Orthodoxie en Abitibi

Le Père Léonide Chrol
Alpha et Omega - Livre II

- P. Georges Leroy -

Le Père Léonide Chrol
Théologien de l'« Alpha et Omega » - Livre II


Cliquer ci-dessous, pour vous retrouver aux points correspondants du texte :

- 19 - Livre II - Dieu en lui-même. L'idée trinitaire.
- 20 - Apophase et cataphase.
- 21 - Transcendance et immanence.
- 22 - La vraie négation.
- 23 - Fusion et identité d'essence.
- 24 - Les trois modalités.
- 25 - La coessentialité de l'essence.
- 26 - La Trinité divine.
- 27 - L'Antinomie comme remède à l'unilatéralité des formules.
- 28 - Essence et hypostase.
- 29 - Notion orientale et occidentale de la personne.
- 30 - Essence et hypostase d'après l'antinomisme.
- 31 - l'homoousios nicéen.
- 32 - Le « Moi » trinitaire et le « Moi » créé.
- 33 - Sujet et Objet.
- 34 - Le Père en tant qu'Essence.
- 35 - Cause et causés.
- 36 - La symétrie trinitaire.
- 37 - Synthèse : Père, Fils et Saint-Esprit.
- 38 - Quelques réflexions à propos de la personne.

Les réflexions et commentaires que nous nous sommes permis d'ajouter au texte du P. Léonide Chrol, pour une meilleure compréhension de ce texte, figurent en BLEU.

Les sous-titres sont ajoutés par le rédacteur, car ils n'existent pas dans le texte original.


- LIVRE II -

Chapitre 19

Dieu en lui-même : La Trinité divine.


1) Dieu un ou Dieu trine ?

couverture d'Évangéliaire

Comme nous l'avons déjà indiqué dans le chapitre précédent, la vérité de « Dieu en soi », dans la conscience catholique-orthodoxe, ne peut être séparée de l'idée trinitaire.

Le christianisme intégral n'est pas une religion uniquement monothéiste, comme semblent l'être au premier abord les confessions chrétiennes historiques : l'idée trinitaire constitue à la fois la pierre angulaire, le sommet et le centre de son expérience spirituelle.

Pourtant, dans les confessions occidentales du Catholicisme romain et du Protestantisme, cette idée semble quelque peu mise au second plan par la fameuse division scolastique entre Dieu Un et Dieu trinitaire.

Cette division semble apparemment normale pour un esprit logique, et pose toujours le de Deo uno avant le de Deo trino. Cette définition scolastique est étrangère aux yeux de l'Orthodoxie « orientale », bien que ce soit précisément cette division occidentale que l’on rencontre dans la plupart des « cours de théologie orthodoxe » de l'Église d'Orient ; il n'y a qu'un seul ouvrage, peu connu, qui conserve la pleine vigueur du principe catholique-orthodoxe, celui de Gorodkov.

À l’heure actuelle, la théologie orthodoxe a heureusement retrouvé ses fondements patristiques et s’est émancipée de sa « captivité » des catégories de la pensée scolastique – qui a sévi au long des XVIIème et XIXème siècles en Russie.

Ce qui étonne avant tout, dans cette division scolastique, c'est le fait que l'on semble oublier toute une moitié du problème — que Deus est vox relativa (Newton), et que le fameux problème du « de Deo uno » n'a pas de sens en dehors de celui de la création, — de la création possédant d'ailleurs aussi « plusieurs dieux ». Ce « seul Dieu » a été considéré historiquement sous plusieurs aspects qui déterminèrent les divisions conventionnelles de la théologie scolastique : « Dieu en soi », « Dieu comme Créateur », « Dieu comme Rédempteur », « Dieu comme Juge et Justificateur », etc. Rares sont ceux qui se sont demandés ce que signifient réellement ces diverses faces d'un seul être. Si on l'avait fait, on aurait de suite compris que cette multiplicité peut être réduite à une dualité : « Dieu en Lui-même » et « Dieu en-dehors de Lui-même ».

Dieu en soi, c'est la Sainte Trinité qui, tout en l'étant, n'est pas uniquement un seul Dieu ;

Dieu en dehors de soi, c'est Dieu comme Créateur et Conservateur du monde, Dieu comme unité de la multiplicité de la création qui, en elle-même, n'est pas une unité - tout en l'étant.

Telle est la place propre du dogme du « de Deo uno ».


2) La pertinence du concept d'un « Dieu en général » :

L'idée de « Dieu en général » - idée commune à tous les peuples païens sous diverses formes toutes recueillies dans la conception chrétienne de Dieu sous les deux aspects susindiqués - n'est qu'un très faible préambule à l'idée trinitaire.

On a beau dire que l’idée trinitaire unit en elle, dans un tout antinomique, les deux extrêmes du monothéisme (ou hénothéisme) et du polythéisme, par l'affirmation des Trois en la divinité ; on a beau dire que l'Orthodoxie catholique ne connaît aucune différence entre les termes « Dieu » au singulier, « Dualité » au « duel », « Trinité » au « triel » pour ainsi dire, et « Dieux » au pluriel (les opinions officielles luttent contre l'emploi du terme « Dieu » au pluriel lorsqu'on parle des « Trois » ensemble, ce qui est à nos yeux une survivance historique sans grande valeur théologique) ; mais la Trinité chrétienne est quelque chose de bien plus profond que la synthèse des deux contraires, l’unité et la multiplicité.

La Trinité divine, comme dogme universel et unique du christianisme intégral, se trouve complètement en-dehors de toutes les idées que l'esprit humain — indifféremment chrétien et païen — se fait de Dieu ; si toutes ces particularités sont conservées intactes dans le sublime dogme chrétien, ce n'est qu'à titre de menus reflets, parfois même logiques, de la grande vérité universelle. Ce n'est que dans ce sens-là que l'on peut dire que le dogme trinitaire conserve tous les traits essentiels du monothéisme et du polythéisme. Ce n'est que dans ce sens-là qu'il est la sanctification :

- de la philosophie moniste,
- du dualisme (car Dieu existe en deux modalités susmentionnées),
- du pluralisme (Dieu étant multiple dans ses qualités personnifiées par toutes sortes de mythologies populaires),
- et enfin du panthéisme, car Dieu est ou au moins sera partout, dans les moindres choses de ce monde :

Lorsque toutes choses auront été soumises (au Christ), alors le Fils Lui-même se soumettra à Celui qui Lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous.

I Co 15, 28.


3) La Trinité comme synthèse supra-rationnelle :

D'autre part, le dogme trinitaire est une synthèse suprarationnelle des deux pôles de la théologie moderne :

- du déisme rigoureux (affirmation de la « transcendance » divine : protestantisme radical !),
- et du panthéisme le plus matérialiste (doctrine d'un Dieu immanent, n'existant qu'avec et dans ce monde : hindouisme !).

Le dogme de la Trinité est le point de rencontre de toutes les idées possibles sur Dieu — qui ont été émises, qui ne l'ont jamais été, qui le seront ou non dans l'avenir.

Du seul fait de son caractère universel, ce dogme constitue la source d'où découle tout le reste - en commençant par la vérité fondamentale de toute religion, le théandrisme. L'opinion considérant le dogme de l'Incarnation comme primitivement unique et fondamental (comme le disent Soloviev et Androutsos) est unilatérale et par conséquent inexacte. Le dogme de la Trinité dépasse vraiment toute intelligence : credo quia absurdum (Tertullien).


4) Les « preuves » de l'existence de Dieu :

Notons en passant que l'Orthodoxie catholique ne reconnaît pas la validité des prétendues preuves de l'existence de Dieu. Il est absolument inutile de prouver quoi que ce soit dans ce domaine, et ceci non parce que « personne n'a jamais vu Dieu »,

Dieu, personne ne l’a jamais vu ; Dieu Fils unique monogenès qui est dans le sein du Père, l’a fait connaître (Jn 1, 18).

- mais surtout parce que tous les essais de ce genre n'ont aucune valeur objective, incarnée dans la vie. Car ce n'est qu'une expérience vitale, à la fois objective (car tout homme peut l'accomplir par la voie de l'ascèse) et subjective (comme dirigée vers l'intérieur de l'être humain) qui peut nous permettre de sentir Dieu par la voie, unique et seule possible, de la participation réelle à la Divinité. L'existence de Dieu ne peut être que plus ou moins « démontrée » ; ce n'est que la foi réalisée dans la vie, qui soit notre guide unique en ce domaine.

Combien maigres et pauvres sont, par exemple, toutes les preuves classiques, énumérées par saint Thomas dans sa Somme ! Clamant quod facta sunt — la preuve par l'existence du monde et celle de sa structure vraiment merveilleuse — en est la meilleure, mais elle aussi ne peut être accomplie en nous que par la voie de l'ascèse : Dieu nous a vraiment créés, et pourtant, souvent nous ne sentons pas, dans notre vie quotidienne, cette dépendance envers Lui. Enfin Dieu comme Créateur n'est pas « Dieu en Lui-même ».


Chapitre 20

Apophase et Cataphase.


1) Théologie affirmative et théologie négative :

Cette dualité nous dessine deux possibilités de concevoir Dieu qui s'ouvrent à nous dès les premiers siècles de l'existence historique du christianisme : celle de la théologie « affirmative » (kataphatikè) et celle de la théologie « négative » (apophatikè).

2) La théologie cataphatique :

La théologie affirmative consiste dans le fait d'approprier à Dieu, au superlatif des superlatifs bien entendu, toutes les « qualités » que nous considérons en nous-mêmes, comme le summum de la création - et dans le monde entier, comme le reflet des qualités et des propriétés divines (Rm 1, 21). Il est vrai que parmi ces qualités nous faisons un choix : nos choisissons celles qui sont dignes de Dieu (prépousi to Theo), telles celles-ci :
- l'esprit, superlatif de la raison et forme supérieure de l'être ;
- l’éternité, superlatif de la durée et abolition de la mauvaise infinité du « temps » ;
- l'omniscience, superlatif de la connaissance ;
- l'ubiquité, superlatif de l'espace ;
- la bonté absolue,
- l’immortalité,
- la toute-puissance, etc...

C'est un procédé qui nous rappelle les « procédés par l'infini » des mathématiques : Dieu comme limite de toutes les perfections possibles (la via eminentiae des scolastiques).

En nous, l’existence de la faculté de penser ainsi démontre l'existence en Dieu de quelque chose qui nous est infiniment proche, d'une parenté avec nous. C'est précisément cette parenté que souligne l'Écriture : « faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance » (Gn. 1, 26).

3) La théologie apophatique :

La théologie négative consiste, par opposition, en la négation systématique en Dieu de toutes les qualités possibles et imaginables : Dieu non seulement n'est pas la limite de ce monde, mais dépasse la création à un tel point que toute définition, si juste soit-elle, Lui inflige une limitation, L'appauvrit d'une manière illégitime. Dieu n'est ni Esprit, ni Vie, ni Être, ni Vérité. Toutes ces définitions dépendent d'ailleurs de leurs opposés contradictoires : la vie est définie par la mort, la lumière par les ténèbres, la joie par la tristesse.

Le « A » privatif grec, qui désigne l’absence de toute qualité ou quiddité, nous donne seul la possibilité de parler de Dieu théoprépos - appropriée à Dieu. Dieu est aoratos, invisible ; ameristos, incommensurable ; akhoristos, incontenable ; anousios, inexistant, etc...

Chez les auteurs, ces deux théologies sont souvent mêlées d'une manière inextricable ; ainsi le fondateur lui-même de la théologie négative, Denys « l'Aréopagite » et avant lui, le génial gnostique Basilide donnent finalement à Dieu le nom des noms, celui du Bien suprême.

Car la « négation pure » est très difficile à penser et à vivre ; elle semble tuer en Dieu toute réalité, en Le transformant en un fantôme. L'Occident chrétien a même consciemment pris le parti de voiler la négation, surtout depuis saint Thomas d'Aquin.

Quelle position le christianisme intégral occupe-t-il à l'égard de ces deux possibilités ?

Comme toujours il les unit, malgré leur antagonisme apparent, en une seule doctrine théologique. La solution du « problème de Dieu » se trouve enfermée dans toutes sortes de solutions partiales et partielles — l'athéisme, le déisme, le panthéisme, le dualisme, le polythéisme et autres « ismes », comme nous l'avons vu.

Prises à part, ces solutions sont bien aveugles, unilatérales, insuffisantes ; mais chacune d'elles possède une étincelle de vérité. Dieu est infiniment transcendant au monde — « mes pensées ne sont point vos pensées » (Is. 55, 8) — et lui est parfaitement immanent : « nous sommes de sa race » (Ac. 17, 28) ; « nous devenons participants de la Nature divine » (2 Pierre 1, 4).


Chapitre 21

Transcendance et immanence.


1) La « face créatrice » de Dieu :

L'antinomie de la transcendance-immanence est l'antinomie fondamentale de la conception intégrale de Dieu. Elle est à la fois terminus a quo et terminus ad quem pour la création, et en même temps un grand NON à l'égard de toute création, de tout être fini. Ce non, cependant, n'est pas tel qu'on puisse « définir » Dieu par le monde comme étant son opposé.

Toute relation entre Dieu et le monde est d'ordre théandrique ; elle suppose l'existence d'un Dieu-Homme, du Christ, comme moyen de communication. Mais Dieu en Lui-même, en dehors de toute relation avec le monde, est une antinomie qui par elle-même ne nous apprend rien d'affirmatif ni de négatif.

Car tout ce que nous pouvons connaître de Dieu, par la foi ou par la raison, c'est la face créatrice de Dieu qui, en elle-même, est limitée et « définie » par la création. Cette face créatrice n'existe qu'avec la création. Par conséquent, cette face créatrice peut être appelée un Dieu en-dehors de Lui-même, distinct du Dieu en Soi.


2) L'antinomie trinitaire :

Mais l'antinomie souveraine - trinitaire à proprement parler - ne peut être exprimée adéquatement par la création. L’antinomie souveraine ne pose, en parlant de Dieu, aucune question concernant ses relations avec le monde :

- Dieu n'est ni esprit, ni non-esprit ;
- ni éternel, ni non-éternel ;
- ni transcendant, ni non-transcendant ;
- ni immanent, ni non-immanent ;
- ni vérité, ni non-vérité, etc...

À cet égard, l’antinomie souveraine s’apparente au célèbre Nirvana des bouddhistes - dont on ne peut rien nier ni rien affirmer, et qui entre ainsi dans la notion intégrale de Dieu.

L'union des deux théologies est parfaite, en ce sens que l'on ne peut pas dire que Dieu est esprit ni qu'Il ne l'est pas ; ni l'affirmation ni la négation ne peuvent saisir Dieu.

Dieu est un véritable mystère, mystérion, intraduisible en notre langue et inaccessible à nos sens. Le cri d'un animal sauvage, cri indistinct, dicté par une terreur involontaire ou un désespoir impuissant, l'exprime peut-être mieux que les subtils raisonnements de notre intelligence...


3) Double négation et double affirmation :

D'autre part, tout en étant une double négation, Dieu se trouve être en même temps et nécessairement, une double affirmation. S'il n'est ni vérité, ni non-vérité, II est en même temps inévitablement et vérité, et non-vérité ; la négation se base toujours sur l'affirmation.

Ceci nous dessine déjà en Dieu trois modalités :

- la double négation constituant la première modalité (il n'est ni vérité, ni non-vérité) ;

- et la double affirmation dessinant les deux autres :
- l'affirmation « positive » (il est vérité) ;
- et l'affirmation « négative » (il est non-vérité).


4) La division de l'indivisible :

Pénétrons maintenant encore plus profondément dans l'antinomie divine qui divise l'indivisible et mélange l’immiscible, tout en les conservant intacts.

Notre raison ne pouvant prolonger simultanément l'antinomie dans les deux sens opposés, nous nous voyons obligés de recourir à la méthode discursive habituelle.

La division de l'indivisible est pleine et parfaite ; en divisant l'indivisible, l'antinomie exige une différence et une non-identité complètes des divisibilités.

Ces divisibilités individuelles ou qualités constituent une multiplicité indéfinie, une gamme de couleurs, issues d'une seule couleur incolore, la couleur blanche.

Celle de la Transfiguration… Nous reconnaissons ici la Lumière incréée dans le spectre de laquelle se trouvent toutes les possibilités de la Création, qui se distinguent entre elles par un « dosage » différent de postivité et de négativité, en chacune d’entre elles.

Chacune de ces divisibilités est une entité unique, un certain « A » qui définit tout ce qui se trouve en-dehors de lui comme « non-A ». Quelle est la nature exacte et le point culminant de cette négation ?


Chapitre 22

La vraie négation.


1) La mauvaise infinité des oppositions :

D'habitude, on commet ici une faute très grave. Sans aucun motif plausible, on définit la négation comme une sorte d'affirmation tournée à l'envers : on la définit comme un acte d'autoaffirmation de l'individu, qui se distingue ainsi de ses semblables et de son entourage.

