Personnes sont également appelées toute-puissantes. Mais le Fils est fort et tout-puissant, c'est-à-dire la Toute-Puissance dans son principe ; et le Saint-Esprit est tout-puissant et efficient, c'est-à-dire, la Toute-Puissance dans son influence terminative. Nous verrons bientôt combien Petau s'est montré Grec dans la façon dont il groupe ces expressions. D'ailleurs, il ne fait en cela que se conformer au langage de saint Damascène.

Dans un passage où ce docteur réunit didactiquement les caractéristiques des Personnes divines, il attribue au Fils et au Saint-Esprit le même nom - dunamis - mais il rend ce mot personnel par un adjectif. Le Fils est la puissance primordiale - dunamis prokatartikè, et le Saint-Esprit est la puissance terminante - dunamis telesiourgikè (S. Damascène, Foi orthod., liv. I, ch. XII. — M. XCIV, col. 849).

En revanche, Petau reste bien Latin, lorsque pour rendre compte de la nuance qu'il signale, il s'adresse à la théorie augustinienne du Verbe et de l'Amour - théorie qui n'est guère de mise, quand il s'agit d'interpréter le langage grec.

Retenons seulement comme établi que, chez les Orientaux, la dénomination energeia était plus spécialement consacrée au Saint-Esprit, tandis que le Fils était surtout appelé dunamis.


§ 5. — Le Saint-Esprit appelé dunamis kai energeia du Fils.

Nous venons de voir ces dénominations appliquées aux deux Personnes qui procèdent du Père. Ces mêmes expressions ont servi à démontrer la tradition relative au dogme de la procession du Saint-Esprit par le Fils.

En effet, le Grec Manuel Calécas (+ 1410), qui soutint avec tant de vigueur la cause de l'orthodoxie [c'est-à-dire le ralliement à la papauté. Calécas fut un unioniste qui termina sa vie sous l'habit des Dominicains], a pu affirmer que :

Souvent les Pères ont appelé le Saint-Esprit la naturelle et substantielle puissance et action du Fils.

Cité par Petau, De Trinitate, lib. VII, c.5, § 12.

Cette attribution entraine la procession par le Fils ; mais ce n'est point le lieu de le montrer, et je cite seulement quelques témoignages de saint Cyrille.

Dans un passage, il se contente du mot dunamis - puissance. Interprétant le texte : afin que le Christ demeure en vous, il dit :

Si le Saint-Esprit est celui qui habite en nous, et par lui le Christ, le Saint-Esprit est donc la puissance du Christ.

S.Cyrille, Thesaurus, assert. 34. — M. LXXV, col. 608.

Ailleurs, il emploie le mot energeia - action. À propos d'un texte des Actes, il dit :

Ce texte montre clairement que le Saint-Esprit n'est pas étranger à la substance du Fils ; mais qu'il est de lui et en lui, comme une certaine action naturelle qui peut accomplir tout ce qu'elle veut.

S.Cyrille, Thesaurus, assert. 34. — M. LXXV, col. 581.

Je pense que le lecteur doit bien comprendre maintenant le sens que les Grecs donnent au mot energeia, quand ils l'appliquent au Saint-Esprit. Ce mot signifie proprement action. La question n'est pas ici de savoir si une telle expression choque nos habitudes intellectuelles. Il s'agit uniquement de nous rendre un compte exact du langage patristique.


§ 6. — Observation au lecteur.

Dans cette appellation grecque du Saint-Esprit, deux choses peuvent choquer le lecteur.

Et d'abord, comment peut-on considérer comme caractéristique d'une Personne divine, une expression qui se rapporte au créé? Traduire le mot energeia par action ad extra, n'est-ce pas confondre les relations éternelles des Personnes divines avec les relations temporelles entre Dieu et les créatures ?

À cette difficulté, il est nécessaire de renvoyer au titre Don qui est, de l'aveu unanime, un nom personnel du Saint-Esprit ; car la difficulté est la même, et l'on peut appliquer au mot action toutes les explications et les distinctions de saint Augustin au sujet du nom Donum.

Un autre sujet de scandale doit être l'attribution au Saint-Esprit d'un nom tiré d'une « catégorie » aussi peu substantielle que l'action. Car l'action, prise en elle-même, n'est rien qu'une relation efficace entre l'agent et le patient, et Aristote ne peut la définir que par ses extrêmes : celui-ci en celui-là.

Mais si une pareille dénomination nous étonne et nous choque, n'est-ce pas surtout parce que nous n'y sommes point accoutumés ? Et nous-mêmes, n'employons-nous pas couramment des expressions qui nous étonneraient, n'était notre éducation latine ? Nous disons que le Fils est le Verbe de Dieu. Mais qu'il y a-t-il de moins substantiel qu'un verbe considéré dans son acception formelle ? Notre intelligence, disent les scolastiques, n'est qu'une faculté ne subsistant que par la substance de notre âme ; notre pensée n'est que l'acte de cette faculté ; notre verbe enfin n'est que le terme idéal de notre pensée. Qu'il y a loin, dans cette analyse, entre le verbe et la substance subsistante !

Il en est de même de l'amour, pris dans le sens suivant lequel on donne ce nom au Saint-Esprit. Ce n'est pas la volonté, faculté de l'âme ; ce n'est même pas l'acte de la faculté voulante ; ce n'est même pas le terme physique de cet acte, puisque l'amour tend vers un objet. C'est uniquement le rapport que l'acte d'amour établit entre le sujet aimant et l'objet aimé. Quoi de moins substantiel ?

Aussi, avons-nous soin de corriger les expressions « verbe » et « amour », lorsque nous les appliquons aux divines Personnes. En nous, dit saint Bonaventure, le verbe est un accident, l'amour une simple disposition ; en Dieu, Verbe et Amour sont des hypostases (S. Bonavent. Sentent, lib. I, dist. X, a. 1, q. 2. ad 1um).

Saint Thomas et tous les scolastiques s'expliquent de la même manière.

Ne nous scandalisons donc pas du langage grec. Un docteur latin, saint Bernard, a bien dit cette délicieuse phrase pour résumer toute la théorie augustinienne :

Si on entend bien le baiser du Père et celui du Fils, on jugera que ce n'est pas sans raison qu'on entend par là le Saint-Esprit, puisqu'il est la paix inaltérable, le noeud indissoluble, l'amour et l'unité indivisible du Père et du Fils.

S. Bernard, In cantica, sermo 8. Le Saint-Esprit est le baiser de Dieu : c'est ce baiser que l'Épouse demande, afin qu'il lui donne la connaissance de la Sainte Trinité.

Effectivement, considérer le Saint-Esprit comme étant le « lien d'amour » entre le Père et le Fils, est typiquement augustinien.

Mais qu'est-ce donc qu'un baiser, sinon une opération, une action ?


- ARTICLE III -
Raison de cette application.


§ 1. — Fondement de la théorie grecque.

J'ai dit que Petau, après avoir loyalement rapporté le langage grec, l'explique à la manière latine par des « appropriations ».

C'est-à-dire des « allégories verbales » - ce qui permet de neutraliser les concepts des Pères Grecs qui ne s'intègrent pas au schéma scolastique.

Libre au lecteur d'accepter cette interprétation, et de regarder la théorie scolastique comme la meilleure ou même la seule bonne. Je l'ai souvent répété : dans ces Études, je ne construis pas un traité de la Trinité ; je me contente d'analyser les systèmes des autres. Je n'impose pas ; j'expose.

Cependant je tiens à montrer que les Pères grecs ne méritent pas le reproche d'avoir défendu le dogme par des fleurs d'éloquence, oratorio modo - par des pieuses pensées ; d'autant que, pour le cas actuel, cette appréciation rejaillirait jusque sur l'Écriture sainte, de l'aveu même de Petau (De Deo uno, lib. V, c. IX, § 4). Je me propose donc de montrer le lien logique qui recueille dans un même système rationnel des expressions qui nous semblent étranges.

Rappelons, d'une part, que la déclaration scripturale la plus précise de la Trinité est contenue dans la formule du baptême «un Père, un Fils, un Saint-Esprit» et que les Grecs adoptaient pour ce mystère un diagramme qui n'est autre chose que l'image rectiligne de la phrase sacrée.

Rappelons, d'autre part, que la métaphysique distingue trois choses : la substance, la puissance, l'acte. La substance ou «être en soi» est le fondement substantiel. De la substance surgit la puissance active [la potentialité de faire un acte], et cette puissance tend vers l'acte [la réalisation effective de l'action]. Ces trois choses peuvent donc être représentées par un diagramme rectiligne.

Nous avons donné plus haut la définition de la puissance et de l'acte.
Il nous reste à définir plus précisément ce qu'est la substance :

La substance est l'Être principalement Être.

« L'Être se dit de bien des manières… Car il signifie tantôt ce qu'est une chose - to ti esti, et ce quelque chose - tode ti, tantôt une qualité, une quantité, ou quelque autre des catégories. L'Être pouvant donc se dire de tant de manières, il est évident que le premier Être est ce quelque chose, expression qui signifie la substance - ousian.

C'est par la substance que chacune de ces choses existe ; de sorte que ce qui est premièrement Être, ce qui est non pas quelque être, mais l'Être simplement, c'est la substance » (Aristote, Métaphysique, livre 7, chap. 1).

Aristote exprime la substance par le mot ousia. Ce mot est souvent cause d'un grand embarras chez les traducteurs des philosophes ou des Pères grecs ; tantôt on le traduit par « substance », tantôt par « essence », et le contexte sert à déterminer le choix. Mais, si l'on veut y réfléchir, la difficulté provient de ce que le mot ousia a une signification plus haute. Par lui-même, il ne correspond qu'aux mots Ôn - l'Étant et einai - Être. Il est donc l'expression exacte d'une pensée qui s'arrête à l'Être tout court - on haplôs hè ousia an eiè.

Or nous avons deux façons d'arrêter notre pensée à l'Être tout court. La première est de penser à la substance ; car elle se conçoit comme se suffisant à elle-même, sans avoir besoin d'un sujet autre que soi.

La seconde consiste à penser à l'essence ; car toute essence est l'objet d'une unité complète en soi-même et le sujet d'une définition spéciale.

Mais, jusque dans cet ordre des essences, le mot ousia signifie principalement l'essence d'une substance ; car la substance seule peut se définir isolément de tout le reste, et tout ce qui n'est pas substance enferme dans son concept, le concept de la substance.

Théodore de Régnon. La Métaphysique des Causes d'après saint Thomas et Albert le Grand. éd. Victor Retaux 1906. Livre II ; Notions métaphysiques ; chap. 3 : De l'Être accidentel. § 7 - 8. p. 126-128.

Or les Pères, en entendant saint Paul appeler le Christ « puissance de Dieu » - theou dunamis - ont vu dans ce langage une invitation à superposer le diagramme philosophique au diagramme théologique, en faisant coïncider le terme commun «puissance».

Au Père, au Fils, au Saint-Esprit, ils comparent le sujet substantiel, sa puissance, son acte.
Sans doute, il y a un abîme entre le mystère de la Trinité de personnes, et cette triplicité métaphysique. La puissance et l'acte ne sont parmi nous que des accidents ; en Dieu les trois termes sont des subsistences consubstantielles et chacune est Dieu parfait. Mais ces explications données et ces corrections faites, on peut conserver, à titre de simple comparaison , l'ordre de ces trois choses : sujet substantiel - ôn, sa puissance - dunamis, son acte - energeia. Tel est le fondement de la théorie métaphysique, dans laquelle le terme energeia est appliqué au Saint-Esprit.

Mais, pour mieux comprendre le langage des Pères, distinguons deux significations du mot « puissance », et, bien entendu, il ne s'agit ici que de puissance active [puissance de mouvoir].
— Dans son acception métaphysique la plus générale, la « puissance » a pour terme l'« acte ».
— Dans l'acception particulière de puissance efficiente, son corrélatif est l'« action ».

Le mot grec energeia peut être pris dans l'un ou l'autre de ces deux sens. Il convient de les distinguer.


§ 2. — Energeia signifiant « acte ».

Dans un homme nous distinguons sa substance et ses qualités, telles que force, sagesse, justice et autres. Les qualités ont reçu en scolastique le nom de « dispositions », habitus, pour les distinguer des facultés vitales dans lesquelles elles résident.

La science est un habitus, c'est-à-dire une disposition permanente de l'âme qui lui permet de produire, quand il lui plaît, facilement et parfaitement, des actes de connaissance explicite. On dit le « trésor » de la science, et ce mot est heureusement choisi. La science est un bien acquis ; elle est un « avoir » habitus - hexis. Il faut donc se représenter ce présent comme une sorte d'activité latente. Si j'osais me servir d'un terme emprunté à la science moderne, je dirais que ce qu'on nomme hexis est une énergie emmagasinée dans la faculté, pour qu'elle l'emploie, quand elle veut, dans ses actes particuliers et explicites.

Théodore de Régnon. La Métaphysique des Causes d'après saint Thomas et Albert le Grand. éd. Victor Retaux 1906. Livre I ; Notions métaphysiques ; chap. 3 : Réalité de la Métaphysique. § 3. p. 63-64.

Cependant on peut leur donner le nom de « puissances » par opposition aux « actes » qui en procèdent. En effet, ces qualités restent cachées tant qu'elles dorment au fond de l'âme , et elles ne se manifestent que par leurs actes. Aussi bien, c'est par ces actes qu'elles se distinguent et se définissent, conformément à l'adage : potentia specificatur ab actu - la puissance est spécifiée par l'acte. L'acte est donc le terme complétif vers lequel tend chacune de ces qualités , et l'on peut entendre dans ce sens la définition que donne saint Damascène : legetai energeia to apotelesma tès dunameôs - on nomme acte l'accomplissement (résultat) de la puissance (S. Damas., Foi orthod., liv. II, ch. XXIII / S.C. 535. § 37, l. 20. p. 342).

La théodicée philosophique a transporté en Dieu ces distinctions, afin de pouvoir étudier les diverses perfections infinies. Mais elle a soin de corriger ces conceptions humaines, en déclarant qu'en Dieu la puissance et l'acte sont absolument identiques à la substance.

Certes, les Pères grecs n'ont point failli à ce devoir. Ils ont insisté sur la simplicité divine, soit lorsqu'ils ont combattu le Sabellianisme, soit lorsqu'ils ont défendu le Homoousion - Consubstantiel. Mais ils ont conservé les distinctions de raison pour les comparer aux distinctions réelles entre les personnes divines, parce qu'ils se représentent celles-ci comme les termes successifs d'un développement divin.

Au fond des choses, un sujet subsistant, mais caché [le Père], et qui ne se définit que par une négation - agennètos - inengendré, comme il en est de la substance.

Mais de ce sujet naissent ses propres perfections. Du sage surgit la sagesse, du juste la justice, du fort la force, du puissant la puissance. Et toutes ces perfections, « nées » de la substance paternelle, sont identifiées dans une même personne, image du Dieu invisible (Col. 1 ; 12), splendeur de sa gloire et caractère de son hypostase (Hébreux 1 ; 3). Voilà le Fils, procédant « immédiatement » du Père.

Nous ne pouvons nous arrêter là. En effet, lorsque nous concentrons notre pensée sur une perfection divine considérée en elle-même, nous la concevons comme une « disposition » active, une vertu, habitus, hexis. Or, dans une vertu, nous distinguons deux états, savoir, la puissance active - dunamis - toujours existante dans l'âme bien qu'elle n'agisse pas actuellement, et l'acte formel de la puissance - energeia. Hé bien! personnifions ces deux états distincts. Le Fils est la vertu naturelle du Père, sa perfection engendrée - dunamis ; le Saint-Esprit est l'acte de cette puissance - energeia. Nous retrouvons ainsi expliqué et légitimé le langage que nous avons constaté chez les docteurs.

Et voici que réapparaît dans tout son éclat le diagramme rectiligne où s'incarne le génie métaphysique des Grecs.

— Le Père / le Fils / le Saint-Esprit.
— Le sujet substantiel / la puissance active / l'acte.
— Du sujet / surgit la puissance / et celle-ci pousse vers l'acte qui est son terme et le bout - telos, de ce développement vital.

— Le Père / le Fils / le Saint-Esprit.
— Un Sage / la Sagesse / l'Esprit de sagesse.
— Le Père est sage / il engendre sa Sagesse / de qui et en qui est l'acte de sagesse ; et cet acte - energeia, est le bout - telos, le complément - plèrôma, de cet éternel état d'un Dieu sage qui PAR sa Sagesse est toujours EN acte de sagesse, dia Huiou en Pneumati - par le Fils, dans l'Esprit.

Nous devons maintenant mieux comprendre pourquoi certains docteurs interprètent du Saint-Esprit cette parole de saint Paul : Nous l'avons, nous, la pensée du Christ (I Cor. 2 ; 16).

NOUS - sensus, signifie ici la « manière de juger », ou, comme on dit en français, la pensée de quelqu'un.
Chose curieuse ! Cette façon de concevoir les rapports entre le Fils et le Saint-Esprit imite de bien près la théorie latine concernant les rapports entre le Père et le Fils. Dans les deux cas, nous trouvons un terme procédant d'une activité intellectuelle.
Et cette coïncidence inattendue nous laisse voir, mieux que de longues considérations, combien tous nos systèmes rationnels du mystère ineffable ne sont et ne peuvent être que de simples comparaisons - indiquées, sans doute, par l'Écriture sainte, mais ne s'élevant pas au-dessus de l'ordre des analogies.


§ 3. — Energeia signifiant « action ».

Dans le symbole liturgique, on chante par toute l'Église : « Je crois en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ... et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, ... et par qui tout a été fait ».

Le Père est le Tout-Puissant : il a tout fait par le Fils. Or un puissant agit par sa puissance. Les docteurs l'ont compris ainsi, et parmi les sens du texte : « le Christ, puissance de Dieu », ils ont attaché une importance particulière au sens de vertu créatrice, puissance efficiente. Mais cette signification du mot dunamis détermine la signification du mot energeia, puisque ce sont là deux corrélatifs ; à la puissance efficiente correspond l'action efficiente, c'est-à-dire, l'action dont le terme est hors de la Cause.

Nous ne devons donc plus nous étonner que l'étude des textes qui ont rapport au Saint-Esprit ait conduit Petau à traduire energeia par efficientia, mot qui signifie « action efficiente ». Mais il nous reste à comprendre cette appellation, en analysant le caractère de l'action.

On sait qu'Aristote a renfermé la notion exacte de l'action dans les deux mots : toude en tôde - dans celui-ci l'action de celui-là (Physiq., liv. III, chap. 3.). Admirable définition, aussi brève qu'exacte. Remarquez d'abord qu'on ne rencontre point là de substantif, parce que l'action n'est point un être qui se tient par soi-même. C'est une sorte de relation entre deux termes extrêmes ; mais une relation d'un ordre spécial, que nous ne comprendrons qu'en étudiant successivement son rapport à chacun de ces termes, savoir : à son origine, dans celui-ci - toude - à son arrivée, en celui-là - en tôde.


§ 4. — L'action dans son origine.

L'analyse que nous avons faite de l'action « immanente » doit se répéter au sujet de l'action « passante », c'est-à-dire, de l'action efficiente.

Les scolastiques distinguent deux sortes d'actions. Lorsque l'agent et le patient sont des sujets différents, on dit que l'action est « passante », actio transiens. Lorsque l'action reste dans le sujet qu'il a produite, on dit que l'action est « immanente », actio immanens ; ces actions immanentes sont les actions vitales, tels que les sensations, les pensées, les volitions.

Théodore de Régnon. La Métaphysique des Causes d'après saint Thomas et Albert le Grand. éd. Victor Retaux 1906. Livre III, chap. 2, Art. III, § 1. Page 164-165.

Les Causes secondes étant des Causes mues, nous constatons qu'en elles l'activité vient et disparaît, croît et décroît. D'où résulte le droit de distinguer entre la substance toujours la même et sa puissance variable.

Pour comprendre cette affirmation, rappelons-nous quelques éléments de philosophie aristotélicienne :

« Le Premier Moteur est le NOUS [entendement] divin, dans la plénitude de sa réalité absolue, soustraite à l'incomplétude de la matière. Il est immobile ; tout ce qui vit et qui s'écoule, fait absolument défaut par principe. Ce représenter le Premier Moteur en mouvement, quel contresens est-ce : aurait-il besoin de mouvement, vise-t-il quelques but encore non-atteint ? Le Dieu d'Aristote n'est donc pas Cause du mouvement universel, au sens causal du terme : car, en tant que réalité agissante, il se trouverait en quelque sorte impliqué dans le devenir ! Ce « Dieu » ne peut penser le monde, sans quoi il lui faudrait participer au flux changeant des choses. Il est élevé au repos et à l'immobilité absolue de la pure Forme. La pensée où le NOUS se pense lui-même ne porte pas non plus de trace de mobilité, de vie intemporelle. Ce Premier Moteur est immobile, en quelque sens que ce soit ; il ne meut l'univers que dans la mesure où il est la fin ultime de tout effort, de toute évolution vers une forme stable. La « cause finale » laisse le champ libre à l'être éternellement immobile et parfaitement rigide. L'idée chrétienne du « Dieu vivant » s'oppose très profondément à cette conception du parfait ».

H. Heimsoeth. Les six grands thèmes de la métaphysique du Moyen Âge aux temps modernes. Vrin 2003. p. 147.

À son tour, cette puissance se présente, tantôt comme se reposant en elle-même, tantôt comme s'exerçant au dehors. D'où encore le droit de distinguer entre la puissance et son action.

Agent, puissance, action : voilà donc trois termes qu'on doit distinguer dans l'ordre de la causalité efficiente.

Cependant l'action n'est point une chose à part.

Elle n'est que la relation de l'agent au patient.

Mais c'est une relation constituant l'effet, et son vrai nom est l'influence de l'agent sur le patient. Elle se présente donc à l'imagination comme une sorte de souffle dont le caractère est de jaillir de la cause - anabluzein, d'être projetée au dehors - proballesthai, de sortir en s'épanouissant - proïenai.

Ainsi l'analyse de la causalité nous fournit encore un diagramme en ligne droite : agent / activité / action.
Substance d'où naît la puissance efficiente,
puissance dont jaillit l'action ;
action qui s'épanche au dehors.

La substance est la source immédiate de sa puissance, et la source de son action par l'intermédiaire de sa puissance.

On doit dire de l'action également, et qu'elle est l'action de l'agent et qu'elle est l'action de la puissance, et qu'elle est la même et identique action de tous les deux.

On doit dire qu'elle jaillit également, et de l'agent et de sa puissance, et de tous les deux par une même projection.

De plus remarquez le caractère manifestateur de l'action. La substance et la puissance ne sont connues que par leurs actions au dehors d'elles-mêmes. L'action, de soi, est manifestatrice - ekphantorikè.


§ 5. — Application à Dieu.

Telle est la théorie de la causalité efficiente. Lorsqu'on l'applique à Dieu, on doit corriger ces données pour sauvegarder la simplicité divine.

Dans la Cause première, il y a identité parfaite entre la substance, la puissance et son action, en tant que celle-ci est considérée comme la dernière détermination de la puissance. Il y a coexistence éternelle de ces trois choses. L'action créatrice est éternelle, non pas en tant qu'elle atteint les termes qu'elle tire du néant, mais en tant qu'elle est l'expansion d'une puissance éternellement en acte, le rayonnement d'un foyer éternel. Lorsqu'une Cause agit par elle-même, c'est-à-dire, lorsqu'une Cause est première,

On ne peut - dit Albert le Grand - assigner à son action ni commencement ni fin, sinon en tant qu'elle fait ceci ou cela en particulier.

Alb. Magn., de praedicabil., tr. 2, c. II.

Voilà où s'arrête la théodicée philosophique. Mais saint Athanase et son école y prennent un point d'appui pour s'élancer plus haut par voie d'analogie. Ces Docteurs grecs conservent la triplicité causale pour représenter et dénommer la Trinité personnelle :

— Le Père est le Tout-Puissant ;
— le Fils est la Toute-Puissance ;
— le Saint-Esprit est l'Action du Tout-Puissant et de la Toute-Puissance.

Ou si vous préférez la formule de saint Grégoire de Nysse :

— La source de la puissance est le Père,
— la puissance du Père est le Fils,
— le souffle de la puissance est le Saint-Esprit.

S. Grég. de Nysse, Advers. Macedon., § 13. — M. XLV, col. 1317.

Mais prenons garde. Nous côtoyons le sabellianisme. Pour franchir cette passe, tenons bien les docteurs par la main, mettons le pied dans leurs pas. Remarquez comment, toutes les fois qu'ils appliquent au Saint-Esprit le mot « action », ils le corrigent par un adjectif.

C'est une action, dit saint Athanase, mais c'est une Action vivante - energeia zôsa. C'est une action, dit saint Cyrille, mais une Action substantielle et formant l'intérieur d'une subsistence - energeia ousiôdès kai enupostatos. Gardez bien dans la pensée ces correctifs, qui vous permettent d'entendre du Saint-Esprit ce qui doit se dire de l'action divine, et maintenant écoutez comment toute la théorie du Saint-Esprit se déroule dans la théorie de l'action divine.

L'Action de Dieu est divine ; donc elle est consubstantielle à Dieu. Elle est Dieu. Agent, Puissance, Action sont un seul et même Dieu. D'autre part, c'est l'Action du Père, c'est l'Action du Fils, c'est la même et unique Action de tous les deux. Elle procède du Fils, donc elle procède du Père d'où naît le Fils ; elle procède à la fois du Père et du Fils par une unique procession ; car elle procède du Père par le Fils.

Il existe une seule et unique action trinitaire, qui provient du Père, transite par le Fils et nous est donnée en l'Esprit-Saint. C'est le rayonnement éternel de la Trinité, rayonnement incréé comme tout ce qui est divin. Ce rayonnement trinitaire ne doit pas être confondu avec l'engendrement du Fils et la procession de l'Esprit, qui sont distincts, tout comme ces deux Personnes divines sont distinctes.

— Enfin son caractère propre et personnel [de l'« action »] est d'être manifestatrice au dehors - ekphantorikè, en portant aux créatures les participations de l'Incréé ; — d'être illuminatrice - phôtistikè - parce qu'elle est l'Illumination - eklampsis - de la lumière divine.

Vraiment, je ne connais pas de démonstration plus large et plus évidente, pour établir que les Docteurs grecs ont admis la procession ab utroque, aussi fermement que les Latins. Ajoutons que la foi seule, pouvait faire aussi bien concorder des théories si différentes comme points de départ, comme visées, comme langages.