On s'imagine que, cherchant à se définir, l’individu se quitte lui-même et se dirige vers les autres pour les rejeter ensuite comme un non-moi ; ensuite, il revient à lui-même, pour recommencer à nouveau ses recherches, qui resteront toujours vaines.

Il résulte de tout cela la création d’une infinité confuse, faite d’une succession de non-moi. Cela a logiquement contribué à donner au jugement négatif, le qualificatif d'infini.

Dans ce sens habituel, la négation conçue comme le rejet nu de tout ce qui n'est pas l'objet donné, ne définit absolument rien ; elle revient par l'infini à son terminus a quo et donne une nouvelle « preuve » de la donnée absolue A = A.

C'est un infini qui peut être représenté par la figure d'un serpent qui se mord la queue : jamais il ne sort de lui-même.

Il va de soi qu'on ne peut opérer avec un pareil procédé. La négation ne serait ainsi qu'une esclave de l'affirmation ; celle-ci à son tour devenant tout aussi incomplète en elle-même, en dehors de la négation.

La vraie négation de notre « A » est donc un « — A », et un seul, qui le définit comme « + A », comme quelque chose de réel, de positif, comme un objet.

Ce « — A » n'est pas le monde qui l'entoure, car ce dernier, bien qu'inexistant en dehors de « + A », est incapable de définir la « moiïté » de cet « A ». Il ne peut donc que postuler « + A » pour exister avec et par lui.

Le monde qui entoure les êtres est incapable de constituer l'unité intrinsèque de ces êtres.

Chaque chose dans ce monde peut en effet être définie par ce monde et en même temps ne le peut pas, en vertu de la loi de l'antinomie. Ainsi donc :

« + A » se trouve dans « — A » ;
de même que « + A » est quelque chose de « défini », « — A » l'est aussi ;
« — A » est « contre-objet » ou sujet de « + A » ;
le sujet donne avec son objet un zéro.

« + A » est une déviation du « niveau absolu » dans le domaine de l'affirmatif,
car il n'y a au fond aucune raison pour que ce niveau penche tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.

Chaque être constitue un tout antinomique constitué de ce qui est figuré ici par « + A » et « – A » ; ainsi, chaque être respecte l’équilibre du Cosmos.

Par contre, un « moi » qui se définit par opposition à tous les « non-moi » dont il suscite le surgissement par le rejet qu’il en fait, provoque de ce fait un important déséquilibre du Cosmos, où les facteurs négatifs l’emporteront largement sur les facteurs positifs.

Telle est la négation véritable, polaire, qui est loin d'être perdue dans l'infini des autres objets, ceux-ci pouvant être « non A », mais jamais « — A ».

Cette négation ou sujet de son objet existe nécessairement lorsque existe le « + A ».

L'antinomie de l'indivisibilité nous révèle donc dans chaque entité deux parties diamétralement opposées :

« + A » et « — A »

« - A » est SUJET de « + A », qui est OBJET.
« - A » est CONTRE-OBJET de « + A ».
« + A » est en position d'équilibre par rapport à « - A ».

- Chaque entité existe en tant qu'objet et contre-objet.
- Chaque entité existe en tant que sujet et contre-sujet.

L'antinomie de l'indivisibilité révèle un Cosmos dont la trame est l'harmonie et l'équilibre.
L'infinité confuse, faite d'une succession de « non-moi », révèle par contre un Cosmos
dont la trame est le conflit et la division.


Les notions de sujet et d'objet sont absolument fondamentales, dans la pensée du Père Léonide. Il importe de bien les comprendre, afin de saisir la portée de ses réflexions.
Les termes de sujet et d'objet peuvent prêter à confusion : en général, un « objet » est ce qui est « objectif », c'est-à-dire matériel et tangible. Par contre, un « sujet » - dans l'acception habituelle de ce terme - serait ce qui est « subjectif », c'est-à-dire ce qui est du domaine du sentiment et de l'impression. Or, ce n'est absolument pas en ce sens que sont présentés ces deux termes, dans l'œuvre du Père Léonide.

Nous venons de voir le chapitre qui traite de l'apophase et de la cataphase (chap. 20). La théologie affirmative s'explique par des mots. La théologie négative, quant à elle, désigne des réalités qui dépassent ce que nous pouvons exprimer verbalement.

Pour le Père Léonide, l'OBJET est ce qui est cataphatique, c'est-à-dire compatible avec le langage.
Par contre, le SUJET est apophatique, c'est-à-dire évoque ce que des mots ne suffisent pas à décrire.

Ainsi donc, chaque être est à la fois « sujet » et « objet » : descriptible par notre langage, et dépassant notre langage. Il s'agit d'une distinction antinomique, qui n'est ni division, ni séparation. Cette distinction est semblable à ce que l'on peut voir dans le « yin » et le « yang », ou le « blanc » surgit au cœur du « noir » et inversement. Si l'on illustre le sujet par la couleur blanche, l'objet surgit en son sein, par un point noir - et inversement. L'ESSENCE de cet être en assure l'unité.

Cette conceptualisation est le reflet d'une intuition fondamentale, chez le Père Léonide. Il a certainement ressenti le fait que chaque être a un aspect accessible à la formulation et à la description - et un autre aspect inconnaissable, devant lequel nos mots humains restent impuissants. Ce n'est pas qu'une question de langage : chaque être, à la fois appartient à ce monde - et plonge ses racines dans une dimension spirituelle, dont la rationalité à elle seule ne peut rendre compte. C'est cet affleurement de la réalité spirituelle en notre espace-temps, que le Père Léonide veut exprimer par le binôme sujet / objet.


Chapitre 23

Fusion et identité d'essence.


La fusion qu'établit l'antinomie est parfaite : elle consiste dans la neutralisation mutuelle des deux opposés dans l'obtention d'un tout antinomique, selon la loi commune des contraires — l'élan vers l'équilibre. C'est dans cet acte de renonciation complète devant un autre, jusqu'à la confusion indistincte avec lui en un tout commun, que la division que nous avons décrite est possible.

L'indivisibilité et l'inconfusion sont identiques entre elles : l'existence de la première coïncide avec celle de la seconde. Cette unité des deux opposés devient la source de ces opposés, qui à leur tour - et immédiatement - deviennent les sources de l'unité. La source commune peut être appelée l'essence intérieure des opposés (ousia leur principe (arkhè), quoiqu'elle ne leur préexiste ni logiquement ni chronologiquement, et dépend d'eux au même degré qu'ils dépendent d'elle. La négation polaire conserve ainsi l'identité essentielle des deux opposés ; il ne peut en effet exister de diversité parfaite là où il n'y a pas de coïncidence parfaite.

Remarquons que cette unité d'essence n'est pas une unité générale de plusieurs couples d'opposition, de même que la multiplicité de ces derniers n'est pas une multiplicité au sens spécifique de ce mot, que nous décrirons plus tard.

Car si nous ne prenons qu'un seul objet : « + A », il n'y a qu'un seul sujet qui puisse lui être opposé : « — A ». L'essence ou le substratum, l' « identité » des opposés reste en elle-même absolument inconnue du monde entier (le « Ding an sich » de Kant). Commune aux deux opposés et par conséquent « neutre », cette essence ou substratum, cette « identité » des opposés constitue dans chaque chose un domaine à part, où les deux opposés se fusionnent sans fusion et se divisent indivisiblement. Voici un exemple concret : l'électricité est une « par essence », existe pourtant en deux contraires, l'électricité positive et l'électricité négative.


Chapitre 24

Les trois modalités.


Il est clair maintenant que les deux opposés ne constituent pas deux choses à part - l'une dans le domaine des réalités objectives, et l'autre dans le domaine des réalités subjectives, mais constituent une seule et même chose. Les deux opposés se qualifient comme deux jaillissements issus de la même source. Chaque chose existe donc en trois modalités : objet, sujet, essence :

ESSENCE
« A »

SUJET -------------- OBJET

« + A » ------------- « - A »

Notons que chaque objet, tout en étant quelque chose, n'est rien quant aux opposés :

« + A » + (« — A ») = 0

l'essence n'existant que grâce et en même temps que ses deux développements : son objet et son sujet.


Chapitre 25

La coessentialité de l'essence.


L'essence elle-même ou esprit — terme théologiquement exact lorsqu'on parle des êtres vivants — est désigné, dans nos symboles mathématiques, comme « A » sans signe positif ou négatif.

Cela démontre la coessentialité de l'objet et du sujet, de l'âme et du corps. Cette coessentialité assure la diversité des opposés dans leur identité parfaite et conserve - comme cela a lieu dans le monde de la création - la pleine force :

- à la fois à l'unité qui est triple en elle-même,
- et à chaque chaînon séparé, appartenant à la multiplicité.

L'unité a ainsi deux sens :

- celui de la consubstantialité, (homoousios), sans parler de l'unicité de la substance même,
- et celui de l'hén épi pollôn de Platon (L’Un qui est au-delà et au principe de la multiplicité), unicité de l'incarnation de telle ou telle « idée » dans toutes ses variantes possibles et imaginables.

Ce dernier sens est en rapport, allons-nous voir, avec la théandrie, base unique et seule possible de la création. L'antinomie de la fusion nous enseigne donc la consubstantialité des opposés.

Il est intéressant de montrer l'existence de l'essence des choses à l'aide de nos symboles. Constituant un zéro quant à leur somme, nos opposés nous donnent tout autre chose quant à leur différence ; nous avons les deux formules suivantes :

« A » —(« — A ») = « + 2A » (1)

« — A » — (« + A ») = « — 2A » (2)

Comme toutes deux nous parlent d'une même différence, nous pouvons les unir en un seul symbole :

« ± 2A »

Comme nous n'avons qu'un seul objet d'une dimension définie - le sujet étant enfermé dans l'objet et inversement - nous pouvons donc nous passer du coefficient 2 et écrire « ± A » ou tout simplement « A », comme plus haut.

C'est donc l'essence qui fait de notre («+ A », « A », « — A ») quelque chose, l'une des choses existantes.

L'essence, sans posséder de signe distinctif (absence de signe, désignée par le « A » privatif à l'égard de toute caractéristique affirmative ou négative, est absolument neutre ; elle ne peut ni ne doit être connue. Sa seule caractéristique possible est doublement négative — à la fois négation et coïncidence des deux propriétés qui caractérisent l'objet (le corps) et le sujet (l’âme).

Essence, objet, sujet — voilà la trinité de chaque être existant, trinité dont on ne peut dire ni « trois », ni « un », ni « plusieurs ». Telle est aussi l'antinomie fondamentale dans la conception catholique-orthodoxe de Dieu.


Chapitre 26

La Trinité divine.


1) Une double compréhension de la Trinité :

Dieu Lui-même, étant en Son être intérieur en dehors de toute qualification, existe Lui aussi dans l'identité-diversité de son essence, de son objet et de son sujet. La Trinité divine sort ainsi du domaine du nombre : elle n'est ni « trois », ni « unité », ni « multiplicité ». Le monothéisme et le polythéisme, avec les formes transitives de l’hénothéisme et du dualisme, sont des unilatéralités hérétiques qui appauvrissent la vérité totale, lorsqu'elles sont prises séparément et exclusivement. On peut considérer la Trinité sous ces divers aspects, à condition de ne pas oublier de les réunir ensuite. Cette voie discursive est la seule qui permet de pénétrer, dans la mesure de nos forces, le grand mystère dont nous sommes chacun des reflets.

Avant d'appliquer ces résultats au dogme trinitaire, nous devons tout d'abord étudier l'enveloppe historique que l'Église lui a donnée.

La première formule trinitaire exacte est la célèbre formule baptismale : « Allez, instruisez toutes les nations, en les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Mt. 28, 19). Peu importe ici si ce texte appartient ou non à la « rédaction primitive » de l'évangile en question. « Au nom », eis to onoma : il y a donc un seul nom divin, commun aux Trois ; mais en outre il y a dans la Trinité des noms qui sont strictement personnels :

- le Père (ho pater),
- le Fils (ho hyios),
- le Saint-Esprit (to haghion pneuma)

Il existe donc en Dieu :

- d'une part une entité commune : « l’essence », comme s'exprime inexactement la théologie traditionnelle ;
- et de l'autre trois entités individuelles : « les personnes ».

Ici s'ouvre la possibilité d'une double compréhension :
- soit un seul sujet en trois prédicats ;
- soit un seul prédicat en trois sujets.

L'Église romaine se rallie le plus souvent à la première, et certains théologiens orientaux plutôt à la seconde, qui est pleinement conservée dans la plupart des sectes protestantes (souvent avec l’abolition de l'égalité des personnes quant à la divinité).


2) Chaque personne divine est elle-même objet et sujet :

La compréhension vraiment intégrale, catholique, unit ces deux possibilités en une seule, antinomiquement : « essence-essences = personne-personnes ».

Chacune des personnes divines est, en même temps et dans le même sens, son propre objet et son propre sujet, — « objet-sujet » et en même temps ni objet, ni sujet.

Là gît la différence entre le Moi créé et le Moi incréé : le Moi créé POSSÈDE son objet (corps) et son sujet (âme) qui, tout en étant consubstantiels, sont opposés l'un à l'autre.

La faculté d'employer indifféremment les mots « objet » et « sujet » caractérise l'esprit pur qui possède une vie personnelle, cachée en lui-même. Il ne s'agit pas ici, comme nous le verrons encore, du « Moi pur » de Fichte qui nécessite inévitablement le Non-moi pour se définir, mais d'une entité dont l'être n'est pas distinct du Moi - cuius esse idem est quod Ego eius. C'est ainsi que, dans l'Écriture Sainte, Dieu se définit, de sa propre bouche : 'eHYeH 'aSeR 'eHYeH, « Je suis Celui qui suis » (Ex. 3, 14), c'est-à-dire « mon Moi » EST en même temps « mon Être » ; « mon Être » c'EST « mon Moi », — en un mot « Moi-Être » ou même « Moi-Suis ».

Si nous employons ici le terme usuel d'hypostasis (« hypostase », « personne »), nous trouvons que :

- la première possibilité (un seul sujet en trois prédicats) n'affirme en Dieu qu'une seule hypostase ;
- et la seconde possibilité (un seul prédicat en trois sujets), trois hypostases.

Prises séparément et hérétiquement (c’est-à-dire exclusivement), ces deux interprétations caractérisent :

- la première : le sabellianisme, hérésie occidentale ;
- la seconde : l'arianisme, hérésie orientale.

Leur unilatéralité ne peut être vaincue que par une interprétation antinomique, qui unit en un tout suprarationnel, la vérité relative de l'une et de l'autre.


Chapitre 27

L'antinomie comme remède à l'unilatéralité des formules.


La formule antinomique est la seule qui soit juste : la formule habituelle avec deux termes de sens différents (mia ousia, treis hypostaseis – une substance en trois hypostases - una substantia in tribus subsistentibus, etc) détruit presque entièrement le caractère suprarationnel du dogme. Aucune division - même logique ou mentale - entre essence (ou substance) d'une part, et personnes d'autre part n'est possible. Tel est le mystère du dogme trinitaire. Celui-ci n'est ni unité, ni trinité, ni multiplicité, mais leur centre et leur fondement antinomique.

- Dieu n'est pas une essence (substance) en trois hypostases (personnes) ;
- ni non plus une essence en trois essences ;
- ni une personne en trois personnes ;
il est « tri-essence = tri-personne »
ou simplement « Trois ».

Cette antinomie a été vécue historiquement d'une manière discursive, unilatérale. Cela donna lieu à de graves erreurs : on a proclamé une essence commune (mia ousia, — contre Arius qui professait trois essences) et trois êtres particuliers, sujets, modes (tropoi tès hyparxeôs - modes d’existence), personnes, hypostases (contre Sabellius qui ne professait qu'une hypostase).

« Fuyons, en unissant les trois par une essence et en divisant Dieu-unité en trois personnes, les abîmes égaux de Sabellius et d'Arius » (hymne liturgique oriental).

Le caractère trop rationnel d'une semblable interprétation était partiellement aboli - sans beaucoup de logique - par la nette affirmation de l'impossibilité de parler de Dieu au pluriel (par exemple « trois dieux ») ou des personnes au singulier (« une personne unique »). Telle fut la naissance de la célèbre formule cappadocienne avec deux termes de sens différents :

- le premier, ousia (essence) désignant ce qui est commun (to koinon) aux Trois ;

- le second, hypostasis (personne) désignant le particulier (to kath’hékaston) dans la divinité (Saint Basile, Ép 38, alias 43).

Cette formule eut un sort historique très heureux et fut longtemps considérée comme quasi-officielle. C'est précisément cette formule que nous trouvons dans les chants liturgiques de l'Église, avec diverses combinaisons de couples de termes contraires — divisibilité de l'indivisible, section de l'insécable, unité triple, etc.

Le vice principal de ces formules est toujours le même : il s’agit deux termes de sens divergents. Car, sous certaines réserves, toute chose créée peut être considérée - dans un sens comme une - et dans un autre sens, comme multiple. La « triplicité » divine reste toujours une énigme, un profond mystère.