Nous sommes malheureusement obligés de contredire sur ce point, le Père Théodore de Régnon. Les Docteurs grecs n'ont jamais admis la procession ab utroque - c'est-à-dire l'Esprit-Saint procédant du Père et du Fils comme d'un même principe. Ce dont il est question ici, c'est de l'unique Action de la sainte Trinité, qui est illuminatrice, car elle se présente comme Lumière incréée, et qui est manifestatrice, car elle fait évoluer les êtres faits à l'image de Dieu vers la divinisation. Ce rayonnement trinitaire est unique et commun aux trois personnes trinitaires ; il est issu du Père, rayonne par le Fils, et est répandu en l'Esprit-Saint. C'est tout autre chose que l'engendrement du Fils et la procession de l'Esprit-Saint.


§ 6. — De l'opération de Dieu « ad extra ».

J'invite le lecteur à parcourir de nouveau les pages que j'ai consacrées à la même question dans le premier volume de ces Études [Étude VI]. Je pense qu'il lira avec plus de charme les citations des saints docteurs.

— Tantôt le mot energeia signifie l'opération dans son terme, la réalisation de l'effet. Alors saint Grégoire de Nysse affirme que l'opération des trois Personnes est identiquement une, parce que leur Nature est une.

Étude VI « Concept grec de la Trinité », ch. III « Difficultés de ce concept », § 3 «L'unité de Nature prouvée par l'unité d'opération», troisième citation.

— Tantôt ce même mot energeia signifie l'action dans son principe, et alors il est attribué spécialement au Saint-Esprit, suivant cette sentence du même docteur :

L'action jaillit du Père, procède par le Fils, est accomplie dans le Saint-Esprit.

Étude VI « Concept grec de la Trinité », ch. III « Difficultés de ce concept », § 5 «Développement de saint Grégoire de Nysse».

Qu'on lise, au même endroit, comment ce docteur explique les rôles distincts des trois Personnes dans la réalisation d'un effet identique.

Ibid. deuxième citation.

— Enfin qu'on lise l'exposé de la théorie grecque des opérations ad extra.

Étude VI « Concept grec de la Trinité », ch. II « Avantage de ce concept », § 1 «Théorie grecque des opérations divines ad extra».

Tous les textes deviennent clairs, lorsqu'on s'est rendu bien compte de l'attribution personnelle au Saint-Esprit du mot energeia.

« Le Père produit toutes choses PAR le Fils DANS le Saint-Esprit ». Telle est la formule qu'on retrouve sans cesse d'un bout à l'autre de la tradition patristique. Mais, tandis que la scolastique ne peut y voir que des appropriations, les Grecs la prennent à la lettre, parce qu'elle répond pour eux à cette formule métaphysique : L'Agent agit toujours par son Activité dans l'Action.

Les Personnes interviennent donc dans l'acte créateur, non pas simplement par voie d'identité substantielle, comme dans la théorie latine, mais formellement, distinctement avec leur caractère personnel. Il n'y a plus à parler d'appropriation, mais bien d'attribution formelle.

Est-ce là diviser les influences divines en trois parts séparables ? — Quoi donc ? — L'agent, l'activité, l'action exercent-elles dans le patient trois œuvres distinctes ? Toute l'œuvre est de l'agent, toute l'œuvre est de la puissance active, toute l'œuvre est de l'action. La passion subie est une ; bien que l'ouvrier l'opère par sa puissance et dans son action. L'argile subit une modification unique, bien que le potier la modèle par son bras avec son doigt.

Cette théorie, je l'ai déjà dit ailleurs, ne contredit point l'impénétrabilité du mystère de la Trinité. En effet, cette causalité qui s'exerce en ligne droite ne décèle que l'unité de Cause, puisqu'on ne peut séparer l'action de la puissance, ni la puissance de l'agent. Or nous remontons, par la raison , des Causalités finies à la Causalité divine. Nous pouvons donc conclure des œuvres créées qu'il y a un Dieu créateur, que ce Dieu possède la Toute-Puissance, et que cette Toute-Puissance est en acte.

De plus, nous devons conclure que cette Puissance et cet acte sont consubstantiels à Dieu, et un seul et même Dieu avec lui. Mais rien ne peut nous faire soupçonner qu'il y ait là multiplicité de subsistences, et que Puissance et Acte - dunamis kai energeia, consubstantiels à Dieu, soient deux Personnes et soient réellement distincts de la Personne qu'on appelle plus spécialement Dieu.

La théorie grecque sauvegarde donc, aussi bien que toute autre, l'impénétrabilité du mystère.


§ 7. — Texte de saint Cyrille.

Voilà donc comme il faut entendre la formule universelle qui s'étend aussi bien à l'ordre naturel de la création qu'à l'ordre surnaturel de la régénération, suivant cette sentence de saint Athanase :

Le Père crée et renouvelle toutes choses par le Logos dans le Saint-Esprit.

S. Athanase. Première à Sérapion, § 24.

Ainsi dans les deux ordres, chaque Personne agit par elle-même, avec toute la spontanéité d'une Personne autonome , mais avec le caractère propre que lui imprime la relation qui la constitue. Partout, dans toutes les œuvres de Dieu, nous rencontrerons chaque Personne, opérant tout, puisque chacune est Dieu tout entier, mais opérant avec son rôle personnel :

— Le Père faisant tout, mais comme la substance immobile de l'Agent ;
— le Fils faisant tout, mais comme l'activité même de l'Agent ;
— le Saint-Esprit faisant tout, mais comme l'action même de l'Agent et de l'Activité.

À quoi bon m'épuiser à expliquer cette théorie, lorsqu'elle est exposée avec une autorité sans égale par les saints Pères ?
— Lisez comment saint Basile explique l'unité d'œuvre et l'intervention personnelle de chaque Personne divine :

Étude VI « Concept grec de la Trinité », ch. II « Avantage de ce concept », § 7 « Texte de saint Basile ».

J'apporterai ici un nouveau passage de saint Cyrille qui me semble la meilleure confirmation possible de toutes les considérations précédentes. À la vérité, il s'agit surtout du Père et du Fils ; mais le principe invoqué s'applique à toute la Trinité.

Dans ses Dialogues sur la Trinité, saint Cyrille demande comment il se fait que le Logos soit le démiurge , puisque le Père a tout créé. Son interlocuteur exprime son désir de connaître la réponse, et notre docteur reprend :

Bien, Mais la raison est fine, et sa subtilité exige une grande attention.

Les chrétiens et les saints Anges reconnaissent la Nature d'une seule divinité dans la sainte et consubstantielle Trinité. Le Père est absolument parfait suivant sa propre hypostase. Il en est de même du Fils et du Saint-Esprit.

Or la volition créatrice de l'une quelconque de ces Personnes, quel que soit d'ailleurs son objet, est vraiment l'opération de cette Personne, bien qu'elle coure à travers toute la divinité ; et, en même temps, elle est l'influence efficace de toute la Nature suprême, et comme une chose commune, bien qu'elle soit individuellement propre à chaque Personne, de telle sorte que ce soit grâce aux trois Personnes, qu'elle convienne individuellement à chacune, comme sa propriété complète et personnelle.

Le Père agit, mais par le Fils dans l'Esprit. Le Fils agit, lui aussi, mais comme la puissance du Père, conçue comme existant de lui et en lui dans son existence propre. L'Esprit agit, lui aussi, car l'Esprit est le pouvoir universel du Père et du Fils - Pneuma gar esti tou Patros kai tou Huiou to pantourgikon.

Ton explication - reprend l'interlocuteur - n'est pas accessible à tous. Néanmoins son fondement est la vérité même.

S. Cyrille. De Trinitate, Dialogue VI. — M. LXXV, col. 1034.

Comparez à un passage de S. Grégoire de Nysse que j'ai rapporté :

Étude VI « Concept grec de la Trinité », ch. III « Difficultés de ce concept », § 5 «Développement de saint Grégoire de Nysse» - première citation.


§ 8. — L'action à son terme.

Jusqu'ici, nous n'avons considéré l'action que dans la Cause, ou plutôt, comme sortant de la Cause, car il est de la nature d'une action efficiente qu'elle sorte de la Cause pour aller à son terme, pour y porter une réalité nouvelle. Il nous reste à étudier ce rapport de l'action au terme qu'elle constitue.

Dans l'ordre des Causes secondes, l'adage : actio est in passo - l'action est dans le patient, se vérifie toujours, parce que ces Causes finies se bornent à introduire quelque forme dans une matière préexistante. L'action du modeleur est dans l'argile, l'action du charpentier dans le bois. De plus, tandis que l'action cesse d'être, l'effet demeure maintenu par l'existence même de la matière qui lui sert de substratum.

L'action est dans le patient : actio est in passo.

Le principe d'opposition est contenu tout entier dans cette formule : « l'agent agit, le patient pâtit ». De cette formule se déduisent trois conclusions : l'agent et le patient sont différents ; l'agent ne change pas par son action ; l'action est dans le patient.

La Cause, en tant que Cause, ne change pas. Vérité bien importante, et qu'on doit avoir toujours devant les yeux, si l'on veut marcher d'un pas assuré dans l'étude des Causes.

Il semble à première vue que les faits contredisent cette proposition. Cependant, les difficultés proviennent de ce que nous prenons nos exemples parmi les créatures, c'est-à-dire parmi les Causes Secondes. Or, quelque active que soit une créature, elle est nécessairement passive : elle subit l'action d'autres Causes ; au moins celle de la Cause première.

Le travail du philosophe est de discerner l'action qui procède de l'agent, et la passion qui demeure dans le patient. Par là, il affine le concept qu'il s'est formé de la causalité, il parvient à concevoir la Cause Pure comme une activité qui, sans sortir de son repos, meut et agite les sujets de son action.

Toutes les fois que nous parvenons au concept de la Causalité pure, nous nous trouvons en face de la Cause Première. Les propositions relatives à la causalité pure s'appliquent à la Cause purement Cause. Alors, et alors seulement, elles sont exactes d'une façon absolue, sans restriction, sans distinction, sans explication.

Les modifications qu'éprouve une Cause Seconde en agissant, ne résultent pas précisément de ce qu'elle agit, mais elles proviennent de ce que, pour agir, elle doit subir une influence extérieure. Si donc elle est modifiée, c'est par le fait d'une action subie ; mais en tant qu'elle agit, elle ne change pas.

Théodore de Régnon. La Métaphysique des Causes d'après saint Thomas et Albert le Grand. éd. Victor Retaux 1906. Livre III, chap. 2, Art. III, § 6 et 9. Page 168, 173-175.

Cependant, nous pouvons constater dans les choses finies quelque trace d'une action plus parfaite, et, comme toujours, c'est au soleil qu'il faut nous adresser pour trouver une image de la Cause première.

Maintenez dans les ténèbres le plus beau diamant ; il y reste obscur, et pour parler la langue scolastique, il n'est encore qu'une pure « puissance passive » au point de vue de la visibilité. Transportez-le dans un rayon de soleil ; à l'instant il acquiert des feux éblouissants ; mais cet éclat emprunté ne persiste qu'autant que dure l'illumination.

Le soleil par son rayon est la Cause totale, in fieri et in esse - en son être et en son devenir ; Cause à la fois de la permanence et du devenir - de tous ces jeux de couleurs. L'effet n'existe que « dans l'illumination » du soleil, et le patient n'a pas d'autre rôle que de recevoir l'action lumineuse.

Dans ce cas, la formule doit être changée. Si l'on peut dire encore : actio est in passo - l'action est dans le patient, en tant que l'action lumineuse est reçue dans le cristal, il vaut mieux dire : passum est in actione - le patient est dans l'action, parce que le cristal n'est brillant qu'autant qu'il subit actuellement l'action de la source lumineuse, et qu'il demeure plongé dans le rayon.

Telle est, en effet, la comparaison qui a toujours été employée au sujet de la création. Par elle-même et en elle-même, la créature est primitivement pur néant.

Elle n'existe que par l'action créatrice, et dans l'action créatrice. Que cette action cesse, tout retombe dans le néant : creatura est in creatione - la créature n'existe que dans l'acte constant de création.

Tout ceci étant bien compris, reportons-nous à la théorie trinitaire que nous étudions. N'apercevez-vous maintenant pas combien belle, claire, expressive, se montre l'expression patristique : « dans le Saint-Esprit » ? Le Saint-Esprit est comme l'illumination du soleil éternel, répandue partout par le rayon divin.


§ 9. — Résumé par saint Damascène.

Pour légitimer toute cette étude sur la théorie grecque, je citerai le docteur qui fait loi, quand il s'agit de la tradition orientale, je veux dire, saint Damascène.

Voici d'abord un passage relatif au Fils considéré comme Puissance du Père, Dunamis.

Réfutant ceux qui du texte, le Père est plus grand que Moi, concluaient que le Fils n'était qu'un instrument subalterne, organon hupourgikon, dans la création de l'univers, il dit :

Comme nous ne disons pas autre la substance du feu, autre la substance de la lumière ; ainsi nous ne devons pas dire autre la substance du Père, autre la substance du Fils, mais bien seule et même substance.

Et comme nous disons que le feu paraît par la lumière qui s'en échappe, et nous n'en concluons pas que la lumière qui vient du feu soit un instrument subalterne, mais bien plutôt qu'elle est sa puissance naturelle ; ainsi nous disons que tout ce que fait le Père, il le fait par son Fils unique, non pas comme par un instrument ou un ministre, mais comme par sa puissance naturelle et subsistante [enupostatou - dotée d'hypostase].