La difficulté principale consiste en ceci : Dieu, étant simple, ne peut être divisé - et d'autre part, cette simplicité et cette indivisibilité sont impossibles sans une parfaite multiplicité. Cette unité et cette multiplicité sont d'un même ordre logique, sans que la première se rapporte à l'essence et la seconde aux hypostases. Cette délimitation n'est qu'un moyen pédagogique, toléré par l'Église pour les débutants dans la foi.


Chapitre 28

Essence et hypostase.


1) La conciliarité des personnes :

En Dieu il n'y a point d'unité ni de multiplicité — Il dépasse toutes ces notions qui sont propres à la création. C'est l'unicité du terme qui importe, tandis que le terme lui-même, suprarationnel, est difficile à trouver. Le double titre d'objet-sujet n'exprime pas la totalité de la « moi-ïté », divine ou humaine. Toutes les objections, toutes les attaques qui visent le dogme trinitaire proviennent justement de la difficulté de trouver ce terme unique, car dans la plupart des cas, on ne peut ni ne doit distinguer logiquement la notion de l'essence (substance) de celle de l'hypostase (personne).

Toute essence, dans ce monde, possède sa face, sa forme, son hypostase ou entéléchie - éntélêkheian - générique ; tout en étant seule, cette hypostase se manifeste dans la multiplicité des personnes individuelles. Ainsi donc le terme hypostase ou personne reçoit un sens collectif ; il devient synonyme de « concile », « assemblée », « chœur » (cf. les expressions liturgiques : « les chœurs des anges et des archanges », « le genre humain », etc.).

La différence entre la conciliarité des personnes créées et celle des Trois en la divinité est la suivante :

- les personnes divines sont inséparablement séparées, elles constituent un TOUT indivisible (unité d'essence) ;

- les personnes créées sont séparément séparées et, étant identiques par essence (ce qu'on ne peut dire des personnes divines), ne constituent PAS un tel tout.

Le mystère du dogme de la Trinité ne consiste pas en une juxtaposition mécanique et inimaginable de l'unité et de la trinité, mais dans une non-division qui équivaut à une non-confusion. Les trois personnes divines ne sont pas pareilles, égales, comme les personnes humaines séparées, mais, étant consubstantielles, elles ont chacune leur propre Nom : la première personne ou hypostase est Dieu le Père, la seconde Dieu le Fils, la troisième Dieu le Saint-Esprit.

- Le Père est proprement le Père, et non le Fils ou le Saint-Esprit ;
- le Fils est proprement le Fils, et non le Père ou le Saint-Esprit ;
- le Saint-Esprit est proprement le Saint-Esprit, et non le Père ou le Fils.

Et en même temps Ils ne sont pas Trois dans le sens vulgaire, car la Trinité des Moi divins est, nous le savons, étrangère à tout nombre et à tout compte quantitatif et ordinal, tel « le Trois ».


2) La tri-unité :

Dans la pratique religieuse, on emploie souvent le terme de tri-unité. Et on le fait à tort : car si l'on veut exprimer l'antinomie de l'unité et de la multiplicité qui est celle d'un Dieu-Homme, on doit le faire par la multi-unité.

« Le Trois » antinomique n'a point d'expression adéquate dans la langue humaine. Dieu brise la catégorie du nombre ; le nombre divin est un surnombre, racine et commencement de la numération de la créature. La « trinité » dans son sens ordinaire désignerait un simple arrêt de numération, un caprice incompréhensible et impossible de la divinité. D’ailleurs, la Trinité n'est pas une numération ordinale - kath’hekaston, mais est l'abandon de tout nombre, l'identité des deux pôles de numération. La Trinité est unité et multiplicité — identité obtenue grâce au fait que l'essence de la divinité est une de ses hypostases.


3) L'essence :

La formule usuelle employant les deux termes d’essence et d'hypostase, nous montre avant tout que les Pères qui ont établi ou reçu cette formule, considéraient comme possible l'admission du terme ousia (essence-substance) dans les problèmes triadologiques. Dieu, disaient-ils, est ; Il existe ; donc il est une essence ; bien que « hyperessence » (hyperousia), mais essence néanmoins. Ce terme ne peut être rendu exactement dans les langues européennes modernes ; le mot « essence » n'est pas propre à la langue latine et, en tant qu'il soit identifié avec le terme « substance », il reçoit un sens plus concret, exprimé par l’hypostasis grec dont « substance » n'est qu'une traduction littérale.

À cause de cette indistinction des deux termes, Jean Scot Erigène admettait, en qualité de formule trinitaire exacte, una essentia, tres substantiae - une essence, trois substances, en dépouillant le terme « essence » de la concrétisation qu'il recevait inévitablement dans l'esprit positif des Latins.

Saint Augustin ne pouvait même pas comprendre la différence que « les Grecs établissent entre l'essence et l'hypostase ». Dans la notion de l'essence était présent le postulat de la personnalité individuelle, mais non celui de la tri-personnalité. Cela nous montre une fois de plus que le fait de considérer Dieu comme une « essence » n'a aucun rapport à la triadologie.

Logiquement, la notion de l'essence, ousia, est liée à celle – qui lui est connexe - de l'attribut (exis), du mode (tropos, modus), de l'accident (accidens, skhesis) et non à celle du sujet, de la personnalité, du Moi. On peut même dire que les deux notions (essence et attribut) échappent à toute comparaison, appartiennent à des plans logiques différents et, par conséquent, ne peuvent être appliqués à la triadologie - ni séparément, ni ensemble. C'est en vertu de cette absence de parenté que le dogme de « Dieu comme essence » (de Deo uno) a toujours été considéré comme indépendant ; son exposé dans les cours de théologie précède même le dogme trinitaire.


4) Essence et hypostase :

La vie pratique est loin d'être seulement logique ; pratiquement, nos deux termes d’essence et d’hypostase furent longtemps indistincts. Cette confusion est propre à l'époque anténicéenne et au concile de Nicée (IVème siècle) lui-même ; elle se rencontre encore au Vème siècle, par exemple chez saint Cyrille d'Alexandrie, où elle n'est pas due exclusivement à l'influence de la terminologie athanasienne. D'une part, une telle identification nous rapproche de l'antinomisme trinitaire - et d'autre part, elle nous en éloigne car, en mélangeant deux choses différentes, elle entraîne à la fois une indistinction indésirable, et une possibilité de compromis.

Ce sont les Pères cappadociens qui ont voulu faire disparaître cette possibilité, mais hélas ! ils restèrent dans le domaine unilatéral de la distinction, tandis que toute distinction doit être nécessairement suivie d'une fusion.

Le défaut principal de leur conception (qui comprend les termes ousia / hypostasis dans le sens de : commun / individuel) - sans parler déjà de son unilatéralité distinctive - est de tomber dans un trithéisme verbal.

Ils ne pouvaient s’en préserver que par le soulignement constant de l'unité d'essence des Trois. Ils laissaient à l'hypostase son caractère trop physique, dû à l'ancienne confusion des termes. Ils déterminèrent le terme d’hypostase en la déterminant comme « essence + qualité individuante » (hypostatikon idioma). Par cette division logique de la notion de l’hypostase, ils détruisaient pratiquement l'antinomie foncière de la moi-ïté divine, celle de l'objet-sujet.

La notion de la moi-ïté (ipséité – identité individuelle -nIchkeit) n'ayant au fond été élaborée que par la nouvelle philosophie allemande (Kant, Fichte et les autres), les Pères cappadociens peuvent être excusés de ne l’avoir pas connue. Mais ceci ne nous permet pas de taire leur inexactitude involontaire et de supprimer le problème ; rien n’est plus contraire à leur esprit. Le personnalisme pur se situe d'ailleurs à son tour également hors de l'antinomie, dans le sens opposé ; le point de vue personnaliste doit être complété par celui des Cappadociens.


Chapitre 29

Notion orientale et occidentale de la Personne.


Le terme hypostase en tant que « substance individuelle de la nature raisonnable » (Boèce) ne désigne pas les moi-ïtés (ipséités) elles-mêmes, mais seulement les soutiens, les fondements (hypo-staseis) de leur être.

Par conséquent, on peut parler non des trois hypostases dans la divinité, mais de « trois hypostases des trois personnes (moi-ïtés, ipséités) divines », comme l'a habilement montré le chef du mouvement « homéousien » du IVème siècle, Basile d'Ancyre, et comme l'a parfois pensé aussi saint Basile de Néo-césarée.

Ces fondements pour la réalisation des trois moi-ïtés furent identifiés en Orient avec les moi-ïtés elles-mêmes.

En Occident, l'esprit concret des Latins les transforma par l'invention de tout un mécanisme des « relations » (relationes) des personnes entre elles, relations « constitutives » car, selon la dogmatique romaine, «la relation constitue la personne».

Il existe ainsi deux notions de la personne :

- la notion orientale, celle des « modes d'existence individuelle » (tropoi tês hyparxeos);
- la notion occidentale de la personne, avec son impersonnalisme complet, où les personnes divines sont soumises à des propriétés personnelles qui les constituent - d'où le terme même de « subsistentia » - existence soumise à un être numériquement (« monarchiquement ») un.


Chapitre 30

Essence et hypostase d'après l'antinomisme.


L'hypostase au sens de Basile d'Ancyre (dans le sens de trois hypostases - fondements - des trois personnes divines) complique trop le mécanisme de la triadologie.

Basile d’Ancyre fut le chef de file des homéousiens, et fit triompher transitoirement ses opinions théologiques – selon lesquelles le Fils serait d’une substance semblable au Père - au Concile de Sirmium en 358.

L’antinomisme catholique-orthodoxe agit alors très énergiquement, en supprimant la notion de l'hypostase de la conception du Moi, comme une survivance historique inutile. De cette façon, le squelette même de la formule cappadocienne disparaît totalement ; cette formule officielle devient ainsi une formule historique, ne caractérisant qu'une époque dans l'évolution de la pensée trinitaire. L’Essence commune des trois individualités particulières ne correspond plus au problème trinitaire, dans l'état actuel de nos connaissances théologiques.

Le Père Léonide s’écarte ici radicalement de la théologie orthodoxe, qui est façonnée par le Concile de Chalcédoine et la pensée des Pères Cappadociens. En fait, la pensée du Père Léonide est réfractaire à toute idée de division (tel le fait de considérer les individus autres que soi-même comme des non-moi): la notion grecque d’hypostase lui paraît irrecevable, car elle comprend ce qui est propre à chaque être individuel. Par contre, le Père Léonide intègre dans sa pensée le « consubstantiel » du Concile de Nicée, car cette notion ne divise en rien les êtres qu’elle concerne.

Ce qui est commun aux trois hypostases, c'est en premier lieu leur divinité qui, tout en existant, n'existe pas en Dieu comme en une entité à part, qui serait un « quatrième terme » dans la Trinité.

En second lieu, c'est l'indistinction et l'identité parfaite de l'objet et du sujet en chacune d'elles séparément, et ensemble dans les trois.

Quant à la particularité ou individualité, elle est tout à fait insuffisante pour caractériser ou constituer une personne en tant que moi-ïté.

Selon le Père Léonide, la notion d'hypostase, c'est-à-dire ce qui est propre à une personne - cette notion n'est pas suffisante pour caractériser une personne en tant que telle.

Il n'y a dans la divinité ni unité, ni multiplicité en dehors de la non-unité, de la non-multiplicité ; il n'y a point en elle d'essence, car Dieu est au-dessus de toute essence, de tout être possible ; l'unité au sens cappadocien est donc absente de la divinité.

De l'autre côté, les « hypostases » ou les « personnes » (prosopa, « masques »), ne sont plus mentionnées, car elles n'expriment pas adéquatement la plénitude du Moi : par son caractère physique (une individualité quelconque, une chose) ce terme n'exprime pas l'idée d'une personnalité consciente, d'un MOI !


Chapitre 31

L'homoousios nicéen.


1) Le Concile de Nicée :

Ce qui reste à jamais inébranlable parmi les définitions dogmatiques trinitaires du IVème siècle, c'est le célèbre homoousios nicéen.

Alors que l'expression adéquate de l'antinomisme trinitaire manquait presque totalement dans les écrits des Pères de l'Église, la décision dogmatique du concile œcuménique de Nicée - qui devança son époque - la donna parfaitement.

Cette définition était d'autant plus précieuse, que toute négation active allant à son encontre suffisait à faire du négateur un hérétique. Les trois moi-ïtés, les trois identités personnelles de la Trinité sont homoousioi, coessentielles ou consubstantielles : elles possèdent tout ensemble.

L'être divin, en lui-même indéfinissable, impalpable et inexistant, n’est ni un, ni multiple.

Le mot homoousios nous apprend à croire que cet être divin est la même chose (homo-), que les trois personnes ne sont pas seulement trois sujets séparés, mais sont unis par cette propriété commune, (dans le sens littéral de comme une).

Cette définition totalement antinomique est obligatoire pour tout chrétien conscient, car seul l'Esprit a pu la prononcer : le concile lui-même n'a pas constitué une unité homogène.

Cette expression antinomique était peu compréhensible pour des esprits ordinaires ; le concile fut aussitôt suivi de luttes continuelles qui remplirent l'histoire de l'univers chrétien de cette époque. On aboutit enfin à la double interprétation cappadocienne mentionnée plus haut. La formule cappadocienne n’a, toutefois, jamais reçu l'approbation d'un concile œcuménique.

La voix du concile de Nicée demeura à tout jamais l'expression parfaite de l'antinomie trinitaire, sans aucune rationalisation propre à la théologie ultérieure. Saint Athanase le Grand reste à jamais la cîme de la pléiade brillante des Pères trinitaires.


2) Le Concile de Constantinople :

Le deuxième concile œcuménique (Constantinople, 381) qui a achevé la tâche des Nicéens, a gardé le homoousios et écarté les termes ousia et hypostasis dans son célèbre Symbole, usité actuellement encore :

Nous croyons en un Dieu, Père tout-puissant,
créateur du ciel et de la terre,
de toutes les choses visibles et invisibles ;
et en un Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu,
l'Unique, engendré du Père avant tous les siècles,
lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu,
engendré, non fait, consubstantiel au Père,
par qui tout a été fait,
qui, pour nous les hommes et pour notre salut, est descendu des cieux,
s'est incarné par le saint Esprit de la Vierge Marie,
s'est fait homme, a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate,
a souffert, a été enseveli,
est ressuscité le troisième jour selon les Écritures,
est monté aux deux et siège à la droite du Père,
il reviendra en gloire juger les vivants et les morts,
son règne n'aura pas de fin ;
et en l'Esprit Saint, Seigneur, qui vivifie,
qui procède du Père,
qui avec le Père et le Fils est conjointement adoré et glorifié,
qui a parlé par les prophètes ;
et en une Église sainte, catholique et apostolique.
Nous confessons un baptême pour la rémission des péchés.
Nous attendons la résurrection des morts
et la vie du siècle à venir. Amen.

Ce terme d'homoousios ne peut être rendu adéquatement en aucune langue européenne contemporaine ; les Grecs anciens eux-mêmes n'en saisissaient que très difficilement le sens propre, ce qui rendait possible un courant « homœousien » (le Fils est semblable, homoiousios, au Père, et non identique à Lui quant à l'essence).

Chez les vieux nicéens l’homoousios résonne comme quelque chose d'absolument « illogique » (ou plus exactement : au-delà de la logique) :

- Dieu, Dieu, Dieu, mais non trois dieux ;
- essence, essence et essence, mais non trois essences...
- Dieu est ainsi non seulement homoousios, mais aussi homotheos.

Chez les post-nicéens, au contraire, tout est parfaitement « logique » (trois hypostases et une seule Nature) :

- hypostase, hypostase et hypostase,
- donc trois hypostases possédant le même être,
- tout comme Jean, Pierre et Paul, disent-ils, possèdent une seule et la même Nature humaine.


3) La « monoousia » latine :

La transcription latine de notre terme — consubstantialis — l'interprète plutôt dans le sens d'unité numérique de la substance partagée entre plusieurs. Pour les Latins, de même que pour les peuples slaves dont la transcription yédmossoùchtchny est encore plus inexacte.

Les termes consubstantialis - consubstantiel et unius substantiae - d'une seule substance sont tautologiques, tandis qu'en grec les termes homoousios et mias ousias ont des sens différents ; le dernier terme correspond à la monoousia sabellienne, contre laquelle a lutté à juste titre saint Athanase. Celui-ci y voyait une fusion hérétique des hypostases en un seul être, dont elles ne seraient que les « modes » fantomatiques.

Cette monoousia a pourtant été conservée après Nicée, surtout en Occident, grâce à l'idée d'unité « numérique » de l'essence divine qui transforme l'homoousie en monoousie, d'où la nécessité de recourir à des constructions supplémentaires, comme les célèbres « relations » élaborées par saint Augustin. De cette manière-là, le modalisme ancien, quelque peu atténué, reste toujours présent dans la triadologie romaine.

Le problème de la consubstantialité apparaît en Occident non comme une conséquence de la présence des Trois dans la divinité (conception orientale), mais comme un prius logique et ontologique de leur existence, d'où le problème de l'homoousie est compris comme celui de co-essence, de con-substance.


4) L'« homoousios » et le Trois antinomique :

L’homoousios grec recèle pourtant en soi non seulement la consubstantialité ou l'identité de substance (tautoousia), mais aussi la conception des trois êtres (trois essences, si l'on veut) dont chacun dépend des deux autres dans son existence. L’homoousios grec les recèle non seulement dans le sens génétique que l'on ne peut oublier, mais surtout dans le sens du Trois antinomique, c'est-à-dire de l'identité complète de l'essence et du Moi dans chacun des Trois.

Ce Moi, comment doit-on le concevoir pour ne pas retomber dans les unilatéralités anciennes ? Il faut insister avant tout sur son caractère souverain, absolu pour ainsi dire. Dans cette affirmation, nous devons toujours nous tenir au centre périphérique des opposés. Toute autre conception, exclusivement physique ou exclusivement personnaliste, tue dans le Moi son privilège foncier, l'autoconscience.

Cette unilatéralité fut remarquée dans la théologie orientale par l'Archiprêtre Serge Boulgakov. Celui-ci essaie de trouver une solution en affirmant la « catholicité » du Moi ; il cherche et découvre les postulats de cette « sobornost' » dans les abîmes du Moi lui-même.


Chapitre 32

Le « Moi » trinitaire et le « Moi » créé.


1) Le sujet et l'objet en la créature, et en la Divinité :

Antinomiquement, le problème du Moi est résolu par l'affirmation de la triple nature de tout ce qui existe. Chaque chose de ce monde est une petite copie de la Trinité divine.

Chaque Moi est en lui-même son propre objet, par lequel il entre en relations avec les autres Moi, et son propre sujet. Voilà l'équilibre du Moi, son antinomie.

Le Moi, c'est l'identité du sujet et de l'objet, leur équilibre en une conscience, en une pénétration mutuelle. Cette unité constitue le troisième donné du Moi, son essence intérieure.

Un Moi-essence est pour lui-même à la fois :
- un sujet absolu,
- et un parfait objet.

Ce Moi, c'est justement ce que les Pères de l'Église voulaient désigner par le vocable hypostasis. Et puisque cette notion englobe en elle celle de l'être (tou einai) et celle de la personnalité auto-consciente, l'on peut donc considérer les trois personnes divines comme trois Moi.

Il nous faut seulement, en parlant de Dieu, ne pas oublier que les trois Moi en Lui ne sont pas séparés ou égaux, mais, étant complètement distincts, ils sont en même temps parfaitement indistincts.

L'objet et le sujet de chaque Moi dans la divinité constituent, autour d'une hypostase, les deux autres Moi.

Le Moi incréé se trouve ainsi complètement en dehors des couples antinomiques propres à la création ; Dieu n'est ni un, ni multiple, mais « tri-moi », sans expression rationnelle.

Chaque Moi de la création est par contre son propre sujet et son propre objet réalisé, tel hèn épi pollôn, en une unité générique, dans la multiplicité de ses semblables.

Puisqu'il est son propre objet et son propre sujet, il n'atteint jamais la parfaite indifférence entre ses deux possessions, c'est-à-dire l'état de la vie en soi exprimé par le tétragramme divin YHWH (qui est la vocalisation la plus probable YaHWeH).

L'on doit surtout éviter de tomber dans l'unilatéralité des personnalistes extrêmes, comme le firent Descartes, Fichte et les autres.

Tandis que chez les Pères, le Moi se caractérise plutôt par son côté pour ainsi dire matériel, objectif, physique, comme une essence possédant son signe individuant.


2) Le Moi des personnalistes :

Les personnalistes non seulement limitent le Moi à son expression subjective au fond de son propre être - mais l'identifient avec cette subjectivité. Sum, ergo cogito ; cogito, ergo sum : mon existence, mon être est enfermé en mon Moi, ne consiste qu'en Moi, car ce qui « est », est notamment Moi, et uniquement le Moi qui pense. Ce qui pense n'est autre chose que ce Moi, et « mon » Moi existe dans cette pensée et seulement en elle, dans sa propre œuvre identique à l'auteur lui-même. Mon Moi tue ainsi métaphysiquement tout ce qui lui est extérieur, n'admet rien ni personne à côté de lui-même.

D'après Fichte, le « tout » de ce monde existe seulement en Moi et pour Moi, devient corrélatif au Moi, comme son Non-moi seulement. Le monde, c'est l'objet du Moi, et le Moi, c'est le sujet du monde, conditionnant l'existence de ce dernier.

Mais allons plus loin : le monde est-il vraiment un objet pour le Moi ?

Non, car il n'est même pas son Non-moi. On ne doit même pas dire « sum », « cogito ». Le Moi peut bien se passer de tout sum et de tout cogito : il n'est conditionné ni par l'existence ni par la pensée : il est un acte pur, le prius logique et ontologique de la pensée.

C'est le cri d'un égoïsme nu : « Moi! » — Moi détestant son propre passé et son propre avenir, et ne désirant rien connaître hormis son éternel présent. C'est ainsi que dans son luciférisme, le Moi se tue métaphysiquement jusqu'à l'inconscience et l'inexistence complètes...

Il s'agit de cet individualisme forcené et outrancier qui caractérise nos sociétés occidentales depuis des décennies, qui nous fait perdre de vue la collectivité dans laquelle nous évoluons. Dans cette perspective, on ne voit pas pourquoi on se donnerait collectivement d'autres priorités que les siennes.


3) L'identité du sujet et de l'objet en la divinité :

Les trois hypostases divines sont ainsi trois Moi absolument semblables, égaux, identiques, — telle est au moins la première impression que l'on a de ce qui précède.

Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois Moi dans le sens de l'identité parfaite de l'objet et du sujet en chacun des trois - identité qui caractérise l'esprit incréé ; la Divinité existe en ces trois modalités ensemble, et en chacune d'elles en particulier. Car, séparés, Ils sont inséparables et, sans former un seul Moi numériquement, ils ne supportent pas non plus un décompte ordinal.

L'égalité des Personnes surgit donc immédiatement : si le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont chacun vrai Dieu dans la plénitude de cette notion (car nous ne pouvons pas nous représenter la possibilité d'être un Dieu plus ou moins tel), tous Trois sont donc égaux entre eux, chacun étant en plus un Moi parfait, en tout égal aux deux autres.


4) Distinction entre égalité et consubstantialité :

Mais voici que l’antinomisme catholique-orthodoxe nous montre qu'il ne peut être d'égalité là où il n'y a point d'inégalité. C'est cette inégalité que nous devons étudier maintenant, inégalité qui a lieu, non seulement dans la manifestation extérieure de la Trinité dans la révélation (inégalité « éco¬nomique »), mais nécessairement à l'intérieur de la vie trinitaire.

La perfection divine, aussitôt admise, exige nécessairement la reconnaissance de la plénitude parfaite des distinctions hypostatiques. Chacune de moi-ïtés divines, si on les envisage chacune selon son caractère propre (Père, Fils, Saint-Esprit), n'a rien de commun avec les deux autres personnes - ceci justement en vertu du fait que chacune des moi-ïtés nécessite en même temps les deux autres pour la plénitude du Non-moi : Toi et Lui.

La distinction « minimale » entre les personnes divines, établie par saint Thomas (Contra Gentiles 4, 14), est dictée par l'absence d'antinomisme dans la théologie scolastique et, par conséquent, doit être corrigée.

Le Père est le vrai Dieu, le Fils est le vrai Dieu et le Saint-Esprit est le vrai Dieu ; mais de même que leur divinité et leur union sont parfaites - parfaite aussi est leur distinction. Cette pensée a été clairement exprimée par saint Basile :

Le Fils... n'a aucune communion (koinonias) avec le Père et l'Esprit-Saint quant à la propriété qui Le caractérise (kata to idiazon ton gnorismaton).

Lettre 38.

Le même raisonnement est tenu au sujet du Père et de l'Esprit.
Une fois admise, l'égalité des personnes divines entre immédiatement en conflit avec leur consubstantialité. La notion de consubstantialité n'est point identique à celle d'égalité, comme l'admet tacitement, à partir de saint Augustin, toute la théologie occidentale et, au fond, la théologie orientale « officielle ». Au contraire, l'une de ces deux notions exclut logiquement l'autre, et ce n'est que l'antinomie qui parvient à les unir.


Chapitre 33

Sujet et Objet.


1) L'identité du Moi, en les personnes divines :

L’homoousia (consubstantialité) est la possession commune de la même essence.

Elle n'en est point l’égalité, qui serait en elle-même impossible et absurde. Cette possession commune de la même essence est comprise comme :

- l’indivisibilité de ceux qui sont consubstantiels,
- et l’inconfusion de ceux qui sont consubstantiels.

En ce cas, il faut insister sur la diversité parfaite des hypostases, car l’homoousios signifie à la fois :

- l’union indistincte, la communion d'essence,
- et la parfaite séparation des entités qu'il embrasse.

L'égalité n'existe qu'entre ceux qui, séparés, sont d'une même essence, tautoousioi, identiques par nature.

Les personnes divines, au contraire, sont identiques quant à leur Moi, sans avoir d'autre essence que ce Moi qui est un « tri-Moi » existant non seulement dans son essence-objet-sujet comme un surnombre antinomique, mais aussi dans une parfaite séparation de ces trois notions :

- comme essence (première entité),
- comme objet (deuxième entité),
- et comme sujet (troisième entité).

Si l’on emploie le langage des noms : comme Père (1), Fils (2) et Esprit (3).


2) L'unicité de l'essence divine :

L'égalité des personnes chez saint Augustin et les Occidentaux, de même que chez certains personnalistes orientaux (Boulgakov) nous mène plutôt vers la conception des trois frères que vers celle des Trois parfaitement distincts par l'indistinction.

Cependant, les personnes divines ne peuvent être égales quant à l'essence, étant consubstantielles, et n'ayant leur essence qu'en l'une d'elles.

Elles ne peuvent pas non plus être égales quant à leurs hypostases, car c'est justement leurs propriétés personnelles qui les distinguent l'une de l'autre. Chacune des moi-ïtés divines, étant inséparable des autres, en est en même temps séparée ; c'est aussi cette séparation qui est soulignée par l'emploi du terme Moi pour chacune d'elles, bien que ce même terme soit appliqué aussi à toutes les trois personnes divines.

Chose curieuse ! - c'est notamment ce dernier emploi qui nous permet de saisir, à travers l'indistinction complète, la parfaite diversité et distinction des Trois.

Dieu est un Moi. Être un Moi, ou, en symboles mathématiques, un « + E » (la lettre E désigne l’Ego) ne signifie pas autre chose qu'être consubstantiel à son Non-moi polaire, à son « - E ».

Dans la Sainte Trinité nous trouvons :

- le « + E » dans le FILS comme Objet de la divinité ;
- et le « - E dans le SAINT-ESPRIT, Sujet de la même divinité.

Le Fils et l’Esprit-Saint s'opposent l'un à l'autre, sous ce point de vue.

Mais pour le Père il y a autre chose :

Étant un « ± E » ou identité parfaite du Fils et de l'Esprit (Le Père est considéré comme source, pighè; comme principe, arkhè), le Père s'oppose aux Deux ensemble, car étant « ± E », Il n'est ni « + E », ni « - E ». Ainsi devient compréhensible la nature collective, conciliaire du Moi ; le Père existe en tant qu'il possède un autre Moi consubstantiel - et un troisième Moi :

Moi, Toi, Lui
ensemble : Nous, Vous, Eux
tout le génie grammatical est là.

Telle est la nature de tout Moi — divin ou créé.
Se connaître ou être conscient (se cognoscere, se con-scire) veut dire se sentir ensemble avec un autre être qui est en même temps un co-être, une co-entité existant en une « coessentialité » ou « consubstantialité » avec l'entité initiale.

Cette conscience commune des deux opposés, du ( + ) et du ( — ), leur vie commune, leur « essence », c'est leur troisième donné et, dans le cas des personnes divines - la première hypostase, Dieu le Père.

Remarquons immédiatement que cette distinction entre les Trois n'empêche point que chacune des personnes divines soit un Moi parfait, comme identité de l'objet et du sujet en chacune d'elles — nous verrons bientôt comment.


Chapitre 34

Le Père en tant qu'Essence.


Dieu en Lui-même n'est donc pas une essence : le Père est l'essence de la divinité.

Dieu-Trinité est « Moi » (sans article) en trois moi-ïtés, — « Moi et Nous », « Eloah-Elohim » « Yah-weh-Elohim (entre le « yahwisme » et l'« élohisme » bibliques il n'y a, dans ce sens, aucune différence).

Le Père en tant qu'essence n'est pas le commun des trois hypostases, mais seulement du Verbe et de l'Esprit ; dans la moi-ïté du Père, où est réalisée l'identité complète de l'objet et du sujet - le Verbe et l'Esprit ont leur être unique, en une essence indivisible.

Pater tota substantia est, a dit autrefois Tertullien, bien qu'il donnât à ce terme une signification seulement juridique. Entendue strictement, cette formule imparfaite entraîne la divisibilité logique et par conséquent une concrétisation de Dieu. Mais l'inexacti¬tude de la formule historique ne nuit pas à la justesse de la conception trinitaire. Ainsi devient claire la parfaite indifférence entre les termes divinité et personnes ou Trois : la divinité en elle-même, tout en existant, n'existe point, et l'on ne peut point dire que « nous avons un seul Dieu » mais, plutôt, avec saint Paul, «...un seul Dieu le Père » :

« Pour nous, il y a un seul Dieu le Père de qui tout (provient) » I Co 8, 6 ;
« à vous grâce et paix de la part de Dieu notre Père » Eph 1, 2 ;
« Béni soit le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus-Christ » Eph 1, 3 ;
« …afin que le Dieu de Notre Seigneur Jésés-Christ, le Père de la gloire, vous donne un Esprit de sagesse et de révélation » Eph 1, 17 ;
« Il y a un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous et par tous et en tous » Eph 4, 6 ;
« rendant grâces au Dieu et Père, toujours, pour tout, au Nom de notre Seigneur le Christ » Eph 5, 20 ;
« Béni soit le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus-Christ… » I Pierre 1, 3, etc...

Dieu le Père est le contenu intérieur de la divinité, son essence et conscience, qui ne se révèle point autrement que par le Fils et l'Esprit.

« Dieu, personne ne L’a jamais vu ; Dieu Fils Unique, qui est dans le sein du Père, Celui-là L’a fait connaître » Jn 1, 18.

La première hypostase ne possède pas de « signe hypostatique » (hypostatikon idioma), ce signe étant la simple négation des signes des autres hypostases : Dieu le Père n'est ni « engendré » comme le Fils, ni « procédant » comme l'Esprit-Saint.

Le terme « in-engendré » (aghennitos) exclut simplement le fait de provenir d'un autre ; il montre en outre qu’en Dieu, l'antinomie d'identité de la personne et de l'essence a toujours été présente dans l'Église du Christ : l'essence divine (Dieu le Père) n'est pas engendrée.

Malheureusement cette pensée a été exprimée dans l'histoire par un hérétique « anoméen » (Eunomios), et fut finalement oubliée. Le Verbe-Fils et l'Esprit-Saint sont de même nature (essence) que le Père, qui dans un acte d'amour parfait se donne à Eux sans réserve - d'où on peut déduire que l'essence de la divinité (de même que son objet et son sujet, nous le verrons bientôt) est possédée par tous trois ensemble, de la même manière que par chacun séparément.

Le Fils et l'Esprit sont tous les deux « de l'hypostase du Père » (Didyme d'Alexandrie), comme deux révélations de l'essence divine (du Père) dans deux domaines opposés, celui du « + » ou de l'objectivité (le Fils) et celui du « » ou de la subjectivité (l'Esprit).

En même temps le Fils et l'Esprit, diamétralement opposés, veulent, à cause de cette opposition « polaire », se neutraliser par un acte qui à la fois révèle le Père et l'enferme dans l'annihilation complète. « Les paroles divines sacrées nous ont appris qu'il n'y a qu'une source de la divinité suressentielle, c'est le Père ; le Fils et l'Esprit sont comme des branches de la divinité, plantées par Dieu » (Denys l'« Aréopagite »). Le Père, dans ce sens, est réellement « plus grand » (Jn 13, 28) que le Fils et l'Esprit.


Chapitre 35

Cause et causés.


1) Le subordinationnisme hypostatique :

Ceci ne doit en aucun cas nous ramener vers la solution ancienne de l'inégalité divine - au subordinationnisme, soit essentiel, soit hypostatique.

Le premier constitua le principal défaut de toute la théologie chrétienne d'avant Nicée. Les Pères de ce concile et leurs continuateurs (les Cappadociens), ayant rejeté le subordinationnisme anténicéen, ont gardé dans toute sa force le subordinationnisme hypostatique qui fut momentanément vaincu en Occident, quoique sous une forme pleine d'unilatéralités (filioquisme, etc.) : nous parlons de saint Ambroise et surtout de saint Augustin.