Enfin, comme nous disons que le feu illumine, encore que la lumière du feu illumine ; ainsi tout ce que fait le Père, de la même manière le Fils le fait aussi (Jn. 5 ; 19). — À vrai dire, la lumière n'a pas une subsistence [hypostase] distincte en-dehors du feu. Mais le Fils est une hypostase parfaite inséparable de l'hypostase paternelle, comme nous l'avons dit plus haut. Car il est impossible de trouver dans les créatures une comparaison exacte [ton tropon - l'expression figurée] de la Trinité.

S. Damasc., Foi orthod., liv. I, ch. VIII. — M. XCIV, col. 820. / S.C. 535. ch. 8. l. 173 - 188. p. 177.

Voilà pour le rôle du Fils. Voyons maintenant dans le même docteur le rôle du Saint-Esprit. Dans le fameux passage si incriminé, il dit :

Nous ne disons pas que l'Esprit soit du Fils - ek tou Huiou - nous l'appelons Esprit du Fils : Qui n'a pas l'Esprit du Fils (Rm. 8 ; 9), dit l'Apôtre, ne lui appartient pas. De plus nous confessons qu'il nous est donné et manifesté par le Fils : car il souffla et dit à ses disciples : recevez l'Esprit-Saint (Jn. 20 ; 22). C'est ainsi que du soleil proviennent le rayon et l'illumination. Car le soleil est la source du rayon et de l'illumination. Mais c'est par le rayon que l'illumination nous est donnée, qu'elle nous éclaire, et qu'elle nous fait participer à son éclat.

S. Damasc., Foi orthod., liv. I, ch. VIII. — M. XCIV, col. 833. / S.C. 535. ch. 8. l. 324 - 332. p. 189.

Remarquez bien comment dans ce passage, le Saint-Esprit est assimilé à une « illumination » - eklampsis,c'est-à-dire à une action illuminante. C'est, en effet, dans cette action que sont baignées toutes choses, suivant la sentence de saint Athanase :

Le Père crée et renouvelle toutes choses par le Logos dans le Saint-Esprit.


- CHAPITRE II -
DONATION

- ARTICLE I -
De l'ordre surnaturel.


§ 1. — Ordre naturel et ordre surnaturel.

La foi chrétienne a toujours distingué l'ordre de la nature et l'ordre de la grâce ; car saint Paul n'a fait, pour ainsi dire, que prêcher la nécessité d'une grâce surnaturelle. Sous ce rapport dogmatique, la concorde existe parfaite entre la doctrine grecque et la doctrine latine. Mais la différence des temps, des lieux, des hérétiques à combattre, a produit une diversité de méthodes et une variété de formules.

La théologie latine, formée à l'école de saint Augustin, combattant avec lui contre les pélagiens, et combattant après lui contre les baïanistes (partisans de la prédestination), s'appuyant, d'ailleurs, sur la théorie de la Trinité qui est classique parmi nous, a renfermé le dogme de la grâce dans une formule très claire, très précise, très facile à comprendre. L'ordre naturel de la création, disons-nous d'habitude, a pour auteur Dieu considéré ut unus - en tant que Un, et l'ordre surnaturel de la grâce a pour auteur Dieu considéré ut trinus - en tant que Trois personnes. Dans le premier cas, la Nature divine, commune à toute la trinité, est « formellement » la Cause efficiente des créatures. Dans le second cas, les personnes divines interviennent « formellement » avec leurs caractères propres et personnels. Cette distinction suffit pour creuser un abîme insondable entre la nature et la grâce, pour montrer la surexcellence de l'ordre surnaturel.

Les Grecs ne pouvaient user de telles formules, puisqu'ils faisaient intervenir les Personnes dans l'acte créateur. À quels principes avaient-ils donc recours pour distinguer l'ordre naturel et l'ordre surnaturel ? Voilà ce qu'il nous faut étudier.
J'ai déjà esquissé leur réponse dans le premier volume de ces Études :

Étude VI « Concept grec de la Trinité », ch. II « Avantage de ce concept », § 11 « Cette théorie ne confond pas l'ordre naturel et l'ordre surnaturel ».

Il s'agit maintenant d'y revenir avec plus de détails.


§ 2. — Oeuvre de vouloir et oeuvre de nature.

Un enseignement de saint Damascène va nous servir de iil conducteur.

On sait que toute la lutte contre l'Arianisme convergeait sur ce point : « Le Fils n'est pas créé ». Les docteurs se sont donc employés à montrer la différence essentielle entre la génération divine et la création. Comme d'ordinaire, saint Damascène a résumé ses devanciers sous une forme didactique.

La création, bien qu'elle soit survenue par la suite - mais sans être issue de l'essence de Dieu - a été amenée du non-être à l'être par sa volonté et sa puissance, car ce changement n'atteint pas la Nature de Dieu. Car si l'action d'engendrer consiste en ce que, de la substance génératrice procède l'engendré, qui est d'essence semblable, l'action de créer de fabriquer consiste à faire venir du dehors, et non de l'essence du créateur qui fabrique, ce qui a été créé ou fabriqué, et qui est absolument dissemblable.

L'acte éternel d'engendrer sans principe est une œuvre de Nature et a son point de départ à partir de sa substance, si bien que le générateur ne subit pas de changement, qu'il n'y a pas un « Dieu d'avant » et un « Dieu d'après », et qu'il n'y a pas à admettre un complément.

Quand à la création, œuvre de la volonté divine, elle n'est pas coéternelle à Dieu, puisque ce qui est amené du non-être à l'être n'est pas par nature coéternel à Celui qui est sans commencement, et qui existe depuis toujours.

S. Damascène, Foi orthod., liv. I, ch. VIII. — Col. 812. / S.C. 535. ch. 8, l. 65 - 83. p. 167 - 169.

Selon sa Nature divine, le Créateur possède de toute éternité la capacité, la faculté, la possibilité de créer. Il s'agit d'une faculté de Nature, existant à l'état de « puissance ».

Lorsque le Créateur se décide à créer, il met en œuvre cette faculté qui lui est co-éternelle : la création est opérée « en acte ». Substantiellement, selon sa Nature, la création ne change rien à ce qu'est le Créateur. La création est un effet de la décision libre du Créateur ; elle est un effet de son « agir ». À cet égard, c'est une œuvre de volonté.

Comprenez l'opposition de ces deux mots : œuvre de nature et œuvre de volonté. La volonté n'est pas prise ici dans le sens de complaisance ou de bon vouloir, mais dans le sens de commandement efficace. Dieu crée sans sortir de son repos, comme un maître immobile commande et fait mouvoir ses esclaves hors de lui et loin de lui. Je dis à l'un : Va ! et il va, et à un autre : Viens ! et il vient (Luc 7 ; 8). Pour créer, Dieu ne tire rien de lui, et le flux de l'action créatrice est purement métaphorique.

Tout autre est le langage qu'on doit tenir au sujet de la génération éternelle.

C'est un flux réel d'une même substance, l'Engendré sortant de la substance de l'Engendrant - ek tès ousias tou gennôntos, en personne distincte, et en communion de Nature. Ainsi en est-il encore du Saint-Esprit sortant par procession - ekporeutôs. La vie divine consiste donc dans un mouvement intime suivant lequel les Personnes procédantes surgissent de leur principe, et y demeurent.

Bref, la création et les processions divines se distinguent comme se distinguent commander et vivre. Commander est une pure action qui laisse l'œuvre hors de l'agent. Vivre est un degré d'être dans lequel la substance en mouvement garde toujours la contiguïté consubstantielle de ses éléments distincts.


§ 3. — Création et régénération.

Ceci bien compris, revenons à la différence entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel. On peut l'exprimer en deux mots :
— la création est une œuvre de volonté divine ;
— la régénération est une participation à l'œuvre de nature divine, suivant cette parole de saint Pierre : Afin que vous deveniez ainsi participants de la Nature divine (I Pierre 1 ; 4).

Telle est la pensée maîtresse des Grecs et l'on voit assez quel abîme elle creuse entre les deux ordres.

L'ordre naturel est œuvre de volonté. Donc les trois Personnes l'établissent par simple commandement.

Pour employer la formule de saint Basile :
— le Père ordonne et est Cause, en commandant au néant ;
— le Fils crée par ce même commandement ;
— le Saint-Esprit confirme par ce même commandement.

Chaque Personne commande comme si elle était seule, car elle est autonome et libre ; mais le commandement est unique, le néant l'entend, les êtres accourent exôthen - du dehors, et restent suspendus hors de Dieu au-dessus de leur néant, existant par le Père, fabriqués par le Fils, achevés par l'Esprit ; car le Père fait toutes choses par sa Puissance et dans son Opération.

Bien différent est l'ordre surnaturel. Participation de la Nature divine, il est œuvre de Nature, il consiste dans une communication de la vie divine. Or la vie est un mouvement expansif dont l'origine est intérieure au vivant : vita est motus ab intrinseco - la vie est mouvement intrinsèque. Pour que la vie divine nous parvienne, il faut donc qu'elle s'étende hors de Dieu pour nous atteindre réellement par voie de contact et d'infusion.

Et puisque les éléments de cette vie sont des Personnes subsistantes, il faut que ces Personnes viennent elles-mêmes jusqu'à nous dans leur réelle subsistence [hypostase]. D'où la nécessité des missions personnelles. Il ne suffit plus au Père d'un simple vouloir pour nous adopter ; il faut pour un si grand dessein qu'il opère par voie de Nature, et qu'il envoie jusqu'à nous les éléments vitaux qui procèdent de lui.

Et puisqu'il y a contiguïté partout où il y a vie, il faut que ces éléments de la vie divine nous atteignent, nous touchent, nous englobent et nous compénètrent.

Comme toujours, le Père accomplit ses desseins par sa Puissance dans son Opération. Mais dans le cas actuel, il faut que cette Puissance et cette Opération viennent dans toute leur subsistence pour habiter en nous substantiellement et personnellement.

Telle est, si je ne m'abuse, la théorie grecque à l'égard de l'ordre surnaturel.


§ 4. — Le don est un titre relatif à l'ordre surnaturel.

Ce qui précède nous fait entrevoir la raison et le caractère de certaines appellations appliquées aux Personnes divines.
Être « envoyé », être « donné » signifient un transport, un transfert d'une Personne divine, et, par conséquent, ces expressions n'ont de vérité que dans l'ordre surnaturel qui nous met en communication de la vie divine. Là-dessus, l'accord est parfait entre les Grecs et les Latins. Lorsqu'ils parlent des missions invisibles et des donations divines, ils en renferment les effets dans l'ordre de la grâce et de la sanctification.

Disons-le donc une fois pour toutes : Don est un nom du Saint-Esprit, en tant que la troisième Personne, nous apporte la grâce surnaturelle et sanctifiante, et c'est à ce point de vue que nous allons étudier ce titre divin.


- ARTICLE II -
Le Don.


§ 1. — Théorie de saint Augustin sur le don.

On sait avec quelle insistance saint Augustin affirme que le don est un nom personnel du Saint-Esprit. Mais on ne connaîtra bien sa pensée qu'en lisant la belle méditation qu'il consacre à ce nom dans le Livre V° de son traité de la Trinité. C'est même par ce caractère qu'il distingue la procession du Saint-Esprit et la génération du Fils. « l’Esprit-Saint diffère du Fils parce qu’il est sorti du Père, non comme Fils, mais comme don » (S. Augustin, De Trinitate, lib. V, c. XIII).

Rien ne respire le génie de saint Augustin, autant que cette sentence : le Saint-Esprit est le Don, parce qu'il est l'Amour et que le premier don de l'amour est l'amour lui-même.

Cependant cette dénomination présente plusieurs difficultés. Est-il permis de considérer comme le nom éternel du Saint-Esprit une appellation qui a rapport à un bienfait accordé dans le temps ?

Saint Augustin résout cette objection par une distinction subtile :

L'Esprit-Saint était le don de Dieu avant même que fût créé l’homme auquel il devait être donné. On peut en effet le considérer comme étant le don de Dieu, et comme étant donné de Dieu. Sous le premier rapport l’Esprit-Saint existe avant que d’être donné ; mais le second ne peut s’affirmer de lui s’il n’a été réellement donné.

S. Augustin, De Trinitate, lib. V, c. XV.

Voici une difficulté plus grave. Comment considérer comme caractéristique d'une procession divine une appellation qui ne signifie qu'un rapport à la créature ?

Petau se tire d'embarras, en observant que souvent les Pères ont expliqué le mystère impénétrable des processions divines par les influences propres de chaque Personne sur les créatures. Il cite à l'appui les noms de « puissance sanctificatrice », ou même de « sanctification », donnés au Saint-Esprit par les Orientaux.

Bien plus - dit-il - le Fils lui-même est appelé Logos, suivant quelques anciens, parce qu'il donne aux créatures la raison et la sagesse.

Petau, De Deo Trino, lib. VIII, c. III, §§7 et 8. — V. aussi lib. VII, c. XIII, § 21.


§ 2. — Observation importante.

C'est là un fait que je reconnais volontiers, et Petau aurait pu ajouter le nom d'« action créatrice et sanctificatrice » attribué au Saint-Esprit.

Mais on doit pousser plus loin, et décider si ce langage des anciens est métaphorique et oratoire, ou s'il est conforme à la rigueur du dogme. Or la réponse qu'on donnera à cette question tombera aussi sur le nom Donum - Don que saint Augustin et la scolastique reconnaissent pour un nom formellement personnel du Saint-Esprit.

Toutes ces appellations, en effet, sont de même ordre, et saint Thomas en a donné la raison fondamentale dans le beau passage suivant :

De même que le Père dit Soi-même et toute créature dans le Verbe qu'il a engendré, en tant que ce Verbe suffit à représenter le Père et toute créature : ainsi le Père aime Soi-même et toute créature dans le Saint-Esprit, en tant que le Saint-Esprit procède comme l'Amour de la Bonté première, en laquelle le Père aime Soi-même et toute créature.

S. Thomas, I, q. 37, a. 2, ad 3um.

Je sais que saint Thomas ajoute ensuite certaines explications restrictives, qui sont conformes à la théorie augustinienne, et qui semblent réduire la proposition précédente à une sorte d'appropriation. Il reste cependant qu'il affirme un rapport personnel, respectum, entre chaque Personne divine et les créatures. Si l'on ne voit là qu'une appropriation, force est de renoncer à considérer le titre Donum - Don comme un nom formellement personnel. Si, au contraire, on admet qu'un rapport à la créature peut fournir un nom personnel, on se déclare, par là même, en faveur de la théorie grecque.
— Évitons les « à peu près », aussi funestes à la théologie qu'à toute autre science.


§ 3. — Le nom est d'antique tradition.

Une autre question se présente.

D'où vient que, malgré toutes les difficultés que nous venons de signaler, saint Augustin et son école aient maintenu au mot Don le privilège d'être un nom personnel du Saint-Esprit ?

La réponse à cette question se trouve dans un passage où saint Augustin expose que la Tradition, très sobre à l'égard du Saint-Esprit, ne nous a guère rien appris de lui, sinon qu'il est le Don de Dieu.

Quant au Saint-Esprit, les savants et illustres commentateurs des divines Ecritures n'en ont point parlé assez longuement et assez spécialement pour qu'on puisse facilement comprendre ce qui lui est propre, et en vertu de quoi nous ne pouvons dire qu'il soit le Père ou le Fils, mais seulement lé Saint-Esprit ; néanmoins ils proclament qu'il est le don de Dieu ; en sorte que nous sommes obligés de croire que Dieu ne fait pas un don inférieur à lui-même.

S. Aug., De Fide et symbolo, cap. IX.

Or il est manifeste que le docteur d'Hippone avait surtout puisé cette tradition dans les œuvres du docteur de Poitiers, qu'il a étudiées avec tant de respect et d'attention.

Saint Hilaire, en effet, semble considérer le mot Don comme aussi caractéristique de la troisième Personne que le mot Saint-Esprit. La formule du baptême, dit-il, comprend toute la foi et l'explique :

Le Christ ordonne à ses Apôtres de baptiser « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », c'est-à-dire en reconnaissant l'Auteur, le Fils Unique et le Don. L'Auteur de tout est unique, car « il n'y a qu'un seul Dieu, le Père de qui tout vient », et « Un seul » Fils Unique, Jésus-Christ notre « Seigneur par qui tout existe » (1 Co 8 ; 6), et « Un seul Esprit » (Ep 4 ; 4), Don répandu en tous. Tout est donc ordonné selon les puissances et les qualités des personnes divines : un seul Être Tout-Puissant de qui tout vient, un seul Engendré par qui tout est, un seul Don, source de l'espérance parfaite. Rien ne manque à une telle perfection qui embrasse dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, l'immensité dans l'Eternel, la vue de Dieu dans l'Image, sa jouissance dans le Don.

Hilar., De Trinitate, lib. II, § I. / Hilaire de Poitiers La Trinité T. I. DDB 1981. p. 62 - 63.

Et d'où saint Hilaire lui-même avait-il tiré cette tradition ? Sans doute, on rencontre quelquefois dans les auteurs anténicéens le Saint-Esprit appelé le Don ou la donation.

Tou Theou dôrean. S. Justin, Coh. ad Gr., § 32.

— Le Christ a montré à la Samaritaine, il lui a promis une Eau vive (Jn. 4 ; 10), afin qu'elle n'ait plus soif désormais et ne soit plus astreinte à s'humecter d'une eau péniblement acquise, puisqu'elle aurait en elle un Breuvage jaillissant pour la vie éternelle (Jn. 4 ; 14), ce Breuvage même que le Seigneur a reçu en don du Père et qu'il a donné, à son tour, à ceux qui participent de lui, en envoyant l'Esprit-Saint sur toute la terre.

Munus a Patre, S. Irén., lib. III, c. 17, § 2. / Cerf 1984. p. 357 - 358.

Cependant Petau observe que ce titre est moins fréquent chez les Grecs que chez les Latins (Petau, lib. VIII, c. III, §3.), et, à vrai dire, saint Hilaire semble avoir inspiré ces derniers.

Mais, si nous nous attachons moins au mot qu'à la pensée, il nous sera facile de montrer l'accord de l'Occident et de l'Orient dans une antique tradition. Il suffit pour cela de rapprocher les enseignements des deux illustres contemporains, Hilaire et Athanase.

Pour démontrer l'existence du Saint-Esprit, l'évêque de Poitiers écrit :

Quand au Saint-Esprit, il ne sied pas de le passer sous silence, bien qu'il ne devrait pas être nécessaire d'aborder ce sujet. Mais comme beaucoup l'ignorent, il est impossible de n'en rien dire. Et pourtant, il ne devrait pas être indispensable d'en parler, puisque si notre foi le reconnaît, c'est sous la garantie du Père et du Fils !

À mon sens, on ne devrait même pas traiter de son existence : il existe, c'est un fait, il est donné, reçu, possédé. Lié au Père et au Fils dans notre profession de foi, il ne saurait en être séparé lorsque nous reconnaissons le Père et le Fils. Car celui qui est tout, serait imparfait s'il lui manquait quelque chose.

Si quelqu'un nous demande ce que nous voulons dire par là, allons lire ensemble ces textes de l'Apôtre : « Comme preuve que vous êtes fils de Dieu, Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba ! Père ! » (Ga 4 ; 6). Et encore : « N'attristez pas le Saint-Esprit de Dieu qui vous a marqués de son sceau » (Ep 4 ; 30). Et ailleurs : « Pour nous, nous n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits (1 Co 2 ; 12). Et aussi : « Pour vous, vous ne vivez pas dans la chair, mais dans l'Esprit, si du moins l'Esprit de Dieu habite en vous. Qui n'a pas l'Esprit du Christ ne lui appartient pas » (Rm 8 ; 9). Et plus loin : « Et si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts, habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts, rendra aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous» (Rm 8 ; 11).

Voilà qui nous le montre : l'Esprit existe, il est donné, il est possédé, il est de Dieu ! Que cessent donc les attaques des impies ! Ils nous demandent : Par qui est-il ? Pourquoi existe-t-il ? Quelle est sa nature ? Nous répondons : II est de celui par qui tout existe [le Fils], et de celui de qui tout vient [le Père. Cf. I Co. 8 ; 6] ; et parce qu'il est l'Esprit de Dieu, il est octroyé aux fidèles.

Si notre réponse leur déplaît, les Apôtres et les Prophètes leur déplaisent aussi, eux qui ont parlé de l'Esprit exactement comme nous le faisons ! Et s'ils se scandalisent de cela, ils se scandaliseront aussi du Père, comme du Fils !

Hilar., De Trinitate, lib. II, § 29. / Hilaire de Poitiers La Trinité T. I. DDB 1981. p. 86 - 87.

De cette nerveuse profession de foi , rapprochez la profession déjà citée de saint Athanase :

Un étant le Fils, Verbe vivant , une aussi nécessairement est la parfaite, complète et vivante opération et donation sanctificatrice et illuminatrice qui est dite procéder du Père, parce que par le Verbe qui provient du Père, elle est dardée - eklampei, envoyée - kai apostelletai, donnée - kai didotai.

Saint Athanase. À Sérapion. Lettre 1. § 29. - Texte cité dans l'Étude XXI. ch. 1. § 8 « Beau développement », et dans l'Étude XXVI. ch. 1. art. 2. § 2 « Application au Saint-Esprit » première citation.

Entre ces deux enseignements l'accord est parfait, et tous les deux s'appuient sur les textes scripturaux qui représentent le Saint-Esprit comme donné pour sanctifier.

Que si nous souhaitons encore le témoignage de celui que toutes les Églises appellent le « Théologien », il ne nous fera pas défaut. Dans son fameux Discours théologique sur le Saint-Esprit, saint Grégoire rappelle toutes les expressions scripturales relatives à cette divine Personne, et après avoir réuni tous les noms qui prouvent sa majesté et sa consubstantialité divine, il forme un autre groupe :

Toutes les expressions - dit-il - qui semblent plus humbles : « être donné, être envoyé, être divisé, la gratification, la donation, l'insufflation, la promesse, l'intercession », et toute autre semblable, pour ne pas entrer dans le détail : tout cela rapporte le Saint-Esprit au premier Principe, et est destiné à nous montrer d'où il procède, afin que nous ne supposions pas trois principes séparés, comme une sorte de polythéisme

S. Grég. de Nazianze, orat. XXXI, § 30.

Remarquez comment toutes ces appellations sont rapportées à la procession même du Saint-Esprit, et, par conséquent, sont des appellations personnelles. Dans les discussions contre les photiens, les catholiques ont fait valoir ces témoignages, pour prouver que la personne du Saint-Esprit n'est envoyée que par une Personne dont elle procède.

Nous reconnaissons l'argumentation romaine : du fait que l'Esprit-Saint est envoyé PAR le Christ aux Disciples et aux croyants, il faudrait que l'Esprit-Saint procède DU Fils, tout comme Il procède du Père... La Foi orthodoxe affirme que autre est la procession de l'esprit-Saint du Père, qui appartient à la vie intra-trinitaire, et autre l'envoi de l'Esprit-Saint aux créatures faites à l'Image de Dieu - ce qui est de toute évidence extérieur à la vie des Trois Personnes divines.


§ 4. — Le don est la personne même du Saint-Esprit.

Pour se débarrasser de tels témoignages, les photiens ont imaginé un subterfuge. Ils ont prétendu que, par le don du Saint-Esprit, il fallait uniquement entendre les grâces produites dans les âmes et non la personne même du Saint-Esprit.

Pour une Personne divine, être envoyée c’est être donnée. Donc si la Personne divine n’est envoyée qu’en raison des dons de la grâce sanctifiante, ce n’est pas la Personne divine elle-même qui sera donnée, mais ses dons. Or c’est là précisément l’erreur de ceux qui disent que le Saint-Esprit ne nous est pas donné, mais seulement ses dons.

S. Thomas, I, q. 43, a. 3, la object.

Les catholiques les ont chassés de ce refuge, et ils ont établi que la personne divine, elle-même, nous est donnée dans la sanctification. C'est là un point de foi. Il ne s'agit plus que de savoir quelle est la liaison entre l'habitation du Saint-Esprit et la grâce sanctifiante. À cet effet, adressons-nous à la tradition patristique, puisqu'il est vrai de ce dogme comme de tous les autres qu'il nous vient par la tradition de l'Église dont les Pères sont les interprètes authentiques.


§ 5. — Le Don est la grâce sanctifiante - Origène.

L'attribution du titre « Don » au Saint-Esprit prend sa source dans l'Écriture. Mais entre la tradition apostolique et la théologie du quatrième siècle, se dresse la grande école du Didascalion, où d'illustres Maîtres ont tenté le premier classement rationnel des dogmes.

J'ai rapporté plus haut le passage célèbre dans lequel Origène relie la sanctification au Saint-Esprit (Étude XXIV. Chapitre 4 : « Esprit-Saint ». § 7 : « Texte d'Origène »).
Voici un autre passage plus important peut-être :

Je pense - dit-il - que le Saint-Esprit fournit, pour ainsi dire, le fond substantiel des grâces de Dieu à ceux qui par Lui et par la participation de Lui deviennent Saints.

- Traduction de Cécile Blanc (S.C. 120, p. 257) :

Je crois que le Saint-Esprit fournit la matière des dons de Dieu - si l'on peut s'exprimer ainsi - à ceux qui grâce à lui et parce qu'ils participent de lui, sont appelés Saints.

Et pour que l'on comprenne que ce fond est la personne même du Saint-Esprit, il ajoute aussitôt :

Ce fond - hulè - est opéré par Dieu, distribué par le Christ et subsiste selon le Saint-Esprit.

- Traduction de Cécile Blanc :

Cette matière des dons - dont je viens de parler - est produite par Dieu, procurée par le Christ et subsiste selon le Saint-Esprit - huphestôsès de kata ton hagion pneuma.

Ce qui me pousse à supposer que les choses sont ainsi, c'est ce qu'écrit Paul au sujet des grâces : Il y a certes diversité de dons, mais c'est le même Esprit ; diversité de ministères, mais c'est le même Seigneur ; diversité d'opérations, mais c'est le même Dieu qui opère tout en tous (I Cor., 12 ; 4 - 6).

Orig. In Joann., t. II, §6. — M. XIV, col. 129. hulè est pris dans le sens de « substance fondamentale.
Origène. Commentaire sur S. Jean. T. I. S.C. 120. II. § 77. p. 257.

Remarquez cette distinction et ce redoublement : on devient saint par l'Esprit et par la participation de l'Esprit - di'Auto kai tèn metochèn autou - comme s'il disait : par l'Esprit et par la grâce habituelle ; par le cachet et par son empreinte, choses différentes mais inséparables.

Remarquez encore cette identification du Saint-Esprit et du fond de la grâce, ou, comme on dirait scolastiquement, de la grâce principiative - sumpta, huphestôsès kata ton hagion pneuma.


§ 6. — Enseignement de Didyme.

Origène a encore aujourd'hui si mauvaise réputation, que plusieurs seront tentés de voir dans la théorie précédente une exagération à mettre encore à son passif.