Sans nous attarder au subordinationnisme d'essence qui disparaît de lui-même, arrêtons quelque peu notre attention sur le subordinationnisme hypostatique.

D'après lui, Dieu le Père en tant que cause (aitia) de l'Esprit-Saint et du Verbe, est au-dessus d'Eux, occupant ainsi « de droit » la première place, proten khoran, dans la doxologie : « Gloire au Père, et au Fils et au Saint-Esprit ».

Le Fils et l'Esprit en tant que causés aitiata, occupent une place inférieure :

- d'abord le Fils, car Lui aussi envoie l'Esprit-Saint avec le Père, et est ainsi placé en second lieu, en deutera khora (saint Justin) ;
- au Saint-Esprit est réservée la troisième place, tritè taxis, l'Esprit étant, d'après Tatien, le « ministre du Dieu souffrant » (diakonos tou pephontos theou), c'est-à-dire du Verbe-Fils.

Cela ne veut pas dire que le Fils et l'Esprit soient des « dii minores », « moins dieux » que le Père : mais Ils sont subordonnés au Père (et le Saint-Esprit aussi au Fils) en tant que tirant leur origine de Lui.

Le Père n'est l'image de personne ; le Fils est l'image du Père, et le Saint-Esprit l'image (! ? !) du Fils : voilà le taxis traditionnel, 1'ordre des moi-ïtés divines que l'on doit conserver à jamais.

On ne peut pas dire par exemple « Gloire au Fils et au Père et au Saint-Esprit » ou bien « Gloire au Saint-Esprit, au Fils et au Père », mais nécessairement « au Père, au Fils et au Saint Esprit » comme dans Mt 28, 19.

Pour saint Ambroise et saint Augustin - qui au fond ont défendu la «monarchie» (monarkhian) divine presque sur le ton du sabellianisme (ils ont proclamé l'unité « numérique » de la substance divine) - cet ordre n'est pas obligatoire ; mais alors l'idée d'égalité qui remplit la triadologie augustinienne projette sur elle une forte influence de modalisme.


2) Le Moi essentiel, le Moi objectif et le Moi subjectif :

L'Orthodoxie catholique embrasse toujours les deux extrêmes, ayant son centre de gravité à la fois au juste milieu et à la périphérie. Tout en reconnaissant l'importance de la conception augustinienne, elle n'admet pas une égalisation des personnes divines qui aille jusqu'à annuler - ne serait-ce qu'en principe - la valeur absolue de leurs distinctions hypostatiques.

Nous n'avons pas en la Trinité seulement Moi, Moi et Moi, mais aussi et nécessairement :

- Moi essentiel,
- Moi objectif
- et Moi subjectif.

Quelle distinction pouvons-nous discerner entre eux ? Avant d’établir une réponse complète, remarquons ceci :

Le Père est un Moi qui se définit comme divinité-essence, qui est à la fois son objet, car II fait procéder de soi le Fils, et son sujet, car il fait procéder de soi l'Esprit-Saint.


Il reste toujours Lui-même sans rien perdre de sa plénitude.



- voir la figure 1 -

Le Verbe-Fils est la même divinité conçue comme Divinité-objet, qui, possédant son Moi, son essence dans cette objectivité, du seul fait de sa naissance :

- se subjectivise en se « séparant sans séparation » de son Père
- et s'objectivant, tout en l'objectivant aussi, en le Saint-Esprit,
- devenant ainsi cause « indirectement directe » de sa «procession» du Père.

- voir la figure 2 -

Le Saint-Esprit est enfin la Divinité-sujet dont l'«essence intérieure» (son « Moi ») est cette subjectivité même, et qui, de ce chef :

- objectivise en s'objectivant le Père par son opposé direct, le Fils,
- et se subjectivise dans le Fils, tout en Le subjectivisant
- et devenant ainsi cause « indirectement directe » de sa naissance.

- voir la figure 3 -

Il y a ainsi une sorte d' « égalité juridique » entre les trois Moi : chacune des hypostases divines est une nécessité absolue pour les deux autres :

- le Père n'existe pas sans le Fils et l'Esprit-Saint ;
- l'Esprit et le Verbe n'existent pas ni l'un en dehors de l'autre ;
- ni les deux ensemble en dehors du Père.


3) Le processus de la vie spirituelle, comme contexte du « sujet » et de l'« objet » :

Parvenus à ce point, des explications sont indispensables.

Pour comprendre ce que nous dit le Père Léonide, il est nécessaire de situer sa pensée dans le contexte plus général de la théologie de la rédemption.

Afin de donner plus de clarté à notre réflexion, nous avons convenu de distinguer quatre éléments constitutifs, dans notre analyse de la personne humaine : le corps, la psyché, l’âme et l’esprit (voir l’Étude XLI « De l’esprit humain », Chapitre II, «L’Anthropologie ternaire»).

Le corps et la psyché sont la partie matérielle de l'être humain, tandis que l'âme et l'esprit en sont la partie immatérielle. Le corps est notre interface avec notre environnement physique ; la psyché est ce qui dépend du fonctionnement de nos neurones qui nous permettent de réfléchir, de comprendre la pensée d'autrui, et d'élaborer une pensée abstraite.

L'âme est en nous le temple de la divinité, qui détient cette étincelle de lumière intérieure qu'est la Présence divine, tandis que l'esprit est notre faculté qui nous permet d'appréhender le divin (nous avons analysé différentes caractéristiques de l'esprit, en l’Étude XLI précédemment citée, Chapitre II, § 3 : « Les caractéristiques de l’esprit humain »).

Quant à l'âme, elle est le sceau de l'unicité de notre être en tant que créature. L'architecture de ce temple où scintille l'étincelle de la Lumière divine, cette architecture est influencée et modelée par tous les apports de l'existence, qui lui sont transmis par le corps et la psyché.

L'âme peut être négligée ou mises en sourdine, escamotée voit ignorée par le sujet conscient ; elle est là, entière, conservant en elle le désir de vie et la mémoire de la vie, les élans et les blessures emmêlés, les joies et les peines confondues.

François Cheng. De l’âme. Albin Michel 2016. p. 42.

Nous nommons « âme », ce qui est le sceau de l'unicité de notre être, en tant que créature humaine. Dans la terminologie du Père Léonide, il s'agit de l'ESSENCE.

Pour le Père Léonide, tout être créé trouve son unité en son « essence ».
Par contre, ce que nous nommons « âme », est propre à la créature humaine.

Dans l’Étude XL, « La mer intérieure » Chapitre IV, « La descente aux ultimes profondeurs », § 4, « La mer souterraine » et les sections suivantes, nous avons scruté le processus de la vie spirituelle :

1) D'une part, un « mouvement descendant », celui des Énergies divines, qui s'enfoncent jusqu'au plus profond de notre âme, sous le regard bienveillant du Christ. L'illustration de cette réalité spirituelle est admirablement rendue par le récit de la rencontre décrite avec la rencontre du Christ avec Samaritaine.

Dans le fond de notre être, gît une « Mer intérieure », que nous pourrions décrire comme les « eaux fossiles », qui sont le témoin de l'état initial de la création, là où s'est produit le Refus Originel, dans un autre espace-temps que le nôtre (voir l’Étude XVIII ; « Synthèse »).

2) La rencontre des Énergies divines avec les eaux originelles produit une « impulsion », qui transforme radicalement la nature de celles-ci. D'un caractère fossile et immobile, ces eaux se transforment en une « rivière vivifiante », celle-là même qui est décrite dans l'Apocalypse comme bordée d'arbres qui produisent leur triple récolte. Nous avons trouvé l'illustration de cette transformation, dans l'épisode de la guérison de l'aveugle-né.

3) Enfin, le mouvement de ces eaux maintenant vivifiantes « remonte » jusqu'au niveau conscient, sous forme de « suggestions créatrices » (voir l’Étude XL, « La mer intérieure » Chapitre VII, « L’usage du symbole », § 5, « Les propriétés de la suggestion »). Cette « remontée » se fait sous le regard de l'Esprit-Saint, et se poursuit jusqu'au niveau divin, sous forme de prière.


L'ensemble de ce processus est présenté en l'Étude XLV, « Le première épître de Jean - quatrième diptyque », dans le commentaire du « comma johannique ». Ce processus est, en quelque sorte, un schéma en « U ».

En étudiant le quatrième diptyque de la première épître de saint Jean, nous avons découvert que la Vie divine se présente également - si nous osons le dire - par un schéma en « U », qui se présente « en miroir », par rapport à celui du processus de la vie spirituelle.

Concernant la vie spirituelle, nous avons la « descente » de la Révélation que nous donne le Christ, Révélation qui est compatible avec le langage - car elle se fait avec des mots, par l'enseignement et l'écoute.

Dans la terminologie du Père Léonide, cette « descente » compatible avec le langage est l'OBJET. L'objet est cataphatique (cfr. Chapitre 20).

Ensuite, nous avons un parcours « horizontal », par l'animation des eaux de la Mer intérieure.

Enfin, nous avons une « ascension », qui se fait sous l'impulsion de l'Esprit, et qui ne peut pas être traduite en mots. Elle est incompatible avec le langage ou, plus exactement, elle possède un langage qui lui est propre, qui est le Symbole.

Dans la terminologie du Père Léonide, cette « ascension » incompatible avec le langage est le SUJET. Le sujet est apophatique (cfr. Chapitre 20).

En ce qui concerne la Vie divine, la question d'être compatible ou non, avec le langage, n'a pas de sens: dans la Divinité, tout est au-delà du langage ; nous ne pouvons en connaître que ce qui nous est expressément révélé par Dieu.

Dans ce cas, qu'en est-il de l'objet et du sujet ?


Nous avons :

1) Une « descente », du Père, au Saint Esprit : Il procède du Père.

2) Ensuite, nous avons - en quelque sorte - un « mouvement horizontal » de l'Esprit sur le Fils, car l'Esprit « repose » sur le Fils.

3) Enfin, nous avons un « mouvement vertical », du Fils qui glorifie le Père.

Il s'agit de la circulation de la Vie divine, qui n'est autre que l'Amour parfait et absolu qui règne en la Trinité.

Le moment est venu de superposer les figures 1 à 3 :

Il ne s'agit pas d'un exercice graphique !

On est « objet » en ce que l'on reçoit - on est « sujet » en ce que l'on donne.

- L'Esprit-Saint reçoit l'Amour parfait donné par le Père, dont Il procède. Il « s'objectivise » envers le Père.
- L'Esprit-Saint donne l'Amour parfait au Fils, sur Lequel Il repose. C'est ainsi que l'Esprit-Saint « se subjectivise » envers le Fils.
Cette « subjectivisation » est directe - mais indirecte par rapport à l'engendrement du Fils par le Père.

Le Fils reçoit l'Amour parfait transmis par l'Esprit-Saint, qui repose sur Lui. Le Fils « s'objectivise » envers l'Esprit-Saint.
Le Fils rend l'Amour parfait au Père, qu'Il glorifie. C'est ainsi que le Fils « se subjectivise » envers le Père.
Cet « subjectivisation » est directe - mais indirecte par rapport à la procession de l'Esprit-Saint du Père.

Le Père reçoit l'Amour parfait donné par son Fils, qui Le glorifie. Le Père « s'objectivise » envers son Fils.
Le Père rend l'Amour parfait à l'Esprit-Saint, en Le faisant procéder de Lui. C'est ainsi que le Père « se subjectivise » envers l'Esprit-Saint.
Le Père est la « Divinité-essence » qui est à la fois son sujet (en l'Esprit-Saint) et son objet (en son Fils).
En tant qu'essence, c'est en Lui, le Père, que se réalise l'Unité divine.


4) La notion de cause :

La notion de « cause » (aitia), dans les deux aspects d'activité et de passivité, peut donc être appliquée aux trois hypostases sans distinction : c'est toujours le même problème d'un terme antinomique — cause et causes, causé et causés, Aaitia kai aitiai, aitiation kai aitiata.

La théologie orthodoxe affirme que l'Esprit-Saint procède du Père seul - de même que le Fils est seul-engendré du Père. Il s'agit là de formules exclusives, et l'on peut bien s'attendre à ce que de tels énoncés ne conviennent pas à l'esprit totalement inclusif du Père Léonide.

L'initiative de la naissance et de la procession n'appartient point à la première personne seulement, contrairement à ce que nous le montrent les textes liturgiques orientaux en usage (surtout aux offices d'Ascension et de Pentecôte).

La cause en-dehors du causé n'est pas une cause, et n'existe pas.
Étant cause pour son causé, elle-même de son côté est conditionnée par ce causé, ce dernier devenant cause de sa cause, celle-ci devenant causé de son causé.

Ne nous laissons pas démonter par l'aspect paradoxal de cet exposé !
Suivant le principe de l'inclusivité, il ne saurait y avoir de cassure entre la cause et son effet. Dans la logique « classique », il existe une relation univoque entre la cause et ce qui est causé. Par définition, ce qui est causé ne saurait influencer la cause… - Or, si l'on a une pensée inclusive, il devient évident que la cause et son effet sont inséparables, d'autant plus qu'une cause n'existe pas réellement, sans la mise en pratique de son effet… Sous ce point de vue, la cause est effectivement conditionnée par son effet, au point que les rôles - à la limite - s'inversent, et que l'effet devient, d'une certaine manière, la cause, et inversement.

Dans les lignes qui suivent, nous pouvons noter le fait que « acte » et « puissance » sont deux termes appartenant à la scolastique.
La « puissance » est une action potentielle - elle peut se faire, mais n'est pas encore réalisée ; par contre, un « acte » est une action concrètement réalisée.

Un acte ne peut être déduit de sa puissance, dit-on d'habitude ; mais la puissance elle-même sans son acte restera toujours quelque chose d'indéfini, d'abstrait, d'inexistant, et ne se réalisera qu'avec son acte qui à son tour n'existe pas en dehors de sa puissance. Cause et conséquence, puissanceet acte, en vertu de l’antinomisme universel, sont inséparables, quoique non confondus indistinctement.

En Dieu, il ne peut y avoir de « différence de niveau » : tout est au rang de l'Absolu. C'est pourquoi il ne peut y avoir en Dieu de « cause seconde ». Cette notion de « cause seconde » est à la base de la doctrine du « filioque ». Suivant cette doctrine, l'Esprit-Saint procède du Père et du Fils - le Père étant « cause première » du Fils, et ce dernier étant « cause seconde de l'Esprit-Saint.

Le Père Léonide rejette la doctrine orthodoxe qui affirme que le Père seul engendre le Fils, et que le Père seul fait procéder l'Esprit-Saint. Ce type d'affirmation exclusive contredit l'inclusivité prônée par le Père Léonide.

Le même raisonnement peut être effectué pour les personnes divines. L'initiative du Père est en même temps et dans la même mesure celle de l'Esprit-Fils. Il est donc inexact et unilatéral de dire que le Père seul soit la cause du Fils, et encore plus que le Fils soit la cause du Saint-Esprit. Chacune des personnes divines est « autocrate » dans sa propre constitution, et cet absolutisme est plutôt confirmé que nié par la dépendance complète de chacune des personnes par rapport aux deux autres. Telle est la liberté de communion, de catholicité, la seule possible.

Lorsque le Père communique son essence au Fils et au Saint-Esprit dans un acte d'amour infini. L'essence-hypostase du Père devient en même temps l'essence-hypostase du Fils et celle du Saint-Esprit, sans aucune derivatio ou portio, comme le pensait autrefois Tertullien ; ipsa Trinitas tam magna est quam unaquaequae ibi persona, disait saint Augustin. Il n'y a donc point d'erreur dans la formule Filius (ou Spiritus) tota substantia divinitatis est (Cf. Hippol. Phil. 10, 33). Ce qui différencie toujours les hypostases divines, c'est leur diversité originelle :

- le Père est l'essence divine ni engendrée ni procédée ;
- le Fils est cette même divinité, mais engendrée et non procédée (objectivisée) ;
- le Saint-Esprit est cette même entité non engendrée mais procédée (subjectivisée).

Ces trois domaines, celui de :

- non-engendrement = non-procession,
- celui de l'engendrement,
- et enfin celui de procession,

nous montrent une fois de plus que chacune des moi-ïtés divines devient un sommet pour les deux autres, qu'elle définit comme son objet et son sujet. Nous revenons ainsi toujours à la véritable égalité-diversité des personnes divines.

Le Père, cause non-engendrée et non-procédée, possède son objet dans le Fils engendré sans procession, et son sujet dans l'Esprit-Saint, procédé sans engendrement (figure 1).

Et voici que le Fils lui-même devient centre engendré de la divinité, et possède comme sujet le Père non-engendré et comme objet le Saint-Esprit (figure 2).

Enfin le Saint-Esprit possède le Père comme objet et le Fils comme sujet (figure 3).

Telle est la communicatio idiomatum parfaite entre les personnes divines.


Chapitre 36

La symétrie trinitaire.