Mais voici un autre Alexandrin dont personne ne peut récuser l'enseignement, puisque c'est Didyme, dans un livre qui a été traduit par saint Jérôme pour que l'Occident bénéficiât d'un chef-d'œuvre, et ce traité a, en effet, exercé une grande influence sur saint Ambroise et saint Augustin. Je n'ai même cité Origène que pour faire voir que Didyme tenait du Didascalion sa doctrine sur le Saint-Esprit, et que, par conséquent, la théorie relative au Don remonte à la plus haute antiquité chrétienne.

Le livre sur le Saint-Esprit a pour but unique de démontrer la divinité du Saint-Esprit. Une des preuves les plus exploitées est tirée du rôle de la troisième Personne dans la sanctification et de ses rapports personnels avec la grâce habituelle. Suivons toute cette argumentation :

Tous le confessent : le Saint-Esprit est immuable, sanctificateur de la science divine, distributeur de tous les biens, et pour parler bref, il est lui-même subsistant dans tous les biens qui sont départis par le Seigneur. Car Matthieu et Luc racontant le même enseignement évangélique, le premier dit : Combien plus le Père céleste donnera les biens à ceux qui le lui demandent ! (Mt. 7 ; 11), et le second : Combien plus votre Père céleste donnera son Esprit-Saint à ceux qui le lui demandent ! (Lc. 11 ; 13). D'où il apparaît que le Saint-Esprit est la plénitude des dons de Dieu, et que les choses fournies par Dieu ne subsistent pas sans lui, puisque toutes les utilités qui proviennent de la grâce des dons de Dieu découlent de cette source.

Didyme l'aveugle. Traité du Saint-Esprit. S.C. 386. § 11 - 12. p. 153 - 155.

Peut-être ne verrez-vous là qu'une manière assez incorrecte d'exprimer que le Saint-Esprit est Cause efficiente de la grâce. Mais Didyme poursuit. Il montre que le Saint-Esprit est un participable, capabile comme Dieu, et non un participant, capax comme la créature, qu'il ne participe pas à une sainteté autre que lui, mais qu'on devient saint en participant de lui.

Le Saint-Esprit - dit-il - est donc participable à la manière de la sagesse et de la science. Mais sa substance ne consiste pas en mots vides. Étant sanctifiant par nature et emplissant de biens tous les êtres, il est lui-même substance de bonté, d'où vient que l'Écriture a dit de plusieurs qu'ils étaient remplis du Saint-Esprit, par exemple, dans les Actes des Apôtres : Et ils furent tous remplis de l'Esprit-Saint et ils annonçaient la parole de Dieu avec assurance (Actes 4 ; 31).

— De même, en effet, que celui qui est plein d'une science et qui la possède parfaitement, peut en parler savamment et subtilement ; de même, ceux qui ont reçu complètement le Saint-Esprit de manière à en être emplis, parlent avec confiance la parole de Dieu, parce que le Saint-Esprit présent leur fournit un langage digne de Dieu.

Ibid. S.C. 386. § 32. p. 171 - 173.

Voilà donc le Saint-Esprit possédé à la façon d'une science. Or la science ne joue pas le rôle de Cause efficiente mais bien de Cause informante. D'où il résulte que Didyme considère la personne du Saint-Esprit comme remplissant l'âme de sa propre substance, à la façon d'un moule intérieur. Car dans l'assimilation précédente, c'est bien la substance même du Saint-Esprit qui est un participable. Didyme tient à ce qu'on ne s'y trompe pas, comme le prouve l'observation finale :

Nous avons dit plus haut qu'il faut, dans la substance du Saint-Esprit, comprendre aussi la plénitude des dons divins.

Ibid. S.C. 386. § 34. p. 175.


§ 7. — Suite.

Peut-être ne voudrez-vous encore conclure qu'à une sorte de concomitance entre l'état de grâce et l'habitation du Saint-Esprit. Mais Didyme insiste, comme pour prévenir cette interprétation :

Enfin - dit-il aussitôt après - Enfin, il est impossible à quelqu'un d'obtenir la grâce de Dieu sans posséder l'Esprit-Saint en qui l'on reconnaît que consistent tous les dons de Dieu.

Que celui qui le possède ait acquis en perfection le langage de la sagesse (I Co. 12 ; 8) ainsi que les autres biens, ressort à l'évidence de ce que nous disons actuellement et par le passage où, pour montrer que l'Esprit-Saint est la substance des dons de Dieu, nous avons pris ces exemples : « Le Père donnera l'Esprit Saint à ceux qui le lui demandent » (Lc 11 ; 13) et « Le Père donnera les biens à ceux qui le lui demandent » (Mt. 7 ; 11).

Et nous ne devons pas penser que l'Esprit-Saint soit divisé dans sa substance parce qu'on lui attribue d'être la « multitude des biens » ; il est, en effet, impassible, indivisible et immuable ; mais, selon la diversité des actions et des notions, il reçoit les noms multiples des biens ; à ceux, en effet, qui participent à lui, ce n'est pas en s'en tenant à un seule et même vertu qu'il accorde sa communion, mais il est apte à procurer à chacun ce qui lui est utile et il remplit de biens ceux en qui il juge qu'il doive se trouver.

Ibid. S.C. 386. § 35 - 36. p. 175 - 177.

La pensée de Didyme est bien claire. Les grâces sont des participations du Saint-Esprit, non pas en vertu simplement d'une causalité efficiente mais en vertu d'une causalité quasi-formelle. Le fond, la substance même de la grâce, le hulè - matière d'Origène est la personne du Saint-Esprit donné lui-même, avant tout, comme le trésor qui contient en lui tous les dons.

Notre Docteur a tant à cœur cette doctrine qu'il la rebat à satiété.

Je passe - dit-il - sur une question qui serait à étudier, parce que je ne me propose ici que de démontrer que toujours les dons des vertus sont compris dans le concept du Saint-Esprit, de telle sorte que celui qui possède l'Esprit, est plein des dons de Dieu.

Ibid. S.C. 386. § 41 in fine. p. 181.

... Saint Paul affirme que c'est dans le Saint-Esprit que se trouve la justice et la paix (Rm. 14 ; 17), prouvant ainsi d'une manière manifeste que ces biens ne sont pas autre chose que la substance du Saint-Esprit.

Ibid. S.C. 386. § 45 in fine. p. 185 - 187.

... Saint Pierre savait bien que la donation du Saint-Esprit est la nature même des dons de Dieu.

Ibid. S.C. 386. § 47 init. p. 187.

Enfin il insiste sur l'expression effusion qui revient si souvent dans l'Écriture.

Le nom même d'effusion, dit-il, prouve que la substance du Saint-Esprit est incréée. Car lorsque Dieu envoie un ange ou une créature, il ne dit pas : Je verserai - effundam - de mon ange ou d'une principauté ou d'un trône ou d'une domination.

Ibid. S.C. 386. § 50 init. p. 191.

Je ne puis m'empêcher de mettre ici un beau passage relatif au Christ :

Puisque le Sauveur, aussi, est lui-même participable, l'Écriture dit qu'il a été répandu à la manière d'un parfum : « Ton nom est un parfum répandu » (Ct. 1 ; 2). En effet, l'onguent contenu dans un vase possède en lui-même la substance du parfum, sans pouvoir le répandre au-delà puisqu'il est enfermé à l'intérieur du vase - mais lorsqu'on l'a versé hors du vase, il exhale au loin sa bonne odeur.

De la même façon le nom du Christ - qui est de bonne odeur - se trouvait, avant sa venue, réservé au seul peuple d'Israël ; il était comme enfermé dans le vase de la Judée. L'Écriture dit en effet : « Dieu est connu en Judée ; en Israël son nom est grand » (Ps. 75 ; 2).

Mais quand le Sauveur, resplendissant dans sa chair, a étendu son nom sur toute la terre - ou plutôt sur toute la création, accomplissant ce mot de l'Écriture : « Comme il est admirable, ton nom sur toute la terre ! » (Ps. 8 ; 2, 10) — à quoi s'enchaîne ce texte de l'Apôtre : « Il n'y a pas, sous le ciel, d'autre nom qui ait été donné aux hommes par lequel doive s'opérer notre salut » (Ac. 4 ; 12), et cet autre adressé au Seigneur dans les Psaumes : « Tu as magnifié ton saint nom au dessus de tout » (Ps. 137 ; 2) —, c'est alors que fut accomplie la parole : « Ton nom est un parfum répandu » (Cant. 1 ; 2). Ainsi le mot d'effusion indique qu'il s'agit de l'abondance du don, de son ampleur et de sa richesse.

Ibid. S.C. 386. § 51 - 52. p. 191 - 193.


§ 8. — De notre sanctification.

Toute la théorie grecque de la grâce sanctifiante est résumée dans deux phrases de l'incomparable saint Athanase :

Il n'y a - dit-il - qu'une grâce, qui vient du Père et qui par le Fils est complétée - plèroumenè - dans le Saint-Esprit.

S. Athan., Ia ad Serapion., § 14.

Et comment cette grâce nous parvient-elle ? Dans un autre passage, saint Athanase démontre par l'Écriture que le Saint-Esprit est nommé et est vraiment le cachet - sphragis. Puis il ajoute :

Ce cachet imprime l'empreinte du Fils, de telle sorte que celui qui est ainsi scellé contient la forme du Christ, suivant cette parole de l'Apôtre : Mes petits enfants, vous que j'enfante à nouveau dans la douleur, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous (Galates 4 ; 19). Mais si l'Esprit est la forme du Fils, il est évident que l'Esprit ne saurait être une créature, puisque le Fils, étant lui-même dans la forme du Père, n'est pas une créature.

Id., 3a ad Serap., § 3.

On le voit : d'après saint Athanase, c'est la présence substantielle et personnelle du Saint-Esprit qui nous sanctifie en formant en nous son empreinte. Sans doute, la grâce habituelle n'est pas le Saint-Esprit, pas plus que l'empreinte de la cire n'est le cachet imprimant. Mais la présence du cachet est nécessaire et pour former l'empreinte et pour la conserver. Car l'âme est comme une eau qui ne garde la figure imprimée, qu'autant que le cachet demeure en elle comme une sorte de vertu informante. Et par là nous comprenons la profondeur doctrinale de cette expression d'Origène : le Saint-Esprit est le fond substantiel - hulè - de toutes les grâces.

Les deux citations de saint Athanase, réunies ensemble, expriment le circuit complet de vie divine, par lequel s'opère notre « déification » suivant l'expression grecque. Le Père envoie le Fils, le Fils envoie le Saint-Esprit. L'Esprit s'imprime dans notre âme, nous portons alors la forme du Fils, et par là même nous sommes à l'image du Père. Et voici que nous retrouvons le cycle admirablement exposé par saint Basile et son frère : cycle si beau qui exprime à la fois et l'ordre des processions et l'économie de notre sanctification. À la fois, dis-je ; car notre sanctification n'est autre chose que notre entraînement par le courant de la vie divine, participants à la Nature divine.

Nous retrouvons cette pensée dans Didyme que j'aime à citer, parce qu'il est véritablement l'anneau entre les Grecs et les Latins.

Puisque l'Esprit de sagesse et de vérité est inséparablement uni au Fils, il est lui-même substantiellement Sagesse et Vérité. En effet, s'il était un participant à la sagesse et à la vérité, il lui arriverait un jour de tomber à un état où il cesserait de posséder ce qu'il aurait reçu d'un autre, à savoir la sagesse et la vérité.

Quant au Fils, subsistant lui-même comme sagesse et vérité, il ne se sépare pas du Père, qui, lui, est l'unique sage et l'unique vérité selon que l'attestent les paroles de l'Écriture.

Or nous voyons que l'Esprit Saint, en tant qu'il est Esprit de sagesse et de vérité, appartient à un même cercle d'unité et de substance que le Fils, et d'autre part que le Fils ne se divise pas du Père pour la substance.

Et comme le Fils est l'image Dieu invisible (Col. 1 ; 15) et la forme de sa substance (Hb. 1 ; 3),tous ceux qui sont configurés et conformés à cette image ou à cette forme parviennent à la ressemblance de Dieu, obtenant toutefois cette sorte de forme et d'image selon la vigueur du progrès humain.

De manière toute pareille, comme l'Esprit Saint est le sceau de Dieu, ceux qui reçoivent la forme et l'image de Dieu avec le sceau qui vient de l'Esprit sont amenés par lui au sceau du Christ, tout remplis de sagessse, de science et, qui plus est, de foi.

En lisant ce témoignage, veuillez vous rappeler que Didyme n'est pas un prédicateur qui parle oratorio modo - par manière de piété, mais un professeur qui enseigne didactiquement.


- ARTICLE III -
Action donnée.


§ 1. — Observation de Petau.

Petau s'appuie beaucoup sur le titre « Don », pour faire valoir sa théorie relative à la mission du Saint-Esprit. Cependant il fait loyalement une déclaration qui ne laisse pas que d'étonner :

Ce nom, dit-il, est fréquemment usité par les saints docteurs, surtout parmi les Latins.

Petau, De Deo Trino, lib. VIII, c. III, § 1.

La proposition est vraie relativement au mot grec dôron - don, et Petau ne peut produire que deux ou trois citations patristiques qu'il regarde lui-même sans importance. Il y ajoute l'indication de quelques passages où le Saint-Esprit est appelé dôrea - gratification / dosis - donation / dôrèma - présent, qu'il considère comme synonymes de dôron (Ibid., § 2). Puis, il annonce que, pour étudier le titre « Don », « il se réfugiera chez les Latins qui ont mieux disserté sur ce sujet que les Grecs » (Ibid., § 3).