1) Procession et unité substantielle :

Tous les noms applicables à la divinité deviennent ainsi interchangeables entre les trois identités individuelles (moi-ïtés). La primauté du Père ne se base donc que sur le simple fait que c'est Lui qui englobe pour ainsi dire les deux autres personnes; loin d'être uniquement honorifique, cette primauté est celle du père à l'égard de ses enfants, et aussi celle de la neutralisation des deux extrêmes. Car le Fils, centre engendré de la divinité, ne fait pas du Père son fils : les noms divins personnels (onomata, proche parent deho ôn - JE SUIS) sont exclusivement propres à chacune des personnes divines.

Dieu le Verbe et Dieu l'Esprit-Saint ont leur source commune dans le Père ; causés, Ils possèdent leur cause en mono to Patri - dans le Père seul. D'autre part, Ils sont l'un par l'autre, l'un dans l'autre. Cela fut envisagé par Jean Scot Erigène, mais il eut peur d'une telle affirmation : si l'Esprit-Saint est par et dans le Fils (dia tou hyiou - theologoumenon / opinion théologique que nous rencontrons chez certains Pères orientaux) - alors le Fils lui aussi provient du Père par et dans l'Esprit-Saint.

Cette opinion ne se rencontre chez les Pères qu'indirectement : par exemple sous la forme suivante : le Saint-Esprit est en meso - au milieu, entre le Père et le Fils - bien que, d'après saint Basile, entre le Père et le Fils il n'y a aucun intermédiaire, meson de touton ouden. À cette pensée, on peut joindre aussi celle d'Athénagore, selon qui le Père et le Fils sont unis par l'unité et la puissance de l'Esprit — pensée confirmée par l'affirmation assez usuelle que le Saint-Esprit serait un lien d'amour entre le Fils et le Père.

L'opinion que l'Esprit-Saint soit par et dans le Fils, et que le Fils lui aussi provienne du Père par et dans l'Esprit-Saint a une grande importance, car elle efface toute trace de subordinatisme, de si triste mémoire. Nous devons donc la souligner avec insistance :

- Le Père est Père par le Fils et le Saint-Esprit — per Filium Spiritumque ;
- le Fils est Fils par le Père et l'Esprit-Saint — per Patrem Spiritumque ;
- le Saint-Esprit est Esprit par le Père et le Fils, per Patrem Filiumque.

Nous constatons le même état de choses dans les processions divines. Le Père tire - sans tirer son origine du Fils et de l'Esprit, car Il est leur essence intérieure, étant imperceptiblement présent dans tous leurs actes, dans toute leur manifestation : « celui qui M'a vu, a vu le Père » (Jn. 14, 19) ;

- le Fils procède du Père et du Saint-Esprit (e Patre Spirituque);
- le Saint-Esprit procède du Père et du Fils (e Patre Filioque).

C'est ainsi que le filioquisme occidental entre dans la plénitude de la foi catholique-orthodoxe ; cette plénitude complète l'unilatéralité du filioquisme romain proprement dit, qui confond la question de la procession avec celle de l'unité substantielle.

C'est ainsi que surgit l'idée que l'engendrement du Fils n'est pas étranger à la procession de l'Esprit-Saint, et que la procession de l'Esprit-Saint n'est pas étrangère à l'engendrement du Fils.

La procession active, originaire, vient toujours du Père seul ; ce n'est que par voie de procession passive, indirectement directe ou directement indirecte - dictée par la « négation mutuelle » du Fils et de l'Esprit - qu'ils sont l'un de l'autre. Cette procession indirecte a été indiquée dans la littérature patristique grâce à l'emploi du terme « par » (dia). Nous pouvons donc considérer ce terme comme officieux.

Quant au filioquisme romain, même les théologiens orthodoxes orientaux n'ont pas, dans cette question, d'opinion unanime. Tandis que la plupart rejette l'addition romaine comme hérétique (les « Photiens » proprement dits), les autres, comme V. Bolotov, la considèrent comme un théologoumenon occidental et, comme tel, tout-à-fait « légitime », bien que basé sur une compréhension inexacte, due à l'esprit concret des Latins. Quoiqu'il en soit, le Filioque une fois admis, entraîne aussitôt et nécessairement le Spirituque ; en dehors de ce dernier, le premier n'existe pas.

On peut envisager aussi une autre possibilité. Nos deux propositions - nous le verrons bientôt - nous parlent aussi de deux naissances du Fils et de deux processions du Saint-Esprit, l'une éternelle et l'autre dans le temps.


2) Filioque et spirituque :

Le Filioque et le Spirituque ne peuvent concerner que la naissance et la mission temporelles du Fils et de l'Esprit-Saint. En ce qui concerne les processions éternelles, il existe une tendance très forte qui tend à favoriser une formule intermédiaire, celle de la procession du Saint-Esprit par le Fils. Or, il faut insister aussi sur la procession éternelle du Fils par l'Esprit.

La théologie du Saint-Esprit n'a jamais été et ne peut jamais être élaborée définitivement (d’ailleurs, elle n'existe pratiquement pas). Cette proposition n'implique donc aucune hérésie active. Il ne peut avoir d'ordre logique ou encore moins hiérarchique entre la naissance du Fils et la procession du Saint-Esprit, ces deux processions étant simultanées.

À cet égard, l'ordre des choses temporelles reflète très exactement celui des choses éternelles : c'est ce qui se passe, en ce qui concerne les manifestations du Fils et de l'Esprit dans le temps :

- le Fils est né « de l'Esprit-Saint et de Marie la Vierge » (symbole de Nicée-Constantinople, cf Lc 1, 35) ;
- l’Esprit procède aussi du Fils (« l’Esprit me glorifiera, car Il prendra de ce qui est à Moi et vous l’annoncera » Jn 16, 14 ).

Ces deux affirmations nous prouvent indirectement l'origine éternelle du Fils et de l'Esprit, l'un par l'autre.

Étant donné que c'est le Père seul qui est la source des deux autres moi-ïtés, l'addition du « Filioque », ainsi que celle du «Spirituque», n'est pas nécessaire et d'autant moins obligatoire.

Il en est de même pour l'interprétation du patriarche Photios Ier, selon laquelle le Saint-Esprit procède du Père seul - ek monou tou Patros ; on comprend maintenant pourquoi l'accusation de l'Église romaine par saint Photios n'a pas réussi historiquement.


3) Les deux additions :

Tout arbitraires qu'elles soient, ces additions sont toujours tolérables, tout comme le sont les formules telles que mia physis tou theou logou sesarkomene - l’unique Nature incarnée du Dieu Verbe (probablement d'origine apollinariste) ou bien mia energheia theandrikè - une Énergie théandrique (tirant son origine de Denys l'« Aréopagite », auteur probablement monophysite). Nous verrons plus tard que ces deux formules sont absolument exactes et par conséquent parfaitement orthodoxes.

Mais comme toute addition au symbole officiel est contraire à la règle de l'Orthodoxie catholique, et que rien dans l'Église ne doit se faire sans consentement de tous les fidèles - représentés au moins par un concile œcuménique - le symbole devrait donc être récité liturgiquement, avant une éventuelle décision commune, sans l'addition du Filioque, ainsi que du Spirituque.

Tel est le grand dogme trinitaire.


Chapitre 37

Synthèse : Père, Fils et Saint-Esprit.


1) Les représentations graphiques :

Disons quelques mots maintenant au sujet des représentations graphiques que nous pouvons tracer suivant les résultats obtenus.

Les symboles habituels de la Trinité — un triangle équilatéral ou trois rayons sortant d'un même centre sous trois angles égaux de 120° chacun — ne peuvent nous servir qu'en qualité d'illustration symbolique extérieure, car ils n'expriment pas l'opposition polaire entre le Fils et l'Esprit, ainsi que celle qui existe entre leur mode de provenance du Père.

Figurons-nous tout le contenu de la divinité comme une multiplicité infinie de rayons sortant d'un seul point central, dans toutes les directions possibles autour de lui. Cette multiplicité, en tant qu'immobile, représente Dieu le Père.

Le Fils peut être représenté par cette même masse de rayons, mais en tant que ceux-ci développent le point central dans l'infini par leur mouvement vers ce dernier. Car le Fils, l'Objet de la divinité, est une hypostase de jaillissement, qui porte la connaissance du Père à tout ce qui est extra Deum.

Au contraire, le mouvement opposé, celui de l'infini vers le point central nous représente le Saint-Esprit, hypostase de réintégration du Fils et de tout ce qui est extra Deum dans sa source originelle, le Père, — hypostase révélant le Père ad intra.

Le zéro et l'infini ne sont au fond qu'une seule et même chose. On peut dès lors représenter le Père comme ces deux entités à la fois.

La seconde hypostase, le Verbe-Fils, pourra alors être définie comme une hypostase créatrice, faisant scintiller la plénitude du Père dans la création, siégeant quelque part entre le zéro et l'infini, le commencement et la fin.

La troisième hypostase, l'Esprit divin, serait par contre l'hypostase de la divinisation qui sublime la création, en la propulsant à la hauteur divine.

Le Fils une fois engendré, se sépare du Père ; le Fils est la Chair, le Corps de la divinité, et ce n'est que la chair qui peut subir la séparation. Tout ce qui se sépare du Père, source de la vie, meurt ; le Fils lui-même serait mort sans l'Esprit qui, tout en étant débiteur envers le Fils pour son existence propre, Le ramène au Père. Ici gît la possibilité pour Jésus de mourir, suite de l'abandon par Dieu :

« Vers trois heures, Jésus s’écria d’une voix forte : Eli, Eli, lema sabachtani ? C’est-à-dire : mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mt 27, 46.

L'Esprit est une ré-union ; II est l'Âme de la divinité, car c'est dans l'âme qu'est la vie de la chair :

« Vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c’est-à-dire son sang » Gn 9, 4.

Caractérisons maintenant les trois moi-ïtés divines :


2) Le Père en tant qu’essence neutre de la divinité :

Dieu le Père, avec la caractéristique doublement négative (ni « + » ni « - »), est, savons-nous, l'essence neutre de la divinité, source et synthèse des deux autres personnes divines, le grand « ...... » (inexprimable) et est indépendant quant à son origine.

On pourrait vraiment le nommer Prôtos Theos - Dieu/Premier ou même Autotheos - Dieu par Lui-même (l’expression provient d’Origène). C'est à Lui qu'appartient la définition de Dieu par les couples de négations nirvâniques que nous avons indiqués plus haut (cfr. supra, dans le Chapitre 31 « Transcendance et immanence ») : (ni « A » ni « non-A »), (ni « B » ni « non-B »), etc. Ceci montre avant tout que Dieu dans sa source ne peut être défini. Étant négation de toute qualité dans ses deux modalités - objective et subjective, affirmative et négative - Dieu le Père ne se révèle à personne et laisse cette tâche au Fils.

Le Père se refuse à toute définition par nos moyens terrestres, et ce refus implique par là même l’acceptation complète de toute affirmation et toute négation. Il y a donc en Lui une sorte de dualité foncière qui n'est pas seulement celle de l'affirmatif et du négatif pris séparément – qui n’est pas uniquement la dualité du Fils et de l'Esprit ; c'est aussi et surtout la dualité qui est celle de la double négation suivie de la double affirmation (à la fois Absolu, et Non-absolu, etc ; n'oublions pas que Non-absolu ne signifie pas relatif, il s’agit plutôt d’un Absolu négatif, consubstantiel à l'Absolu affirmatif).

Sans que cette double affirmation soit identique au Père, elle est au moins supposée, indiquée, assurée par Lui du fait de l’existence d’une double négation : le domaine du créé, que nous allons bientôt définir. Cette double négation du créé est parfaitement contrebalancée par l'affirmation du Verbe et la négation propre à l'Esprit.

Notons-le immédiatement : c'est de cette manière-là que le dualisme des Anciens fait lui aussi partie intégrante de la conception catholique-orthodoxe de Dieu. C'est un point de suprême importance dans le christianisme intégral. Ces affirmations innombrables remplissent toutes les catégories de l'être ; ces noms eux-mêmes, forment en Dieu une quatrième modalité qui peut être nommée « Créateur ». Ce Créateur est le pôle inférieur de la divinité ou plutôt du Père, car ce pôle ne peut être mis au même rang avec les Trois.


3) L'existence de Dieu le « Fils » est présupposée par celle du Père :

Dieu le Fils est une multitude de qualificatifs affirmatifs, cataphatiques : Un, Multiple, Absolu, Relatif, Vérité, Vie, etc. Ces qualifications Lui conviennent parfaitement en tant qu'il est l'Objet de la divinité, à travers lequel nous connaissons Dieu :

« Si vous Me connaissez, vous connaîtrez aussi mon Père » Jn 14, 6-7.

Le Fils est la description affirmative du Père, sa définition (horos) unique, selon saint Grégoire de Nazianze ; le Père est décrit (perigraptos) et mesuré (mensuratus, comme le dit saint Irénée) par et dans le Fils. Tel est le Corps du Père qui Le révèle ad extra, Le qualifie, Le nomme, Le démontre.

Le Fils est une Affirmation au sens absolu de ce mot, sans négation quelconque. « En Lui tout est 'oui' » (2 Co 1, 13-20). C'est à Lui seulement que se rapportent les noms divins et c'est par Lui qu'ils deviennent communs à la Trinité entière.

Cette multiplicité infinie des noms, c'est celle des Logoi mineurs ou qualités, tous englobés dans l'unité du Logos universel, — les dynameis, « puissances » des Anciens.

En contemplant l'infinie complexité des qualifications du Verbe, l'esprit créé n'arrive pas à comprendre lequel de ces noms est le premier, lequel est le dernier, sans parler déjà du fait que nous sommes absolument incapables de les saisir tous à la fois. Chacun de ces noms ne reste point isolé ; chacun désigne sa particularité propre ; ils s'identifient les uns avec les autres et forment des combinaisons dont le nombre est infini (des combinaisons à deux, trois, quatre, n éléments, de même que des permutations de toute sorte).

Ce qu’il faut essentiellement retenir, c’est que ces noms ou qualités divins ne sont pas divisés séquentiellement – ce qui permettrait d’affirmer par exemple que l'absolu est nécessairement un et non multiple ; cela équivaudrait à effectuer une juxtaposition purement mécanique, et non organique comme il sied à un organisme uni-versel, catholique.

Non : ces combinaisons doivent être divisées ou distinguées de façon divisiblement indivisible, à la manière d'une divisible indivisibilité. Car l'absolu existe de façon une et multiple ; le relatif existe de façon une et multiple ; un existe de façon absolue, et un existe de façon relative, etc.

L'Objet divin est en lui-même antinomique, mais d'une antinomie que bientôt nous désignerons du nom du Dieu-Homme: Unité-Multiplicité, Transcendance-Immanence, Absolu-Relatif, Créateur-Création, etc. Ce sont des couples d'entités contraires ou, comme on les appelle parfois, des difficultés, des apories (aporiai).

Dans le Logos-Verbe, deux modalités coexistent dans un tout antinomique :

(a) la face divine, à laquelle appartiennent les définitions obtenues via eminentiae : Absolu, Vérité, Vie, Transcendance, Être, Éternité, Omniscience, etc ;

(b) la face humaine ou, en un mot : créée, appartenant à ce monde et coexistant avec lui : Relatif, Immanence, Fini, Temporel, etc... — Créé, en un mot, puisque nous pouvons définir Dieu le Père également comme n’étant ni Créé, ni Non-créé.

- Tout ce qui se rapporte à l'unité, à l'absolu, à la transcendance tout court, appartient à la face divine du Verbe ;
- par contre tout ce qui a rapport avec la multiplicité, à la relativité, à la finalité, à l'immanence en un mot, appartient à sa face créée.

C'est ainsi que, dans ce qui est déjà mentionné, l'absolu un et l'absolu multiple appartiennent à la divinité (l'absolu multiple, par exemple, est notamment cette multiplicité des Logoi mineurs mentionnée plus haut).

Au contraire, le relatif multiple et le relatif un appartiennent au domaine du créé.

Les deux faces du Logos, divine et créée, ainsi que les mêmes faces dans les Logoi mineurs nous obligent et nous permettent - non seulement de concevoir le Logos comme un Dieu-Homme - mais aussi de proclamer le théandrisme de toute proposition composée de deux contraires (telle l’unité-multiplicité, etc), en écartant définitivement leur intervention dans l'explication du souverain dogme de la Trinité.

Des liens à jamais indestructibles lient le domaine du divin au domaine du créé, qui sera étudié dans le chapitre III. Le domaine du créé constitue le domaine de la divinité dans les profondeurs du relatif : la multiplicité des puissances modales, des Logoi mineurs se réalise, reçoit un objet dans le domaine de la multiplicité des entités séparées. Celles-ci sont toutes unies dans l'unité du Relatif un, qui constitue la Création objective idéale.

Cette multiplicité modale des puissances n'attend qu'un acte pour se réaliser dans le domaine du Créé relatif, du monde créé. Cet acte, verrons-nous, est le Verbe divin Lui-même comme Acte unique qui donne l’existence aux autres. Telle est la Création divine idéale, distincte de ce qu'on appelle création dans le langage théologique habituel.