Une semblable réflexion donne lieu de soupçonner que peut-être le théologien scolastique ne s'est point assimilé suffisamment la pensée grecque. Cela nous oblige à une digression grammaticale, dans laquelle Petau nous viendra lui-même en aide.


§ 2. — Dôrea et dôrèma.

Le savant helléniste établit, à propos du titre don (Ibid., § 4) une discussion sur la valeur de certains mots grecs.

Dôron signifie proprement le don, c'est-à-dire, l'objet donné.
— Quant à dôrea et à son synonyme dosis, ces mots signifient proprement la donation, c'est-à-dire, l'action de donner.

Pour mieux distinguer ces significations, Petau cite un passage de Sénèque qui les met bien en lumière.

Le don diffère de l'action de donner - dit Sénèque - ainsi le navigateur est autre que la navigation. Bien qu'il n'y ait point de malade sans maladie, la maladie et le malade ne sont pas même chose : pareillement autre est le bienfait en lui-même, autre l'avantage qui peut en revenir à chacun de nous. Il est incorporel et ne cesse pas d'être : c'est la matière du bienfait qui flotte au gré du sort et qui change de maître.

Petau, Ibid., et Sénèque , Des Bienfaits., lib. VI, c. II.

Mais, pour exprimer la donation, les Grecs avaient encore le mot dôrèma, dont la terminaison est caractéristique. On la retrouve dans d'autres mots signifiant diverses opérations. Elle indique cette action « arrivée à son terme », et voilà pourquoi le même mot s'applique à la fois à l'action et à l'effet.

Saint Damascène nous fait observer cette nuance dans les deux mots qu'on emploie pour exprimer l'action en général.

Il faut savoir que :

— autre chose est l'opération - energeia ;
— autre chose l'opératif - energètikon ;
— autre chose l'opéré - energèma ;
— et autre chose l'opérant - energôn.

— L'opération - energeia - est le mouvement efficace et essentiel de la Nature - hè drastikè kai ousiôdès tès phuseôs kinèsis ;
— opératif - energètikon - se dit de la Nature d'où provient l'opération ;
— opéré - energèma - se dit de ce que réalise l'opération - to tès energeias apotelesma [résultat] ;
— est opérant - energôn - celui qui se sert de l'opération.

S. Damascène, Foi orthodoxe, liv. III, ch. XV. S.C. 540. § 59. p. 93 - 95.

Appliquons cette règle grammaticale aux deux mots qui nous occupent :

dôrea signifie la donation « à son départ », c'est-à-dire, la donation en tant qu'elle vient du donateur ;
dôrèma signifie la donation « à son arrivée », c'est-à-dire, en tant qu'elle est reçue par le donataire, et, par là on reconnaît que dôrèma est presque synonyme de dôron.

Nous rencontrons réunis dans l'épître de saint Jacques les mots qui nous occupent :

Tout don excellent - Pasa dosis agathè,
toute donation parfaite - kai pan dôrèma teleion,
viennent d'En-Haut - anôthen estin.

Épître de Jacques 1 ; 17.

Y aurait-il excès de subtilité à faire remarquer les adjectifs accolés à chacun de ces mots ?

dosis agathè, donation bonne, parce qu'elle part du Bon dont le caractère est extatique.
dôrèma teleion, donation achevée, à son terme, qui est parfaite et qui, par conséquent, « parfait » son effet.


§ 3. — Les Grecs appellent le Saint-Esprit « Donation ».

Cette étude grammaticale met en évidence un fait étrange. Les Grecs, lorsqu'ils ont à parler des noms du Saint-Esprit, préfèrent au mot dôron les mots dôrea et dôrèma. Pour eux le nom propre du Saint-Esprit est plutôt Donation que Don.

Et remarquez-le : je ne m'appuie point sur les textes où il est parlé de la « donation du Saint-Esprit » [en général] ; mais sur les textes où le Saint-Esprit lui-même est appelé « Donation ». C'est ainsi que, dans un passage cité plus haut, saint Grégoire de Nazianze cite dôrèma parmi les appellations du Saint-Esprit. C'est ainsi encore que saint Athanase nomme le Saint-Esprit energeia zôsa kai dôrea - énergie vivante et donation. Et voici que l'union de ces deux mots jette toute une lumière sur une appellation qui nous semblait inexacte.

Remarquez, en effet, que toute « action » est une sorte de « donation » de l'agent au patient, à son origine, dans celui-ci - toude - à son arrivée, en celui-là - en tôde.

Si l'on considère l'action dans son rapport à l'agent, on peut dire, en empruntant le langage de saint Athanase, qu'elle est dardée, envoyée, donnée - eklampei kai apostelletai kai didotai. Si on la considère dans son rapport au patient, on peut dire, en empruntant le langage de saint Hilaire, qu'elle est donnée, reçue, obtenue - donatur, accipitur, obtinetur. L'action est donc une véritable donation de l'agent au patient.

Mais la liaison entre la « donation » et l'« action » est plus intime, lorsque l'action ne donne pas au patient autre chose qu'elle-même. Lorsque je mets un pain dans la main d'un pauvre, je puis distinguer le don et la donation, comme le fait Sénèque. Mais lorsque le soleil donne la couleur à une rose, le don est inséparable de la donation, et ne subsiste que dans la donation ; car l'éclat de cette fleur n'est qu'une participation à la lumière dans l'action illuminatrice du soleil. Et voilà l'image qui convient à notre mystère.

La donation bonne et le don parfait - dit saint Cyrille - n'est pas autre chose que obtenir une part dans le Saint-Esprit.

S. Cyr. , De Triniate, dial. III. — M. LXXV, col. 844.

Or le même docteur répète souvent que le Saint-Esprit est une action vivante , substantielle et subsistante. Que conclure, sinon que la grâce sanctifiante est une participation de cette Action divine et sanctifiante qui est le Terme de la Trinité ? C'est le langage même de saint Cyrille.

Le Saint-Esprit - dit-il - est appelé Saint. Il est saint par Nature ; il ne reçoit pas la sainteté du dehors. Mais lui-même, comme action naturelle, vivante, subsistante, de la substance divine, il fournit le parfait à la créature par la sanctification et la participation de soi-même.

S. Cyrille, Thesaurus, assert. 34. — M. LXXV, col. 596.

Qu'un tel langage nous étonne, je le conçois. Que nous ne l'acceptions qu'avec réserve, je ne m'y oppose pas. Mais je ne pourrais comprendre qu'on torturât les textes pour les détourner de leur sens naturel.


§ 4. — Texte de Didyme.

On aurait tort, d'ailleurs, de renfermer cette conception dans l'enseignement d'un seul docteur. On la trouve plus clairement exprimée encore dans Didyme , dont le témoignage a tant d'importance. Cet Alexandrin résume sa doctrine dans le passage suivant :

Car il y a diversité de dons, mais c'est le même Esprit ; diversité de ministère, mais c'est le Seigneur lui-même ; diversité d'opérations, mais c'est le même Dieu lui-même qui produit tout en tous (I Cor. 12 ; 4 - 7).

Le Père par son opération produit en plénitude la multiplicité des dons et, toute subsistante qu'elle soit, le Fils la multiplie par l'Esprit Saint.

À l'un, en effet, est donné par l'Esprit un langage de sagesse ; à un autre un langage de science selon le même Esprit ; à un autre la foi par le même Esprit (I Cor. 12 ; 8 - 9), ainsi que tous les autres dons que l'Apôtre énumère ;

- à quoi il ajoute : Mais tout cela, c'est le seul et même Esprit qui le produit, distribuant à chacun ses dons selon sa volonté (I Cor. 12 ; 11).

Mais Didyme s'aperçoit qu'on pourrait abuser de ses paroles pour réduire le Saint-Esprit à une action sans subsistence. Il poursuit donc aussitôt :

En apprenant par là que la Nature de l'Esprit Saint est opératrice et, pour ainsi dire, distributrice, ne nous laissons pas entraîner par ceux qui disent que l'Esprit Saint est l'opération et non la substance de Dieu. En bien d'autres endroits (de l'Écriture), il est aussi montré que l'Esprit-Saint a une Nature subsistante.

Didyme l'aveugle. Traité du Saint-Esprit. S.C. 386. § 96 - 97. p. 235 - 237.

On le voit : notre docteur ne repousse nullement l'assimilation du Saint-Esprit à une action, mais il prévient des interprétations erronées ; en digne Alexandrin, il s'inspire de la formule d'Athanase « energeia zôsa » - et il prépare la formule de saint Cyrille : «energeia phusikè te kai zôsa kai enupostatos - énergie naturelle, vivante et subsistente ».

Il me semble qu'on peut traduire toute cette doctrine patristique de la manière suivante :

Au niveau du monde créé, l'action divine se fait par un commandement qui est suivi par un effet concret :

Tout ce qui est de l'homme et dans l'homme est le terme d'une opération de Dieu, et par conséquent d'une donation purement gratuite. Mais dans l'ordre de la nature, cette opération divine est un simple commandement efficace.

Au niveau divin, l'action divine se fait par l'émission d'une énergie qui s'appelle « la grâce » :

Quant à l'ordre surnaturel, il est tellement au-dessus de la Nature que les opérations divines qui le constituent et l'achèvent revendiquent exclusivement le nom de grâces.

Au niveau divin, l'action divine entraîne la présence personnelle de Dieu :

En même temps, cet ordre est tellement divin, qu'il n'y faut pas moins que l'opération subsistante et personnelle de Dieu, qui soit envoyée comme le fond substantiel - hulè - de la grâce, pour opérer et distribuer, comme il lui plait, toutes les formes de grâces.

Au niveau humain, l'action de la personne trinitaire divinise l'être humain, qui possède dès lors lui-même l'action divine :

L'homme, possédant l'Esprit-Saint, est alors vraiment participant de la Nature divine ; car Dieu lui fait donation de sa propre opération.


§ 5. — « Usus in Munere - l'usage dans le don ».

Saint Hilaire a distingué les trois Personnes divines à l'aide de la formule suivante :

Infinitas in AEterno, species in Imagine, usus in Munere - l'Infinité dans l'Éternel, la vue de Dieu dans l'Image, l'usage dans le Don.

S. Hilaire, De Trinit., lib. II, § 1.
Hilaire de Poitiers. La Trinité. DDB 1981. T. I. p. 62 - 63.

L'autorité de ce docteur et l'énigme de sa formule tentèrent le génie scrutateur de saint Augustin qui, d'ailleurs, ne déguise point son embarras. Je ne sais pourquoi au lieu des mots : infinitas in aeterno, il apporte les mots : aeternitas in Patre - l'éternité dans le Père ; car il n'avertit pas que cette substitution vienne de lui.

Un écrivain, voulant d’un mot désigner dans les créatures les attributs de chacune des personnes de la Trinité, a dit: « L’Éternité dans le Père, la Beauté dans l’Image, l’Usage dans le Don ». Et comme Hilaire - car c’est lui qui a écrit cela dans ses livres - est un auteur de grande autorité en fait de commentaires sur les Ecritures et de défense de la foi, après avoir cherché de toutes mes forces à pénétrer le sens caché de ces mots : Père, Image, Don, éternité, beauté, usage, je pense qu’il a simplement entendu dire par le mot d’éternité, que le Père n’a point de père de qui il soit né, mais que le Fils tient l’être du Père et lui est coéternel.

S. August., De Trinitate, lib. VI, § 11.

Il explique ensuite admirablement les mots : « species in imagine - la vue de Dieu dans l'Image » :

En effet, si l’image reproduit parfaitement l’objet dont elle est l’image, c’est elle qui lui est coégale, et non lui à elle.

Hilaire a nommé cette image beauté, à cause, je pense, de la beauté qui résulte de cette parfaite convenance, de cette première égalité, de cette première similitude, où il n’y a aucune différence, aucune inégalité, aucune dissemblance, mais où tout répond identiquement à l’être dont elle est l’image ; où est la vie première et souveraine, pour qui vivre et être ne sont pas choses différentes, mais une seule et même chose ; où est l’intelligence première et parfaite, pour qui vivre et comprendre ne sont pas chose différentes, mais où comprendre, vivre et être ne sont qu’une seule et même chose : Verbe parfait, à qui rien ne manque ; moyen d’action, pour ainsi dire, du Dieu tout-puissant et sage, contenant dans sa plénitude la raison immuable de tous les êtres vivants ; en qui tous sont une seule chose, comme elle-même est une seule chose d’une seule chose, avec qui elle ne fait qu’un.

Là, Dieu connaît tout ce qu’il a fait par elle, en sorte que quand les temps passent et se succèdent, rien ne passe ni ne se succède dans la science de Dieu. Car ce n’est pas parce que les choses créées sont faites que Dieu les connaîtv; mais plutôt elles sont faites et changeantes, parce que Dieu en a la connaissance immuable.

Mais l'embarras se manifeste de nouveau à propos du dernier membre : usus in munere - l'usage dans le don. Conformément à sa théorie psychologique, il prend le mot usus dans le sens de jouissance - fruitio. Il explique donc la formule d'Hilaire par l'amour réciproque du Père et du Fils.

Cette ineffable union du Père et de son Image n’est donc pas sans jouissance, sans amour, sans joie. Et c’est cet amour, cette délectation, cette félicité ou béatitude — si aucune de ces expressions humaines est digne — qu’Hilaire appelle d’un seul mot, Usage.