4) Dieu l'Esprit-Saint est la description négative, apophatique du Père :

Dieu l'Esprit-Saint est l'affirmation de la seconde négation du Père : — Non-absolu, Non-relatif, Non-vérité, Non-vie, etc — ce qui équivaut, savons-nous, à un Absolu négatif, à un Relatif négatif, etc. Cela explique le fait bien connu que la théologie du Saint-Esprit n'existe point : le Saint-Esprit restant en dehors du domaine théologique proprement dit.

Le terme de procession, employé dans la théologie pour indiquer son origine du Père, est avant tout un refus de déterminer le mode de cette origine. Cela est très compréhensible, car la théologie, théologia (Théos + Logos), n'a rapport qu'avec le Logos-Fils ; il est donc inutile, voire impossible, de parler d'une théologie du Père ou du Saint-Esprit.

Dans ce sens-là, le Père est mystiquement « plus grand » que le Fils, et le péché contre l'Esprit ne sera jamais pardonné, tandis que celui contre le Fils peut l'être (Mt 12, 31 ; Mc 3. 29). Ce caractère de l'Esprit-Saint le faisant échapper à toute définition, le dessine comme le Sujet de la divinité.

Le Père s'ouvre dans le Fils et se ferme dans l'Esprit-Saint. Le Père peut donc être défini indirectement ; mais l'Esprit-Saint est indéfinissable ex professo. C'est Lui qui pénètre les profondeurs de la divinité (I Co 2, 10) et qui est le centre de la grâce divine. Le mot Pneuma, signifiant « entité imperceptible », « souffle du vent », lui devient exclusivement propre, et l'on peut dire que Dieu est esprit en tant qu'il est l'Esprit-Saint.

Dans le domaine de la création, toute la réalité objective (corporelle) étant basée sur le Fils, toute la réalité subjective (animique) se rapporte à l'Esprit-Saint.

Comme dans le Fils, nous trouvons dans l'Esprit-Saint une double nature, exprimée négativement : unité-multiplicité négative, divisibilité-indivisibilité négative, etc, — le négatif divin et le négatif créé.

Le négatif créé est constituée par la multiplicité modale des qualités négatives. Ces qualités négatives forment avec les qualités affirmatives correspondantes – celles-ci appartenant au Logos - une multiplicité infinie des trinités créatrices qualificatives.

Cette multiplicité est neutre ; elle existe selon deux multiplicités contraires : subjective et objective, — d’une part, le monde des idées, aurait dit Platon, — et d’autre part, le monde qui se réalise » et se manifeste dans la « création » au sens ordinaire de ce mot.

C'est précisément cette multiplicité, Sophia polypoikèlos – Sagesse multiforme (Éph 3, 10) qui dans son aspect d'unité constitue la Création idéale proprement dite. Cette « Sagesse multiforme » sera l'objet d'étude au chapitre suivant.

Voici un résultat de suprême importance, qui nous mène directement vers le second grand problème du christianisme : « Dieu » dans le sens strict de ce mot est proprement et surtout Dieu le Père. Ce n'est que de cette manière-là que le christianisme œcuménique peut être considéré comme une religion monothéiste.

Le Fils et l'Esprit-Saint ne sont pas seulement Dieu. Le Fils est un Dieu-Homme indépendamment de la création du monde. Le Saint-Esprit — employons ici une expression peut-être trop lapidaire, mais au fond la seule possible — est un Homme-Dieu négatif, ou Dieu-Femme. RûaH, « esprit », en hébreu, est féminin - bien que ceci ne peut servir de preuve, étant donné l'absence du neutre dans l'idiome hébreu. Mais comme MeMRa, le Verbe, est féminin également, nous pouvons donc conclure à la féminité intégrale des manifestations créées du Verbe et de l'Esprit, — il en sera question plus tard.

Comment expliquer le voile qui couvre jusqu'ici, dans la vie quotidienne de l'Église, l'Esprit-Saint ? Car il faut avouer que, dans cette vie, le Saint-Esprit est peu connu en tant que personne. Les auteurs sacrés et les Pères de l'Église, tout en étant abondamment couverts de l'Esprit, nous décrivent son action dans le monde et sur l'être humain, les donations spéciales dont il est l'Auteur principal - mais lorsqu'ils essayent de résoudre les questions concernant proprement sa personne (par exemple la question du mode de sa procession du Père), ils se voient obligés de s'arrêter, et de reconnaître humblement leur impuissance.

Si les Pères savent intérieurement quelque chose, les théologiens savent si peu qu'ils transportent naïvement sur l'Esprit toute la théologie, déjà prête, du Fils, en faisant même parfois de l'Esprit-Saint, l’« image » du Fils !!! Le caractère hypostatique de l'Esprit reste encore davantage dans l'ombre.

La réponse est plus simple que ce que l’on peut imaginer. La connaissance parfaite de l'Esprit-Saint nous ouvrirait la Trinité divine toute entière - nous ferait rentrer au sein de Dieu le Père, d'où nous sommes issus par le Fils. Or ce n'est guère possible qu'à la fin du monde, lorsqu’il sera transfiguré et divinisé, lorsqu'« il n'aura plus de temps » et le mystère de l'union de Dieu avec le monde sera accompli.

« Il n’y aura plus de temps (…) alors sera l’accomplissement du mystère de Dieu, comme il en fit la Bonne Nouvelle à ses serviteurs les prophètes » Ap 10, 5-7.

Lorsque le mystère de l'union de Dieu avec le monde sera accompli, ce sera en même temps le moment de la révélation complète de l'Esprit.

« Je répandrai mon Esprit sur toute chair ; vos fils et vos filles prophétiseront… » Jl 3, 1-5.

Ce sera une réalisation visible pour tous - des fiançailles mystiques du Christ et de l'Église. Mais à notre époque, et dans l'histoire de l'humanité en général, ne sont possibles que les effusions spéciales de l'Esprit Saint. Celles-ci sont épisodiques ; elles sont accomplies dans un but déterminé, comme nous le voyons plusieurs fois dans l'Ancien Testament et, dans une plus large mesure, dans le Nouveau – notamment lors de la Pentecôte.

L'illumination complète est toujours à venir ; elle reste toujours en état de préparation progressive, comme aussi l'autre grand mystère de la religion chrétienne, la résurrection des morts. Et ceci ne contrarie en rien le fait de la présence ininterrompue de l'Esprit-Saint dans l'Église : le Christ lui-même est toujours avec nous, et pourtant son œuvre de restitution n'est point achevée encore.


5) L'Esprit Saint, comme Sujet de la divinité :

Envisageons une deuxième considération : l'Esprit Saint est le Sujet de la divinité. La théologie, de même que toute science positive, ne peut point Le saisir, car toute science, y compris la théologie, n'a affaire qu'avec les objets ou les réalités objectives. Sa tâche est surtout analytique. Pourtant l'Esprit-Saint est une synthèse divine qui nous ramène vers l'unité et l'harmonie. L'analyse du Père par et dans le Fils se termine par une synthèse divine de tous et de tout par et dans l'Esprit.

Dans les sciences positives, le jugement synthétique n'est souvent qu’une hypothèse de travail, nécessaire pour atteindre quelque résultat. C'est surtout en un jugement synthétique que se dessine le caractère d'opposition polaire entre le Fils et l'Esprit : la manière par laquelle l'Esprit se donne à connaître est opposée à celle du Fils. Le Fils peut être saisi et compris par les moyens de la science positive, tandis que le Saint-Esprit peut être saisi uniquement par l'intuition et la foi : c'est une autre raison pour laquelle le péché contre le Saint-Esprit ne sera jamais pardonné.

D'autre part, l'activité du Fils ne peut être connue que par l'Esprit, et nul ne peut nommer Jésus « Seigneur » si ce n'est que par l'Esprit-Saint (I Co 12, 3) ; en même temps c'est le Fils qui nous révèle, nous donne et nous envoie l'Esprit.

« Quand viendra le Paraclet que Je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de Vérité qui procède ekporeuetai du Père, Celui-ci Me rendra témoignage » Jn 15, 26.


6) Les antécédents de la notion de Trinité :

On aime à chercher les vestiges de la Trinité chrétienne dans l'antiquité la plus profonde. L'Orthodoxie catholique accepte avec joie tout résultat conscient de pareilles recherches sans, bien entendu, rien exagérer. Une théorie qui affirme que le dogme trinitaire soit né dans les milieux religieux de l'antiquité et ne fut qu'adopté plus tard par le christianisme - sans aucune révélation spéciale le concernant (Usener) - est hérétique si on la prend exclusivement ; mais d'autre part - tout en reconnaissant la nécessité d'une révélation spéciale - le dogme de la Trinité doit nécessairement avoir fait surgir des vestiges plus ou moins précis au cours des siècles qui précédèrent l'apparition historique du christianisme, vestiges provenant d'une seule et même source de révélation naturelle.

La claire conception primitive avait été obscurcie par le péché, mais divers vestiges de l'antiquité païenne présentent cependant un certain caractère surnaturel, comme par exemple, les trois manifestations ou « incarnations » successives de Para-Brahma (Brahma, Vishnu, Shiva), ou bien les « trois hypostases primordiales » de Plotin. Nous observons le même état de choses à l'égard d’autres problèmes de ce genre, par exemple l'essai de démontrer la dépendance de la théologie soit-disant « tardive » du Logos chez saint Jean, du Logos de Philon - théorie qui est d'ailleurs inexacte et superficielle.


Chapitre 38

Quelques réflexions à propos de la notion de Personne.


1) L'inclusivité et la notion de consubstantialité :

Nous avons vu que la première intuition fondamentale de la pensée du Père Léonide est l’Antinomie, comme principe de compréhension du christianisme et de la réalité tout entière. La vision antinomique de la réalité n’exclut aucune notion, car tout prend place dans l’Antinomie… L’erreur, c’est de prendre une partie pour le tout – de prendre une opinion qui est l’une des possibilités comprises par l’Antinomie globale, et de la consacrer comme la vérité en tant que telle. L’erreur est nécessairement unilatérale.

En constatant que le christianisme entier est antinomique, le Père Léonide a adopté une attitude totalement inclusive. L’inclusivité de la pensée du Père Léonide nous fait penser à une belle et profonde réflexion du Père Serge Boulgakov :

La conjonction ET recèle le mystère de la création (mirozdania); comprendre et développer le sens de ce mot, c’est parvenir à la limite de la connaissance. En effet, ET est le principe de l’unité et de l’intégrité, du sens et de la raison, de la beauté et de l’harmonie… Saisir cette liaison entre le monde et Dieu, c’est comprendre le monde comme le règne et la puissance et la gloire, existant toujours, maintenant et à jamais et dans les siècles des siècles.

Propos rapporté par Léon Zander – cité dans « Colloque P. Serge Boulgakov » - Messager orthodoxe – hors série p. 48).

C’est l’art d’utiliser le ET de préférence au OU - de penser en terme d’antinomie plutôt que d’exclusion, de discerner l’harmonie plutôt que de manier trop facilement la condamnation…

Jamais la Père Léonide n’a rejeté quelque idée ou opinion que ce soit ; mais il a toujours veillé à mettre en lumière le caractère unilatéral de nombre d’entre elles. Ce faisant, il arrachait le masque de fausse vérité sous lequel se cachent ces idées trompeuses, car le mensonge ou l’omission se revêt toujours des atours de la Vérité.

Le caractère inclusif de la pensée du Père Léonide lui permettait d’accueillir comme une œuvre merveilleuse de l’Esprit-Saint, la notion de consubstantialité, élaborée lors des deux premiers conciles œcuméniques :

- le premier concile, à Nicée (325) - qui formula la première partie du Symbole de Foi, définissant la divinité du Fils de Dieu;
- le deuxième concile, à Constantinople (381) - qui formula la seconde partie du Symbole de Foi, définissant la divinité du Saint-Esprit.

Alors que le Père Léonide reconnaît la valeur du terme « consubstantiel » - qui vient confirmer sa vision globalisante de la réalité - il en va tout autrement de la distinction entre Nature et personne.


2) Nature et personne :

En fait, la théologie orthodoxe est très simple :

Prenons trois personnes humaines : Pierre, Jacques et Jean. Ils ont des choses en commun, et certaines autres choses sont propres à chacun.

Nous définissons comme « Nature » ce qu’ils ont en commun, c’est-à-dire leur appartenance à l’espèce humaine ; nous définissons comme « personne » ce qu’ils ont en propre : l’une a des cheveux bruns, et l’autre a des cheveux blonds : ce sont des caractéristiques personnelles; l’un est calme, l’autre est emporté : il s’agit de leur caractère personnel. Ce qui m’est personnel est ce que l’autre n’a pas.

Et cest cela qui paraît totalement irrecevable, pour le Père Léonide. Un concept qui définit notre relation avec les autres comme la relation entre un MOI et une multitude de NON-MOI, une notion qui décrit notre individu comme étant coupé des autres en les définissant comme « ce que je ne suis pas » - cette notion lui paraît totalement inappropriée.

Il lui semble que cette notion sème partout la division. Au mieux, elle lui paraît être l’étape d’une pédagogie obsolète qui s’efforce d’établir très maladroitement la distinction existant entre la confusion et la séparation entre les individus. Avec une telle notion, le Père Léonide pressent qu’il n’est pas possible de penser la relation de l’individuel et du collectif, ainsi que la relation entre le Créateur et les créatures – de façon harmonieuse, d’une façon qui mène à l’unité.

Poursuivons notre description succincte de la doctrine orthodoxe des Natures et personnes :

Pierre, Jacques et Jean partagent une Nature humaine commune ; ils sont trois personnes.

Ils sont trois personnes en une Nature.

En un point de notre Histoire, Dieu vient partager notre vie. Pour cela, Dieu se fait homme. Le Christ, comme Pierre, comme Jacques et comme Jean, est une seule personne. Mais Il a deux Natures ; la Nature humaine, qu’Il partage avec toute l’humanité - et la Nature divine, qu’Il partage avec le Père et l’Esprit.

Le Christ est une personne en deux Natures.


3) La personne divine du Christ :

La personne du Christ - ce qui est à Lui seul, et à personne d’autre - c’est d’être engendré par le Père ; c’est d’être la deuxième personne de la Trinité. La personne du Christ est divine.

Comment le Christ peut-Il être un être humain authentique, s’il n’a pas de personne humaine ? La Nature – ce que les personnes ont en commun – ne peut exister sans la ou les personnes dans lesquelles s’investit la Nature. Ainsi, la Nature humaine existe en les êtres humains, et la Nature divine existe en les trois Personnes divines. Et la personne humaine du Christ s’en-hypostasie dans sa Nature divine.

Ce mot mystérieux est d’une haute et importante signification : un être humain (la Nature humaine investie dans une personne humaine) n’agit que pour lui-même. Les conséquences de ses actes ou de la qualité de son être intrinsèque, n’ont qu’indirectement des conséquences sur les autres. Tandis que le Christ n’est pas confiné dans une individualité. C’est tout le sens de cette expression plutôt étrange « Il n’a pas de personne humaine ».

Lorsque le Christ agit, c’est TOUTE la Nature humaine qui est concernée : lors de son Ascension, c’est TOUTE la Nature humaine qui est élevée jusqu’aux Cieux, et qui siège à la Droite du Père, à la stupéfaction des Anges. Cela, un être humain individuel ne peut le faire.

Par contre, un être humain peut modifier le monde entier par sa prière, en s’agrégeant qu Corps spirituel du Christ. Lorsque la vie spirituelle culmine, il s’agit de divinisation, de participation réelle et vécue à la Divinité : la personne humaine s’en-Naturalise dans la Nature divine. C’est le pendant symétrique de l’en-hypostasisation de la personne humaine dans la Nature divine du Christ.

Pourquoi la doctrine orthodoxe n’a-t-elle pas intégré la notion de Nature divino-humaine, en parlant du Christ ?

- Parce que dans ce cas, le Christ serait la seule personne de la Trinité qui aurait eu une Nature divino-humaine. Or le Christ partage avec le Père et l’Esprit une même Nature, qui leur est commune. Cette Nature ne peut être différente.

C’est ce que disent les 3ème, 4ème, 5ème, 6ème et 7ème conciles œcuméniques :

- le troisième concile, à Éphèse (431) – il définit le Christ comme Verbe de Dieu incarné et Marie comme Mère de Dieu (Théotokos) : Marie a donné naissance à l’Homme-Dieu, permettant à la personne divine du Christ de participer à la Nature humaine ;

- le quatrième concile, à Chalcédoine (451) – il définit le Christ comme parfaitement Dieu et parfaitement Homme, une seule et même Personne en deux Natures ;

- le cinquième concile, à Constantinople, le deuxième en cette ville (553) – il confirma les doctrines de la Trinité et sur le Christ ;

- le sixième concile, à Constantinople, le troisième en cette ville (680) – il affirma la nature véritablement humaine de Jésus en insistant sur la réalité de sa volonté et de son action humaines ;

- le septième concile, à Nicée, le deuxième en cette ville (787). Il légitima la vénération des icônes, et rejeta toute adoration d’un objet façonné par les hommes : la vénération adressée à l’icône se porte à son prototype, à celui qui est représenté. Le Christ et une icône du Christ représentent la même personne, mais sont de Nature différente : divine d’une part – matérielle de l’autre.

Les sept conciles œcuméniques qui sont la base dogmatique de l’Église orthodoxe, parlent le même langage, qui est celui de la distinction entre Nature et personne.


4) Les objections quant à la distinction entre personne et Nature :

Cette distinction entre Nature et personne est critiquée par des théologiens étrangers à l’Orthodoxie. Il faut dire que ceux-ci ont comme but implicite la destruction du christianisme. Quelles sont leurs objections ?

Tout d’abord, ce que dit Aristote : « deux substances complètes en elles-mêmes ne peuvent former un tout l’une avec l’autre, sans se fondre avec une troisième ». Mais aujourd’hui Aristote est fort peu convainquant…

Selon ces théologiens, Chalcédoine présenterait l’incarnation selon la logique de l’addition : l’Incarnation serait une sorte de « mélange » dont il faudrait trouver la formule. Les deux ingrédients du mélange seraient, selon ces théologiens, totalement incompatibles : la Nature humaine est finie et relative, tandis que la Nature divine est absolue et infinie. Autant vouloir mélanger dans un pot des oranges avec de la Sagesse… Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas !

D’autre part, Chalcédoine présenterait l’Incarnation de façon totalement figée et « chosiste ». Les notions de Nature et de personne ne laisseraient aucune place à un possible « développement » de la divinité dans la personne du Christ. La conception de Chalcédoine ne laisse point non plus de place pour une description psychologique du Christ !


5) L'humain, incompatible avec le divin ?

Ces arguments sont en eux-mêmes très révélateurs :

L’incompatibilité de l’humain et du divin sont une évidence pour ces théologiens qui s’opposent à la théologie de Chalcédoine. Or justement, pour l’Église, Dieu et le monde ne sont pas des étrangers! Bien au contraire, le projet divin de l’Incarnation est inscrit dans le tissu même de l’Incarnation. Cela va beaucoup plus loin que la conception d’un être humain « capable de concevoir Dieu » par son intellect.

En créant le monde, et en suscitant en ce monde une créature libre et consciente, Dieu voulait dès le départ Se faire connaître par cette créature. Et la seule façon de Se faire connaître et aimer par cette créature, sans écraser sa liberté – n’est rien de moins que Dieu Se fasse Lui-même l’une de ces créatures, un un mouvement qui est inconcevable pour la logique humaine.

Non seulement le divin et l’humain ne sont pas incompatibles, mais encore Dieu, dès le départ de l’aventure de la création, a voulu Se faire humain, S’incarner en la créature qui est faite à son Image.


6) La sécularisation, un « penchant exclusif » vers l'humain :

En ce qui concerne un éventuel « développement de la divinité » dans la personne du Christ, il faut tenir compte du contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui – qui est celui d’une société puissamment sécularisée. Nous vivons sur un terrain qui est loin d’être horizontal : il est fortement pentu, incliné d’une façon presque irrésistible vers l’humanité. Toutes les pensées de notre époque nous incitent à ne voir dans le Christ qu’un être humain, strictement et uniquement humain.

Dans le christianisme ancien, le « terrain » penchait dans l’autre sens : tout incitait à souligner la divinité du Christ, qui paraissait bien plus évidente que son humanité. À cette époque, il était important de lutter contre les diverses versions du monophysisme, qui voyait en l’incarnation du Christ une simple « apparition » de la divinité, et en les souffrances du Christ une sorte de « théâtre » joué par le Messie pour l’édification des foules.

Aujourd’hui, c’est tout le contraire : tous voient dans le Christ un être uniquement humain, et au grand maximum, un être humain qui a « ressenti un appel », qui a « trouvé sa vocation », s’est « aperçu qu’il devenait Dieu » lors de son baptême dans le Jourdain – à moins que cette « vocation » ne se soit réalisée qu’après la Résurrection, elle-même fortement mise en question.

En fait, les conceptions du « développement de la divinité » en Jésus, et les tentatives d’« analyse psychologique » de Celui-ci, ne sont que les camouflages d’une volonté acharnée à détruire toute idée de divinité en Christ. Or un homme ne sauve pas. Seul Dieu sauve. Si le Christ n’est qu’un homme – si remarquable soit-il – le christianisme ne sert à rien.

Réduire Jésus à n’être qu’un modèle moral, éthique, sans plus de référence à sa Divinité, tel est le but réel de la contestation de la théologie du concile de Chalcédoine.

Nous constatons que toutes les critiques adressées à la théologie du concile de Chalcédoine s’adressent à la diversité des Natures, mais ne contestent pas directement la notion de personne. Or c’est justement à la notion chalcédonienne de la personne que s’attaque le Père Léonide. Le Père Léonide n’est donc pas dans la lignée de ces théologiens dont nous avons décrit les arguments ci-dessus. Mais cela n’empêche pas le fait suivant : il n’est pas possible d’être orthodoxe si l’on ne s’accorde pas avec la doctrine de la Nature et des personnes telle qu’elle est décrite par les sept conciles œcuméniques.


7) La pertinence de la métaphysique :

Le Père Léonide est-il orthodoxe ? Il s’affirme comme tel, car il se définit comme « prêtre de l’Église orthodoxe russe ».

Nous sentons bien que dans ce domaine comme dans bien d’autres, l’argument d’autorité ne vaut pas grand-chose. C’est le plus faible de tous les arguments… Il n’est pas question de « faire le procès » de l’orthodoxie du Père Léonide ! Mais simplement de le laisser nous expliquer quelle est sa vision de la Vérité.

Et pour cela, il faut nous élever plus haut, et regarder les choses de plus loin.

Il y a deux sortes de religion : celle qui est révélée par Dieu, et celles que les hommes se sont faites, en utilisant l’outil de leur intelligence.

Si l’être humain crée son Dieu, par la force de son intelligence, il va le décrire comme étant le contraire de ce qu’il est :

- Dieu est infini, parce que l’être humain est limité ;
- Dieu est Un, parce que l’être humain est multiple ;
- Dieu est parfait, parce que l’être humain est imparfait ;
- Dieu est éternel, parce que l’être humain est mortel ;
- Dieu est immuable, parce que l’être humain est passager ;
- Dieu est omniscient, car l’intelligence de l’être humain est limitée ;
- Dieu est invisible, parce que l’être humain est matériel ;
- Dieu est juste, parce que l’être humain est partial ;

Etc… la série est longue ! Tout cela constitue la science de la métaphysique.

Pour tout cela, il n’est nul besoin d’une révélation.

La religion qui est décrite par la métaphysique, celle qui est créée par l’homme, désigne un Dieu UN, parfait, immuable, juste, etc… et surtout inaccessible. S’Il veut bien se laisser connaître, Il le fera par des envoyés, des inspirés, des prophètes. Mais Il restera Lui-même toujours inaccessible, sinon il n’est plus « Dieu ». L’Islam ainsi que diverses gnoses, sont des « religions » qui sont fidèles aux préceptes de la métaphysique. Par contre, le Christianisme est une Foi révélée, nécessairement différente.

Il est intéressant de retourner le raisonnement : la révélation ne concerne aucun des points élaborés par la métaphysique, pour la simple raison que l’être humain est parfaitement capable de découvrir ces éléments par lui-même. Donc la révélation dévoile tout autre chose…

Il se fait que la religion chrétienne décrit un Dieu qui n’est visiblement pas celui de la métaphysique :

Le Dieu des Chrétiens s’est laissé contenir dans un corps, à un moment donné de l’Histoire ; Il n’est donc pas inaccessible ;

Le Dieu des Chrétiens marchande avec Abraham à propos du nombre des justes qui sauveraient Sodome de la destruction (Gen. 18, 23 – 33) ; il change d’avis après le repentir des habitants de Ninive, au grand désappointement du prophète Jonas (Jon. 4, 1 – 3). Il ne semble donc pas être immuable…

La justice de Dieu peut être mise en question, lorsqu’il donne le même salaire à l’ouvrier de la pemière et de la onzième heure (Mt. 20, 10 – 15), et pire : le Christ enseigne à ses disciples de se faire « des amis avec l’argent injuste, afin que, lorsqu’il fera défaut, ils vous reçoivent dans les tentes éternelles » - dans la parabole de l’intendant malhonnête (Lc. 16, 1 – 12). Dieu serait-il injuste ?

Bien sûr, l’exégèse a depuis longtemps fourni une explication plausible à tout cela – explication qu’il n’est pas lieu ici d’exposer. Tout se concentre en fait en une seule question : Dieu est-Il le Dieu des philosophes, un Être absolu, immuable inaccessible, incompréhensible, avec lequel nous n’avons de relation que par intermédiaire - par des prophètes et des envoyés - et devant lequel l’unique possibilité pour l’être humain est la soumission – l’application de commandements, moyennant laquelle nous recevrons des récompenses dans l’au-delà ?

Ou Dieu est-Il Celui de la révélation, le Dieu fait homme, qui est venu proposer un message à nous qui sommes libres de le recevoir ou de le refuser – et si nous l’acceptons, nous pouvons collaborer pleinement avec l’œuvre de Dieu, jusqu’à vivre dans son intimité, jusquà partager sa Vie même ?


8) L'option pour le Dieu de la révélation :

Le Père Léonide opte vigoureusement pour le Dieu de la révélation, et va même jusqu’à dire que Dieu ne peut se comprendre qu’en tant que Dieu créateur. Certes, en théorie, Dieu « aurait pu ne pas créer ». Mais en pratique, la réalité nous montre que Dieu est Créateur. Nous ne pouvons pas comprendre Dieu si nous ne Le voyons pas comme le Dieu Créateur qui à chaque instant soutient sa création.

Le Père Léonide dit clairement que Dieu, en connaissant, « sort de soi-même et se dirige vers un autre pour s'incarner en lui et le faire entrer ensuite en soi-même. Aucun des êtres créés n'est capable d'atteindre cet état d'autoévacuation, de kénose; ce n'est que Dieu seul qui pense par les choses, nomme les choses inexistantes comme existantes ».

Le Père Léonide discerne en chaque être une essence qui sort d’elle-même pour entrer en relation avec les autres, et c’est l’objet ; ensuite elle revient à elle-même en préservant son individualité, c’est le sujet. L’« objet » est positif et masculin (actif et individuel, accessible à la connaissance discursive) ; en Dieu, c’est le Christ. Le « sujet » est négatif et féminin (passif et cosmique, inaccessible pour la science); en Dieu, c’est l’Esprit.

Pourquoi le Père Léonide préfère-t-il cette « pulsation » divine, d’un Dieu qui sort de Lui-même par l’Objet, et rentre en Lui-même par le Sujet – au Dieu en une Nature et Trois Personnes, décrit par le Concile de Chalcédoine ? C’est la grande question qui nous permettra de savoir si le Père Léonide peut être considéré comme orthodoxe ou non.

Le Dieu en une Nature et Trois Personnes, décrit par le Concile de Chalcédoine, est la réflexion-synthèse de cette expérience fondatrice qui se produisit lors du baptême du Christ au Jourdain : Dieu se révéla tel qu'Il est : le Père, par sa voix ; le Fils, prenant l'ensemble des péchés de l'humanité sur ses épaules en se faisant baptiser ; et l'Esprit, apparaissant sous la forme de celui qui apporta la bonne nouvelle du salut à l'arche voguant sur les flots.

Dans l'Église orthodoxe, la fête de la Théophanie est célébrée avec une solennité toute particulière, alors qu'en Occident, cette fête a été pratiquement oubliée, n'ayant jamais été réellement comprise.


9) Mouvement ascendant et descendant :

Le Christ est venu pour nos annoncer le Père : « qui m'a vu, a vu le Père ». Le Père est Source de la Vie qui est au-delà de toute finitude et de toute mortalité. Cette Vie, nous la découvrons par le Christ : « nul ne va au Père que par moi ; je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn. 13, 5). Nous allons au Père, par le Christ, dans l'Esprit : « quand viendra le Paraclet, que je vous enverrai d’auprès du Père, l'Esprit de Vérité, qui procède du Père, Il me rendra témoignage » (Jn. 15, 26). La manifestation de Dieu à la créature humaine va du Père par le Fils dans l'Esprit-Saint. Le Père glorifie le Fils de la gloire que le Fils avait auprès du Père avant que fut le monde (Jn. 17, 5). C'est le Christ qui envoie l'Esprit-Saint à ses Apôtres.

Dans cette optique de manifestation, il existe une réciprocité de service entre le Christ et l'Esprit : le Christ se retire, afin que l'Esprit puisse être donné en plénitude aux Apôtres - le Christ dit : «si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous» (Jn. 16, 7). Inversement, c'est l'Esprit qui repose sur le Christ et c'est l'Esprit qui non seulement manifeste le message du Christ, mais modifie la vision de l'être humain - transformant les yeux de chair en œil spirituel, afin de rendre visible la réalité spirituelle, comme ce fut le cas lors de la Transfiguration sur le Mont-Thabor.

Lorsque Dieu se manifeste à sa créature, c'est un mouvement qui va du Père par le Fils, et est vécu dans l'Esprit-Saint. Cette manifestation de Dieu à sa créature se fait dans une réciprocité de service entre le Fils et l'Esprit : l'un se retire afin que l'autre puisse agir ; l'autre, en agissant, manifeste le premier. Il s'agit ici, si l'on peut dire, d'un mouvement descendant: de Dieu, vers sa créature.

Dans la vie chrétienne, nous recevons du Père la Vie spirituelle, par le Fils, dans l'Esprit-Saint. Nous constatons à cet égard, une réciprocité d'action entre le Fils et l'Esprit. Par rapport à nous, le Fils et l'Esprit tirent leur « origine » - bien que ce mot soit impropre - de la Personne du Père, qui est la Source absolue. Le Fils et l'Esprit, à cet égard, procèdent du père « comme d'un seul principe », l'un, par procession ; l'autre, par engendrement. Nous voyons donc, dans une certaine mesure, que la doctrine du « filioque » se vérifie dans l'optique de la manifestation divine. Mais uniquement dans cette optique !

Il est essentiel d'apporter aussitôt une autre précision : Lorsque la créature humaine s'élève vers Dieu, en un mouvement ascendant, le chemin qui est suivi n'est pas le même que celui de la manifestation. Lorsque la créature humaine, créée à l'image de Dieu, progresse dans sa ressemblance avec son Créateur, ce mouvement ne peut pas être envisagé indépendamment de l'Économie du Salut, c'est-à-dire du processus salvateur que nous ont apporté le Christ et l'Esprit-Saint.


10) Les deux pôles de l'antinomie :

Nous constatons donc que la pensée théologique exprimée par le concile de Chalcédoine et l’ensemble des sept conciles œcuméniques, traite de la relation de nous, créature humaine, avec le Dieu trinitaire révélé.

La pensée du Père Léonide traite de la relation qui existe entre le Dieu Créateur et le Cosmos, l’Univers entier.

Le vocabulaire théologique de la Nature et des personnes est personnaliste.

Le vocabulaire théologique de la Trinité créatrice et de la Trinité créée, tel qu’il est exprimé par l’œuvre du Père Léonide, est cosmique.

Il faut dire que, sous ce point de vue, le Père Léonide va plus loin que l’enseignement « classique » de l’orthodoxie : il creuse des questions qui n’ont pratiquement pas été envisagées jusqu’à présent.

Les deux visions théologiques constituent les deux pôles de l’Antinomie qui traite des relations entre Dieu et ses créatures. On ne peut dire que l’une soit vraie ou que l’autre soit fausse : toutes deux sont justifiées, suivant que l’accent soit personnaliste ou cosmique. Si notre pensée est antinomique, comme le souhaite le Père Léonide, nous n’accepterons pas un point de vue pour rejeter l’autre, car ce serait une manière de voir totalement unilatérale.

Et nous devons avouer que, sous ce point de vue, le Père Léonide n’est pas allé jusqu’au bout de son antinomisme : il nous expose sa vision trinitaire puissamment cosmique, et rejette du revers de la main la définition cappadocienne de la personne et les conciles qui la reconnaissent et la canonisent, y voyant au maximum une pédagogie désuète…

Le Père Léonide affirme lui-même qu’aucun point de vue ne peut être rejeté de l’antinomie. Pourquoi n’a-t-il pas suivi ce principe ? S’il avait pensé antinomiquement, il se serait directement aperçu que les deux points de vue font partie de la réalité théologique - se plaçant soit sous l’angle des relations de l’être humain avec son Créateur, soit sous l’angle des relations du Cosmos avec ce même Dieu créateur.

Le Père Léonide est bel et bien Orthodoxe ; notre critique s’adressera plutôt au fait qu’il n’a pas appliqué l’antinomisme jusqu’à ses dernières conséquences.

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T. des Matières

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