Puis, comprenant que le mot in munere - dans le don entraîne pour le mot usus - usage une relation à la créature, il ajoute, sans plus d'explications :

C’est-à-dire : l’Esprit-Saint dans la Trinité, non engendré, mais doux lien de celui qui engendre et de celui qui est engendré, se répandant avec générosité et abondance sur toutes les créatures dans la mesure de leur capacité, afin que chacune soit dans l’ordre et se tienne à sa place.

Cette dernière phrase lui sert de transition pour approprier au Saint-Esprit l'ordre qu'on admire dans la création.

Aussi tous ces êtres, créés par l’art divin, portent en eux un certain cachet d’unité, de beauté et d’ordre. En effet, chacun d’eux est une espèce d’unité, comme par exemple, les natures des corps et les facultés des âmes ; possède un genre de beauté, comme les figures ou les propriétés des corps, les connaissances ou les talents des âmes ; et tend à un certain ordre ou s’y tient, comme le poids ou les situations du corps, et les affections ou les plaisirs des âmes. Il faut donc voir et comprendre le Créateur par ses ouvrages (Rom., I, 20 ) et retrouver dans chaque créature, dans une certaine proportion, les traces de la Trinité.

Puis-je dire franchement ma pensée, avec tout le respect dû au très grand Docteur de l'Église, saint Augustin ?
Sa dernière phrase ne paraît qu'une évasion ou une transition ; la pensée profonde qu'elle contient aurait besoin de plus longs développements ; car on n'aperçoit point à première vue le lien entre l'amour mutuel du Père et du Fils et le bienfait de la création.

Quant à la première phrase : « Cette ineffable union du Père et de son Image n’est donc pas sans jouissance, sans amour, sans joie », elle revient à dire, d'une façon polie, que saint Hilaire a confondu les deux mots uti- user de et frui - jouir de, si bien distingués ailleurs par saint Augustin dans une très belle analyse.

Jouir, c'est s'attacher par amour à une chose pour elle-même.
User, c'est faire servir ce qui tombe sous l'usage, à obtenir l'objet qu'on aime, si toutefois il peut être aimé.
Car user d'une chose pour une fin illégitime, c'est moins un usage qu'un abus.

Représentons-nous donc comme des voyageurs qui n'ont de bonheur à attendre que dans la patrie ; désireux de la rejoindre pour mettre un terme aux peines et aux misères de l'exil, nous avons besoin d'employer les véhicules nécessaires pour nous transporter sur terre ou sur mer jusqu'à cette patrie dont nous voudrions jouir.

Mais si, captivés par les beautés du voyage et les douceurs mêmes du transport, nous nous arrêtons à jouir de ce dont il fallait seulement user, alors nous désirons voir la voie se prolonger, et sous l'empire d'un plaisir funeste, nous oublions la patrie dont les charmes devaient nous rendre heureux.

Ainsi en est-il dans le cours de cette vie mortelle où nous voyageons loin du Seigneur (II Cor. 5 ; 6); s'il est vrai que nous soupirions après la patrie où se rencontre le vrai bonheur, il faut user de ce monde et non pas en jouir ; il faut s'en servir pour découvrir et admirer dans l'image des créatures, les grandeurs invisibles du Créateur (Rom. 1 ; 20), et s'élever ainsi de la vue des choses sensibles et passagères à la contemplation des choses spirituelles et permanentes.

S. Augustin, De doctrina christiana, lib. I, c. 4. — M. XXXIV, col. 20.


§ 6. — Explication par Saint Hilaire.

Mais, si l'on a recours à saint Hilaire lui-même, on voit que ce Docteur n'a pas commis cette confusion, et que dans sa formule usus in munere - usage dans le don, il entend bien le mot usus au sens de l'usage que nous devons faire nous-même de ce Don adorable. Voici, en effet, un passage où il se propose d'expliquer la vertu et l'office de ce Don. Après avoir rapporté les textes où il est dit que nous prions dans le Saint-Esprit, et surtout le fameux texte exploité par Origène et autres : il y a certes diversité de dons... il conclut :

Nous voyons donc ici ce qui motive un tel don, nous voyons ses effets. Je ne sais vraiment pas pourquoi nous douterions de l'existence de celui dont nous sont si manifestement indiquées l'origine, la nature et la puissance ! Servons-nous donc de ces grâces si largement distribuées, et demandons à bénéficier au maximum de ce don si nécessaire - usum necessarii Muneris expectamus.

S. Hilaire, De Trinit., lib. II, § 34 et 35.
Hilaire de Poitiers. La Trinité. DDB 1981. T. I. p. 90 - 91.

Que veut-on de plus décisif sur le sens du mot usus ? Pour plus ample explication désire-t-on un exemple de cet usage ? Eh bien ! il n'y a qu'à poursuivre le même passage de saint Hilaire. Je le cite tout entier parce qu'il montre bien comment la présence substantielle du Saint-Esprit est la raison et le fond - hulè - de tous ses dons.

Saint Hilaire continue, pour engager à demander l'usage du grand Don :

L'Apôtre, en effet, nous le certifie, comme nous l'avons déjà indiqué plus haut : « Pour nous, nous n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits » (I Co 2 ; 12). Ainsi, le don reçu doit avoir pour fruit la connaissance. En effet, de par la nature du corps humain, chacun de nos sens s'émousserait s'il ne jouissait plus des conditions nécessaires à l'exercice de ses facultés. L'œil ne pourrait remplir son office sans la lumière et le jour ; l'oreille ignorerait son but, si elle ne percevait plus ni voix, ni son ; l'odorat ne saurait plus à quoi il sert, si l'odeur ne parvenait plus aux narines. Ce n'est pas du fait de leur nature que tous ces sens seraient alors déficients, mais parce qu'ils n'auraient plus de quoi s'exercer. Il en est ainsi pour notre âme : elle ne pourra puiser à ce don de l'Esprit que par la foi ; par sa nature, elle a bien la faculté de connaître Dieu, mais il lui manque cette lumière qui lui permettrait de le saisir.

Ibid., § 35.

Voilà l'exemple. La présence du Saint-Esprit est nécessaire pour le don de science, comme la lumière est nécessaire aux yeux du corps pour voir. L'âme fait usage du Saint-Esprit, comme l'œil fait usage de la lumière.

Puis, généralisant, saint Hilaire conclut :

Or ce Don unique qui est dans le Christ, est offert en plénitude à tous. Il y est tout entier à notre disposition, mais il est donné dans la mesure où chacun veut l'accueillir ; il demeure en nous dans la mesure où chacun veut le mériter. Restant avec nous jusqu'à la consommation des temps, il est la consolation de notre attente. Par l'action de ses dons, c'est lui le gage de notre future espérance, c'est lui la lumière des esprits, c'est lui la splendeur des âmes. Aussi nous faut-il demander cet Esprit-Saint, le mériter, et ensuite le conserver par la foi et la docilité aux préceptes divins.

Ibid.

Je pense que le lecteur se rend bien compte du sens que saint Hilaire attache à sa formule usus in munere. Le Don, c'est le Saint-Esprit en sa propre personne, et c'est à nous d'en faire usage.


§ 7. — Coopération à la grâce sanctifiante.

Pour mieux comprendre la beauté de cette formule, rapprochons-la encore une fois du titre energeia.

Les Grecs, en appelant le divin Esprit opération de Dieu, le nommaient équivalemment don, puisque l'opération de l'agent est pour être reçue dans le patient, mais ils nous faisaient en même temps comprendre ce qu'il faut entendre par ce Don.

Ce n'est pas un bijou de simple parure. C'est le don d'une activité en action. C'est comme le don d'une eau vive qui se répandrait dans les veines pour vivifier le sang ; c'est comme l'onction d'une huile qui se diffuserait dans la chair pour lui donner souplesse et vigueur. C'est le don d'une odeur divine qui enivre d'enthousiasme. En un mot, c'est le don qui pousse à l'action ; car c'est le don d'une action.

Voilà pour le Don, bien appelé par saint Hilaire : munus, comme on dirait : fonction.

Et quel en sera l'usage ?

User d'une chose, c'est s'en servir ; c'est-à-dire, agir avec l'aide de cette chose. Le don divin ne nous est donc pas accordé pour que nous le cachions au fond de notre âme, comme l'avare fait de son trésor, mais pour que nous en usions. Or, ce Don, mis à notre usage est l'action divine. Comment posséder une action ? comment la mettre en usage ? comment s'y unir, sinon par la coopération ?

Concluons que ce qu'on appelle dans le langage habituel : « coopérer à la grâce sanctifiante », saint Hilaire l'appelle hardiment : « faire usage du Saint-Esprit ». Voilà comment autrefois on comprenait la vie surnaturelle du chrétien !


§ 8. — Donateur, donné, donation.

Toute cette belle doctrine est renfermée dans la formule grecque : du Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit, qui, suivant saint Basile, exprime la providence divine sur les hommes (S. Basile, De Spiritu sancto, § 16 et § 68). Méditons-la.

Donner est un acte d'amour et de libéralité, par conséquent un mouvement expansif qui va du donateur au donataire. On ne peut donner que de son bien, de suo. Plus le bien donné est intime au donateur, plus sa libéralité est grande, plus son amour se manifeste. L'amour parfait donne non pas de ses richesses en or ou en argent, mais il donne quelque chose de soi, de se. Dieu a poussé jusque-là sa libéralité pour les hommes. « L'amour divin, dit saint Denis, est extatique » (S. Denis, Des noms divins, ch. IV, § 13.). Le Père a tiré de soi-même - ex autou - ce qu'il nous donne.

Mais que peut-il sortir de Dieu le Père, sinon Dieu le Fils ? Que peut donner un Père ? père dit père d'un fils et ne dit que cela. Le don du Père, le don qu'il tire de soi, n'est autre que le Fils qui procède du Père - ek Patros. Le Père ne peut se donner tout entier qu'en donnant son Fils. Dieu a tant aimé le monde qu'il a donns son Fils unique (Jn. 3 ; 16). Le Fils est le don, la chose donnée. Mais le Fils est la sagesse et la volonté même du Père et, par conséquent le Père ne peut rien donner que par son Fils. Donc, en même temps que le Père donne son Fils, le Fils se donne lui-même : le Christ vous a aimés et s'est donné lui-même (Ephésiens 5 ; 2).

C'est ainsi que dans une même et unique donation le Père donne son Fils et le Fils se donne lui-même. Mais la donation est l'action de donner. Dans quelle action le Fils est-il donné par le Père et par lui-même ? Donne-t-on son Fils, se donne-t-on soi-même par caprice et pour ainsi parler, du bout des doigts ? Non pas : une telle donation part du fond même de l'être ; une action qui exécute un tel transfert est égale au donateur et au don. Dieu nous donne son Fils dans son propre Esprit - en Pneumati.

Puisque cet Esprit est l'action substantielle et subsistante du Père et du Fils, Il est la donation même - dôrea - acte subsistant du transfert. « Donateur, Don, Donation » : tels sont les caractères du Père, du Fils, du Saint-Esprit, par rapport à l'économie de notre justification surnaturelle.

Si les Grecs ont préféré le mot Donation, ce n'est pas que le titre de Don ne convienne pas aussi au Saint-Esprit. Car si toute opération est un don de l'agent au patient, à combien plus forte raison, en est-il aussi d'une opération substantielle et subsistante ? Si toute donation est un cadeau, combien plus une donation qui est une Personne divine ? Les Latins ont donc eu raison d'appeler le Saint-Esprit Donum, puisque saint Hilaire nous montre dans l'Écriture que cette divine Personne est donnée, reçue, obtenue - donatur, accipitur, obtinetur.

Nous pouvons, d'ailleurs, unir la pensée grecque et la pensée latine, en nous inspirant d'une belle formule que j'ai déjà citée. Pour dépeindre la vie de la Trinité en elle-même, saint Bernard a dit :

Pater osculans, Filius osculatus, Spiritus osculum - le Père embrassant, le Fils embrassé, le baiser étant l'Esprit.

Pour exprimer la vie de la Trinité dans le chrétien, on peut dire :

Pater dans, Filius datus, Spiritus donum - le Père donnant, le Fils donné - le Don étant l'Esprit.

C'est un très beau parallélisme sylistique, mais le sens de ces deux phrases est-il réellement identique ?
Saint Bernard nous montre le Père embrassant le Fils. C'est une conception typiquement « filioquiste », où l'Esprit est le lien d'amour entre le Père et le Fils. Une relation n'est pas une personne : il est difficile d'imaginer qu'un baiser puisse tenir lieu d'une personne intégrale !

L'autre sentence nous montre le Père qui donne son Fils - à qui ? - à ses Disciples et à ceux qui, dans la foi, apprennent, par l'enseignement du Christ, à aimer et connaître le Père. Le Fils se donne lui-même aux êtres humains faits à l'Image de Dieu, par sa passion et sa résurrection. L'Esprit est le Don lui-même, en tant que Personne, qui vient demeurer au sein du croyant - et qui vivifie et fait croître la vie spirituelle de celui-ci.

Le première sentence donne une présentation de la vie intra-trinitaire, où nous avons quelque difficulté à reconnaître l'Esprit en la plénitude de son hypostase ; la deuxième sentence nous montre le processus de révélation trinitaire qui se déroule au sein de l'humanité. Dans ce processus, c'est l'Esprit-Saint en tant que « subsistent » - c'est-à-dire en tant que Personne - qui habite véritablement dans l'âme du croyant, le « divinisant » par ce fait même.


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